Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

Le soleil perce le brouillard et inonde l'église où tout le monde chante. Est-ce cela «une plénitude de joie»? se demande Elaine. Dimanche de pluie avec livres et jeux. Elaine écrit à sa mère, mais s'éclipse pour aller voir le mur où vient de se poser un magnifique arc-en-ciel. Découverte d'un jardin mystérieux qui devient «le jardin de l'arc-en-ciel» ou «mon jardin»  comme l'appelle souvent Elaine. Neige et boules de neige font la joie des enfants, mais pas celle d'Elaine.

Descendant en silence de l'autobus, Janine et moi étions honteuses l'une de l'autre. Comme nous atteignions la grille du Presbytère, Philip, qui nous avait précédées, se précipita vers nous.

— Arrive, Jan, cria-t-il, je veux aider Mr. Jones à rentrer les moutons. Je l'ai rencontré au haut du chemin et il dit que si on ne se hâte pas, quelques-unes des brebis seront ensevelies dans les fossés, et il croit que l'une d'elles aura des agneaux cette nuit. Donne ton cartable à Elaine, et dépêche-toi.

Janine, soulagée de me quitter, accrocha sur mon dos son cartable au mien et s'élança après Philip vers la colline. Je remarquai qu'ils ne m'invitaient pas à les accompagner. De toutes façons je n'aurais pas accepté, car mes doigts et mes orteils s'engourdissaient et le col de mon manteau était mouillé. Je pénétrai dans la maison, montai à ma chambre à coucher, m'assis sur mon lit, oisive, et regardai par la fenêtre. D'un ciel gris et bas, les gros flocons tourbillonnaient. Déjà, ils devaient s'amonceler contre les murs de mon jardin. De quoi avait-il l'air maintenant? Les perce-neiges et les éranthes seraient enfouies sous la neige. Mourraient-elles? Tandis que je fixais ce paysage, Mrs. Owen survint.

— Eh bien! Elaine, gronda-t-elle, que fais-tu donc assise dans tes vêtements trempés? Tu dois changer de bas et de souliers et venir près du feu. Tu attraperas un coup de froid à rester là dans cette pièce glacée. Où est Janine?

— Partie avec Philip rassembler les moutons, répondis-je, l'air absent. Mrs. Owen, les fleurs meurent-elles quand la neige les recouvre?

Déjà elle m'ôtait mes bas et frictionnait de ses fortes et chaudes mains mes pieds transis, riant de bon cœur de ma question.

— Au contraire, il y a beaucoup de choses merveilleuses qui se préparent sous la neige. Les fleurs vont se fermer, mais leurs racines s'enfoncent dans la terre, y pompent l'eau; les bulbes et les bourgeons ne cessent de se nourrir et de se fortifier. Un jour, le soleil fondra la neige, puis les fleurs éclateront.

Malgré moi je souris, car j'eus la fugitive vision des roses et des lys, poussant si rapidement que je voyais se déplier leurs pétales. Je me sentis réconfortée, d'autant plus que mes orteils réagissaient comme s'ils m'appartenaient de nouveau, et que par l'escalier se répandait la délicieuse odeur des toasts brûlants. Ma main dans celle de Mrs. Owen, je m'en fus boire le thé.

La neige persista plus de deux jours. Philip et Janine passèrent la majeure partie de leurs soirées à la ferme. Le second soir, à la suggestion de Mrs. Owen, ils m'engagèrent à venir aussi, ce que je fis. Le crépuscule descendait et nous nous arrêtâmes à la grange où l'on avait installé les brebis avec leurs petits. Lune en avait eu trois à l'aube et Mr. Jones était resté presque toute la nuit auprès d'elle. À présent, apaisée, elle était couchée sur un tas de paille, sa tâche triomphalement accomplie. Deux agnelets tout ridés fouillaient sous elle pour trouver leur lait.

— Où est le troisième? demanda Janine accroupie dans la paille.

— Ici, répliqua Mr. Jones avec un gloussement, et tenant une toison toute froissée. Il était mort-né et j'l'ai écorché direct.

— Que voulez-vous faire de cela? s'enquit Philip.

— Ben, vous êtes venus juste à temps pour le voir.

Et Mr. Jones traversa la cour enneigée, Philip et Janine à ses talons. Moi, je demeurai là, confortablement calée sur un billot, contemplant les agneaux et leur mère fatiguée. J'aimais la grange et ses senteurs de mouton, de cuir, de paraffine et de paille.

