La fille du Roi de la mer

Eric, à qui Thierry a rendu la liberté, vit maintenant au château de Hauterive. Un soir d'hiver, Thierry et Didier invitent Eric à veiller avec eux.

Eric leur raconte une légende de son pays, celle du héros Ragnard qui a été mis à mort par le roi Aella et qui a été vengé par ses fils...

À ce moment, Eric pose brusquement une question, que Thierry hésite à traduire.

— Que dit-il? demande Didier.

— Eric dit qu'il voudrait savoir si tu aurais agi comme les fils de Ragnard.

La question, et plus encore le ton de violence passionnée avec lequel Eric l'avait posée, surprennent le jeune comte. Il répondit vivement:

— Certainement non!

Eric insiste, le regard luisant.

— Si un ennemi avait fait mourir ton père dans les tortures, tu n'aurais pas vengé sa mort?

— Pas de cette horrible façon! proteste Didier, après que son cousin lui a traduit la question. Faire torturer un prisonnier, c'est abominable! J'aurais ordonné qu'on rende au roi ses armes et je l'aurais combattu en champ clos, à armes égales.

Eric écoute cette réponse d'un air méditatif. Puis il dit une phrase que Thierry refuse de traduire. Eric insiste, et une vive discussion s'engage entre eux.

— Que dit-il donc? interroge Didier, intrigué.

Thierry ne répond pas. Alors brusquement, Eric se lance. Depuis tant de mois qu'il est captif, il commence à comprendre un peu la langue française, bien qu'il se soit toujours refusé à en prononcer un seul mot. Devant l'obstination de Thierry, il décide de parler lui-même. Avec effort, cherchant ses mots, il jette:

— Mon père tuer ton père.

Didier, abasourdi, regarde Eric sans comprendre. Thierry, navré, explique:

— Il voulait que je te dise que c'est son père qui a tué le tien, quand les Normands ont pris le château d'assaut.

Pétrifié, Didier ne réagit pas tout de suite.

— Mais... comment... peut-il le savoir? dit-il enfin. Il y était?

— Non, Eric n'y était pas, il n'avait que quinze ans à ce moment-là. C'est l'année suivante seulement qu'il a accompagné Knut et ses guerriers dans leurs expéditions. Mais, de retour dans leur pays, les Vikings racontent leurs exploits, le soir, à la veillée. Knut a dû se vanter devant sa femme et ses fils d'avoir massacré le seigneur qui défendait le château. Il ne savait ni le nom de ton père, ni le nom du château, bien entendu. Mais Knut se rappelait parfaitement que c'est à l'attaque de ce château-là qu'on m'a fait prisonnier... Évidemment, je savais que c'était l'un des guerriers de Knut, ou d'Olaf, qui avait tué ton père. Mais j'ignorais que c'était Knut lui-même. Eric vient de me l'apprendre...

— Pourquoi refusais-tu de me traduire ce qu'Éric te disait?

— Je trouvais inutile de te faire de la peine, Didier! Il valait mieux que tu continues à ignorer par qui ton père avait été tué.

Pendant que les deux garçons s'entretiennent ainsi, Eric les observe avec une vive attention. Il ne comprend pas assez bien le français pour saisir le sens des paroles qu'ils échangent, mais il essaye de le deviner à leur expression. Il guette surtout Didier, s'attendant à une explosion de colère et de haine de sa part. Mais le visage du jeune comte ne reflète qu'une douloureuse surprise. À la fin, voyant qu'Éric paraît attendre, Didier se tourne vers lui.

— Ton père a tué le mien en combat loyal, dit-il fièrement. Je ne saurais te haïr.

Après que Thierry a traduit la réponse de son cousin, Eric demeure silencieux. Pour la seconde fois, il entrevoit un monde inconnu, un monde où la haine et la vengeance font place à la générosité et au pardon.

