Le jardin de l'arc-en-ciel

L'homme tressaille en apercevant Elaine. Il la questionne, puis brusquement mal à l'aise, escalade le portail et disparaît. Elaine retourne à son jardin où les oiseaux se sont tus. Un écureuil, puis une ronde de crocus lui rappelle un récit de fées. Au presbytère, Elaine trouve Janine à genoux. Que lit Janine chaque matin dans sa Bible?

Les enfants Owen sautaient, couraient parce qu'ils aimaient cela, et moi, derrière eux, je courais parce que je n'avais rien d'autre à faire. Mon jardin m'avait enseigné la beauté et la magie de la nature qui s'éveillait, mais Janine, l'étourdie, ainsi que Philip, l'obstiné, m'apprenaient petit à petit que la vie est plus drôle si l'on pense aux autres plutôt qu'à soi. À l'église, le dimanche, et en écoutant la lecture du soir, j'apprenais certaines choses, mais quoi en fait? C'était encore très vague dans mon esprit. En revanche, je savais que la Bible n'était pas un livre lugubre pour adultes; elle parlait d'un Homme auquel j'en vins à m'intéresser, un Homme qui passa sa vie à rendre heureux les gens tristes, et bons les gens méchants. Quelquefois, je désirais pouvoir aller à lui, mais comment? J'étais trop timide pour le demander.

Et, le plus surprenant de tout peut-être, c'est que j'ambitionnais de faire partie du clan des Owen, et que je ne les trouvais plus stupides. Toutefois, s'ils s'efforçaient d'être patients, je savais pertinemment qu'eux me trouvaient stupide. Ma peur des vaches, ma lenteur à grimper aux arbres, mon ignorance, et le temps qu'il me fallait pour enjamber une barrière les étonnaient, et parfois je voyais Philip piétiner d'énervement d'avoir à m'attendre, ce qui, naturellement, augmentait ma lenteur et ma maladresse.

À mesure que progressait le printemps, les primevères ne croissaient plus isolées, mais en bataillons aux faces épanouies. Les enfants se passionnaient pour les oiseaux. Johnny exhiba sa collection d'œufs et prépara de nouvelles étiquettes. Du matin au soir, nous ne parlions que de courlis, de poules d'eau, de mésanges à longues queues et d'autres créatures que je n'avais jamais entendu mentionner. Nous rôdions par la campagne, écoutant je ne sais quoi, car toutes les notes douces que les Owen distinguaient si facilement avaient pour moi le même son. Ils commencèrent à escalader des arbres dangereux, passèrent leurs après-midis libres dans d'affreux buissons piquants et dans des fouillis d'orties, cherchant des nids. Je n'osais pas leur dire que je n'avais jamais vu de nids et qu'en fait d'oiseaux, je ne connaissais que les moineaux. Leur vie semblait se compter ainsi: «L'année où nous avons trouvé le nid de hérons à Anglesey» ou «Le printemps où nous avons trouvé les œufs de goéland au Grand-Orme.» Inopinément, à la fin de mars, il y eut une légère et bienvenue diversion.

La classe de Philip s'en fut en car pour un jour au Musée d'Histoire Naturelle de Liverpool. Quand Philip revint, il pleuvait à verse et nous étions dedans, occupés à faire nos devoirs ou à jouer. Trempé et exubérant, il fit irruption dans la chambre.

— Mammy! j'ai une idée formidable. Je veux créer un musée d'histoire naturelle, ici, à la maison!

— Est-ce vrai, chéri? dit Mrs. Owen... Quatre livres de sucre... as-tu eu du plaisir... et as-tu changé de souliers?

Philip entoura de ses bras humides le cou de sa mère.

— Mammy, protesta-t-il, je parle sérieusement. Nous aurons besoin d'un local et de douzaines de bocaux à confitures. Pouvons-nous avoir ceux qui sont dans la dépense? Et nettoyer le grenier?

— Mais j'utilise mes bocaux pour la confiture et pour les fruits en conserve! — répliqua Mrs. Owen en lissant son col blanc — et où mettrai-je les objets du grenier? Allons, change d'abord tes souliers, ôte ton manteau de pluie, et nous parlerons de cela au souper. Nous voulons savoir tout ce qui a trait au musée.

Philip nous raconta tout ce qu'il avait vu ce jour-là. Pendant des jours et des jours on ne parla de rien d'autre. Il fallut entasser toutes les vieilleries du grenier dans un coin pour faire place au musée. Philip y installa des étagères et aligna les jattes à confiture que Mammy avait bien voulu lui prêter. La bonté de Mrs. Owen provoqua la désapprobation de Blodwen.

— S'il y a des animaux dedans et cette sorte de choses que vous fourrez dans ces bocaux, j'les emploierai pas pour les conserves, non, certainement pas! s'insurgea-t-elle, passant sa tête par la porte.

Mais personne ne lui accorda d'attention. Nous fixions tous Philip, debout sur une caisse, et ayant l'expression de celui-qui-va-faire-un-discours-important. Il leva la main pour obtenir le silence.

— Nous devons avoir des départements dans ce musée, énonça-t-il pompeusement. Il y aura le rayon des œufs d'oiseaux, celui des fleurs sauvages, le rayon des coquillages, celui des squelettes... et... et... des fossiles, des papillons, et de tout ce que chacun peut collectionner d'intéressant.

— Moi, je collectionnerai des terriers de lapins, explosa Robin, essoufflé. (Il avait essayé de pénétrer dans l'un d'eux cet après-midi.)

— Nous devons travailler en équipes, reprit Philip, agitant de nouveau la main pour réclamer le silence. Deux par deux, et...

— Moi, je vais avec toi, Philip, hurla Johnny en se précipitant vers la caisse et renversant le conférencier.

— Moi et Jan! clama Francie, s'accrochant à la ceinture de Janine.

Avec diplomatie, Philip et Janine échangèrent un regard.

— Si Elaine prend les petits, Jan et moi pourrons être ensemble et aller un peu devant, suggéra Philip, plein d'espoir.

Mais les petiots élevèrent de violentes protestations, et moi j'éprouvai de la colère. Nul ne me désirait; les petits désiraient les aînés, et les aînés désiraient être l'un avec l'autre. Désemparée et blessée, je devins cramoisie et marchai fièrement vers la porte.

— Qu'aurais-je à faire avec ce bête de vieux musée? criais-je, c'est un jeu bon pour les marmots... j'en suis écœurée...

Je claquai la porte derrière moi, puis saisissant mon imperméable, je m'enfuis au jardin. J'entendis Janine sortir et m'appeler, mais je ne m'arrêtai pas. Des pleurs de rage, de honte et d'orgueil blessé roulaient le long de mes joues, et j'aspirais à m'en aller loin d'eux tous. Je les haïssais.

La pluie avait presque cessé, et de partout montait l'odeur de la terre mouillée et de la croissance. Depuis une semaine, je n'avais pas revu mon jardin — pas le temps avec cette manie idiote des oiseaux — mais il fallait que j'y aille maintenant, vite, avant que les enfants ne surgissent en se bousculant et ne me voient.

Je parvins en quelques minutes au haut de la colline. La muraille franchie, une fois de plus la paix environnante envahit mon petit cœur orageux. Que de transformations étonnantes étaient survenues dans mon domaine! L'amandier s'ornait de fleurs veinées de rose comme des pierres précieuses, et le noisetier de la pelouse se parait de fines feuilles pareilles à des menottes de bébé. Autour de ses racines foisonnait une ronde de jonquilles d'or, et ici les oiseaux chantaient toujours comme nulle part ailleurs. Les semences que j'avais plantées sur ma rocaille germaient à plaisir et de minuscules vrilles de chèvrefeuille se balançaient contre les murs de pierre.

J'explorai tous les renfoncements et toutes les fissures. Des feuilles de tulipes poussaient dans les parterres, mais naturellement je ne savais pas alors le nom des fleurs. Je restais là, émerveillée lorsque, du buisson de lilas, un oiseau noir au poitrail parsemé de blanc voleta vers moi et me fit sursauter. Et j'eus soudain la respiration coupée: les heures passées avec Janine et Philip m'avaient appris que parfois les oiseaux émergeant d'un taillis indiquaient la présence de nids.

Mais voyons! aurais-je, moi, la chance de trouver un nid? D'une main tremblante, j'écartai les bourgeons et lorgnai à l'intérieur. Oui, il y avait un nid, délicatement tapissé de brindilles, de mousse, de boue, au fond duquel reposaient deux œufs turquoise, piquetés de noir.

Je regardais émerveillée, retenant mon souffle, ma mauvaise humeur évanouie. Comment avais-je pu prétendre que les nids étaient ennuyeux et ridicules? Maintenant que j'en avais découvert un moi-même, je sus que c'était la plus belle et la plus précieuse chose au monde.

Certes, Philip et Janine voudraient voir celui-ci si je leur en parlais, mais il n'en était pas question. C'était mon secret et je ne le partagerais avec personne.

Bientôt une cascade de notes me parvint de l'amandier. L'oiseau noir et blanc, perché sur la plus haute branche chantait tout joyeux malgré la pluie qui recommençait à tomber. Je m'imaginais qu'il me fixait de sa pupille noire.

«C'est ton secret, piaillait l'oiseau, moi et toi... moi et toi... nous le garderons ensemble... moi et toi... plénitude de joie!»