Pendant les jours qui suivent, Eric observe attentivement Didier. Malgré la surprenante attitude du jeune comte envers le fils du meurtrier de son père, Eric ne peut croire que Didier ne va pas chercher à lui faire payer, à plus ou moins longue échéance, le coup de hache par lequel Knut le Viking avait fracassé le crâne du comte de Hauterive. Bien loin de chercher à se faire oublier, il s'ingénie à se placer constamment sur le chemin de Didier, attendant toujours un mouvement de haine ou de colère de la part du jeune garçon. Il aurait trouvé normal que Didier l'insulte, le fasse mettre aux fers. Certes, si Knut avait été tué par quelque guerrier franc et que lui, Eric, tienne en son pouvoir le fils du meurtrier, il n'hésiterait pas à se venger cruellement de la mort de son père! L'attitude de Didier le déconcerte.

Plusieurs mois s'écoulent ainsi. L'hiver a fait place au printemps et l'été approche.

C'est l'époque à laquelle les cigognes arrivent au Danemark, l'époque à laquelle les drakkars hissent leurs voiles et cinglent vers les côtes de France ou d'Angleterre. Eric sent le sang bouillir dans ses veines à l'appel de l'aventure et des combats. Il est humilié de se trouver prisonnier dans un château français alors que les Vikings vont combattre, prendre d'assaut cités et châteaux, et conquérir gloire et butin.

Certes, il pourrait aisément s'enfuir, car il n'est nullement surveillé. À mesure que les jours s'allongent, que le soleil monte plus haut dans le ciel, la tentation de prendre la fuite devient plus vive pour le jeune Danois. Il pense à Helga qui l'attend là-bas, Helga dont le nom n'a jamais franchi ses lèvres depuis qu'il est prisonnier... À toutes les questions de Thierry concernant la jeune Danoise, Eric a opposé un mutisme absolu. Mais le souvenir d'Helga ne le quitte pas. Il entend encore sa voix claire lui dire qu'elle prierait tous les jours pour sa conversion... Cette prière allait-elle être exaucée? Certes, les dieux nordiques lui paraissent bien lointains...

Oui, il pourrait s'enfuir... Rien ne l'en empêche. Quelque chose le retient pourtant. Peut-être cette épée que Thierry lui a donnée alors qu'il était un esclave fugitif... Cette épée qu'il a gardée et dont il caresse souvent, à la dérobée, la poignée en forme de croix... Il n'est pas loin de croire que cette épée possède quelque pouvoir magique...

Un soir de printemps, Eric est assis dans la cour du château, sur le rebord du puits. Il tient à la main un morceau de bois qu'il taille avec un couteau. Sous ses doigts habiles naît peu à peu un navire aux formes élancées, à la proue relevée, ornée d'une tête de dragon: un drakkar.

— Qu'est-ce que tu fais là? demande une petite voix claire. Eric relève la tête. Odette se tient devant lui. Elle contemple avec un vif intérêt le travail du jeune Normand. Eric, sans mot dire, regarde la petite. Avec son frais visage auréolé de boucles blondes, ses joues roses creusées d'une fossette, ses grands yeux bleus, Odette ressemble à sa petite sœur Solveig...

— Tu me le donnes? dit Odette. Timidement, elle tend sa menotte potelée vers le petit bateau; un sourire entrouvre ses lèvres roses, illumine son visage... Quelque chose fond dans le cœur d'Éric. Sans mot dire, il met le drakkar dans les mains d'Odette. La petite pousse des cris de plaisir.

— Oh! merci! merci! Que tu es gentil!

Elle suffoque de joie! Ne sachant comment exprimer sa reconnaissance et son ravissement, elle s'écrie avec élan:

— Je t'aime tout plein, tu sais! Et, grimpant sur les genoux d'Éric abasourdi, elle lui noue ses petits bras autour du cou et lui plante sur les joues deux gros baisers.

Un cri de terreur, traverse l'espace. Eric lève la tête. La comtesse de Hauterive, blanche comme une morte, est debout sur le seuil du château et contemple d'un air égaré la scène qui s'offre à elle: sa précieuse petite fille dans les bras d'un Normand barbare qui tient un couteau à la main! Elle croit que son enfant va être égorgée sous ses yeux!

Eric devine ce qui se passe dans le cœur de la mère. Il pose le couteau sur la margelle du puits, met doucement Odette par terre. La petite court vers sa mère en brandissant le drakkar comme un trophée.

— Regarde, maman! Regarde le joli bateau qu'Éric m'a donné!