Je ris à gorge déployée, puis m'assis sagement sur une pierre pour attendre le retour de l'oiseau. J'appuyais mon menton sur mes genoux, admirant les jonquilles et les touffes de primevères en bordure de la maison. Si seulement je pouvais rester là, toujours, là où je me sentais libérée et heureuse! Si seulement je n'avais pas à retourner auprès de ces détestables enfants qui ne tenaient pas à moi! À cette pensée, des larmes ruisselèrent sur mon visage et j'eus l'ennui de ma mère — ma jolie, indifférente maman qui, elle non plus, ne tenait pas réellement à moi. Serais-je donc solitaire et malheureuse toute ma vie? J'éprouvais tant de tristesse que j'en négligeai l'oiseau, et regardai devant moi. Or, brusquement, je fus tellement intriguée par ce que j'aperçus que j'oubliai même de m'apitoyer sur moi-même et me levai pour me livrer à des investigations.

Je courus vers la maison pour mieux voir. Non, ce n'était pas un jeu de lumière. Une des fenêtres du rez-de-chaussée avait été brisée, puis enfoncée et les rideaux arrachés. Là où je n'avais pu auparavant que glisser un œil, je distinguais tout clairement les tiroirs d'une commode béants et leurs objets éparpillés sur le sol. C'était comme si l'on avait voulu chercher quelque chose en grande hâte.

Mais ce qui retint surtout mon attention fut ce que je n'avais pu voir quand les rideaux étaient tirés: dans un angle, un buffet chinois rempli de magnifiques coquillages, les uns en spirales avec d'étranges cornes et d'autres comme de la nacre. Que ne pouvais-je les contempler de plus près! Et voici que je réalisai qu'il n'y avait rien entre eux et moi. La fenêtre était entrouverte et je n'avais qu'à donner une petite poussée pour entrer dans la pièce. Et si quelqu'un me trouvait là? Serait-ce possible? Mon cœur palpitait; je fis sur la pointe des pieds le tour de la maison, examinant chaque fenêtre. Elles étaient toutes closes comme avant, et leurs stores baissés, à part ceux de la cuisine qu'on avait ôtés.

Je vérifiai la porte principale et celle de service, toutes deux verrouillées; des toiles d'araignées s'accrochaient d'une fente à l'autre. Personne n'était entré et le portail était fermé à clef. Libre à moi d'agir à ma guise — et pourtant je ne me sentais pas libre! Subitement le jardin me parut désert.

Avec mille précautions et maints regards en arrière, je me hissai sur l'appui de la fenêtre, y imprimant mes souliers maculés. Puis je sautai pour atterrir, effrayée, avec un bruit sourd sur le plancher; me relevant, je me dirigeai à pas de loup vers le buffet vitré. Je l'ouvris. Une odeur d'ancien bois parfumé s'en dégagea et je m'arrêtai, fascinée, en face des coquilles.

J'avançai la main, les cueillant à tour de rôle et les examinant en tous sens. C'étaient des coquilles rares des mers lointaines, et des coraux — mais je ne le savais pas —et il y en avait une, un peu moins grande que les autres, dont la couleur variait quand je la tournais de divers côtés. Dans un certain éclairage, elle était d'argent, puis virait au bleu pâle avec des reflets turquoise, et sur un geste de la main, elle prenait une teinte gris pâle, avec des reflets verts. Je la reposai presque avec révérence et regagnai la porte en tapinois, me glissant jusque dans le sombre corridor. J'écoutai un instant, puis, m'enhardissant, je grimpai l'escalier.

J'allais partir en exploration.

Chapitre 8 — La coquille à l'arc-en-ciel

Je guignai dans la première chambre à coucher et fus stupéfaite de son désordre. Au milieu du plancher, une malle était ouverte et des vêtements en débordaient; on avait forcé des tiroirs dont le contenu gisait par terre. Dans la dernière chambre à coucher seulement régnait un certain ordre. C'était une chambre d'enfant, au joli petit mobilier. Dans un coin, une maison de poupées et une famille de bébés dans un berceau. Je m'y intéressai beaucoup. Janine n'était pas amateur de poupées et cela me chagrinait. Si elle avait aimé les poupées, tout aurait mieux été entre nous. Mais avec ce bête de musée...

Soudain, j'eus conscience de mon indiscrétion, et j'allai vers la porte. Je me faufilai dans la pièce aux vitres cassées et m'arrêtai devant le meuble des coquilles. Oh! si je pouvais en découvrir une pour le musée, comme celle aux couleurs changeantes, Philip me trouverait plus intelligente que n'importe qui et ne me traiterait plus de sotte. Si je cherchais assez longtemps sur la plage, peut-être y réussirais-je? Pourtant, nombre de fois après l'école nous y avions été et je n'en avais pas vu de semblable.

À suivre