La comtesse tombe à genoux auprès de sa fille, la saisit dans ses bras et la serre contre elle. Nerveusement, elle éclate en sanglots.

Gauchement, Eric tente de la rassurer.

— Pas avoir peur, Madame... Moi, pas faire mal à la petite fille.

La comtesse le regarde, les yeux agrandis par l'effroi. Elle commence à se rendre compte qu'elle s'est trompée sur les intentions d'Éric. Mais elle ne parvient pas à dominer l'épouvante qui s'est emparée d'elle en voyant sa petite fille dans les bras de ce païen.

Les dieux sont vaincus

Au début de l'été, des nouvelles alarmantes se répandent: on parle d'une nouvelle attaque des Normands, sous la conduite du terrible Rollon. On apprend bientôt que Rollon a enlevé Bayeux et qu'il marche sur Rouen. Épouvantée, la comtesse décide de se rendre à Chartres avec ses enfants.

Avec une hâte fébrile, on se met à faire les préparatifs de départ. Le château est sens dessus dessous. Odette, profitant de l'affolement général, échappe à la surveillance de sa nourrice. Elle gagne une prairie étoilée de marguerites qui s'étend derrière les dépendances du château, entre dans l'herbe haute et se met à cueillir des brassées de fleurs. Après avoir fait une abondante moisson, elle s'assied à l'ombre d'une haie et se met à tresser une couronne en chantant une ronde enfantine. La petite voix, claire comme une eau de source, s'élève dans l'air chaud qui sent bon le foin coupé... À ce moment, des clameurs retentissent. Odette, intriguée et vaguement inquiète, interrompt sa chanson et prête l'oreille.

Pendant ce temps, la nourrice, qui s'est aperçue de la disparition d'Odette, court à travers tout le château, appelant la fillette à cor et à cri!

— N'avez-vous pas vu damoiselle Odette? s'évertue-t-elle à demander à tous ceux qu'elle rencontre.

Le bruit se répand parmi la domesticité que la petite damoiselle a disparu. Aussitôt, valets et femmes de chambre se précipitent pour fouiller le château et les dépendances. Peine perdue: Odette demeure introuvable.

Prévenu par un page, Thierry pense tout de suite à l'étang qui se trouve derrière le château et court dans cette direction, suivi par Eric. C'est alors que des clameurs parviennent à ses oreilles... Que se passe-t-il? L'angoisse de Thierry redouble. Les clameurs se rapprochent. Comme une flèche, Thierry traverse la cour qui sépare les dépendances du château et fonce vers la prairie voisine, Eric galopant derrière lui. Au passage, le jeune Normand rafle une hache abandonnée près d'un tas de bûches qu'un domestique vient de fendre. Il débouche dans la prairie quelques secondes après Thierry... Un même cri échappe aux deux garçons devant le spectacle effrayant qui s'offre à leurs yeux.

Une meute hurlante de paysans, armés de fourches et de bâtons, poursuit un chien enragé à travers la prairie... Et près de la haie, Odette, toute pâle, muette de terreur, se tient debout, immobile... Une couronne de marguerites, inachevée, gît dans l'herbe, à ses pieds.

Thierry sent son sang se glacer dans ses veines: le chien enragé a vu l'enfant, il court vers elle et avant que Thierry puisse atteindre sa cousine, la bête sauterait sur la petite! Thierry bondit à travers les hautes herbes; mais, le chien court plus vite que lui! Derrière lui, Thierry entend s'élever la voix d'Éric. Le jeune Danois lui crie quelque chose en langue norme. Thierry comprend qu'il lui dit de se jeter de côté, il obéit instinctivement... Quelque chose siffle à ses oreilles, un éclair brille, suivi d'un hurlement d'agonie... Le chien tombe mort, le crâne fracassé par la hache qu'Éric vient de lancer à la volée, comme les Normands le font au combat.

Quand il était au Danemark, Thierry avait vu bien souvent les jeunes guerriers normands s'exercer au lancement de la hache de guerre. Eric était un champion et pouvait toucher le but à un cheveu près. Mais cette fois, vu la distance, il vient de réaliser un véritable exploit.

À suivre