Les agneaux ayant fini de téter se blottirent aussi près que possible de leur mère; que ce monde était froid pour y tomber ainsi à l'improviste, et ils étaient si petiots et chiffonnés! Au loin glapit un renard, et quelque sinistre oiseau lui répondit par son cri de chasse; les agneaux, eux, se pressèrent simplement un peu plus contre le flanc protecteur de la brebis. Ni la neige, ni l'obscurité, ni la nuit ne pouvaient leur causer du mal. Ils étaient sains et saufs, au chaud, satisfaits.

À l'extérieur, j'entendis des pas crisser sur la neige et Mr. Jones parut, suivi des enfants. Il portait dans ses bras un troisième agneau qui se pelotonnait sur sa poitrine comme les jumeaux auprès de la brebis.

— Vois, Elaine, me chuchota Janine avec passion, c'est un orphelin, sa maman est morte. Mr. Jones va l'habiller dans la toison et voir si cette autre mère veut s'en charger.

Ficelé dans la peau de l'agneau mort, il avait l'air d'un absurde petit objet. Mr. Jones, s'approchant du paisible groupe sur la paille, le posa délicatement contre le flanc de la brebis. Elle tourna vers lui ses doux yeux, le renifla d'une drôle de manière, comme si elle s'attristait de son agneau perdu. Puis, tutélaire, elle étendit sur lui ses jambes de devant, le revendiquant pour sien; l'étrange petite créature nasilla et se tortilla, plaidant ainsi pour être acceptée, puis, frémissant avec délices, fourra sa tête sous la brebis et trouva ce à quoi elle aspirait.

Elle avait compté sans ses frères de lait. Ils se retournèrent furieux. Sentant probablement déjà les cornes naissantes sous leur peau, ils bourrèrent l'intrus de coups de tête. Alarmé, le petit importun se glissa de côté, geignant, tremblant et réclamant sa maman.

En un instant la tendre Janine fut sur le sol et recueillit le pauvret dans ses bras. Mais Mr. Jones intervint et le lui prit.

— Allons, allons, pas d'histoires, dit-il; il devra faire son chemin... Dans une demi-heure je ressayerai. Il est plus grand que les jumeaux et il doit apprendre à se tirer d'affaire. Et vous, sauvez-vous, ou votre mère viendra vous chercher; sûrement qu'elle le fera!

À contrecœur, il fallut s'arracher à la tiédeur de la grange et à la clarté du falot pour affronter le froid coupant. Dans la nuit étoilée, tout étincelait.

— Faisons la course jusqu'à la maison, lança Philip, filant ventre à terre sur le raidillon glacé de la ferme. Effrayée de devoir m'engager sur cette pente gelée, j'allais leur crier de s'arrêter et de m'attendre quand, brusquement, je crus voir ce ridicule agnelet «habillé», bêlant pour qu'on ait pitié de lui. J'entendais encore Mr. Jones dire en le soulevant: «Il devra faire son chemin... il doit apprendre à se tirer d'affaire».

Cela signifiait assurément qu'en voulant apitoyer les autres sur soi-même, cela n'avançait à rien.

Je pris une profonde respiration et courus, d'abord prudente, puis découvris que ce n'était ni si difficile, ni si dangereux que je me le figurais. Maladroite et le cœur battant, je gagnai peu à peu de la vitesse et, m'oubliant tout à fait, je franchis en imagination le mur de mon jardin enseveli.

«Il se prépare des choses merveilleuses sous la neige», me répétais-je à mi-voix.

Chapitre 6 - L'étranger dans le jardin

Tout le samedi, en compagnie de quelques enfants du village, les parties de luge et de boules de neige furent au programme. Le plus amusant fut de façonner le bonhomme de neige. À midi, bien que peu familière avec la vie à la campagne, je remarquai un brusque changement de temps.

Un vent du sud soufflait de l'intérieur du pays, un vent chaud et caressant. Vers la fin de l'après-midi, chaque arbre dégoulinait et la terre pointait sous les traces de luge. Notre pauvre bonhomme de neige fondait en multiples filets d'eau, et son chapeau tombait sur son épaule. À la lueur d'un menaçant coucher de soleil, il nous fallut patauger avec nos bottes jusqu'à la ferme; bien avant d'arriver au portillon, on percevait les bê-ê-ê impatients des moutons parqués qui réclamaient la liberté des prairies.

— Je les lâcherai demain, fit Mr. Jones en train de balayer la grange, le printemps est en route et ils le savent.

Les enfants et Cadwaller le savaient aussi, et dès le matin ils m'avaient semblé à moitié fous d'exubérance, se roulant de tous côtés dans la neige. En riant aux éclats ou en hurlant de joie, ils sautillaient et se poussaient l'un l'autre. Par bonheur ils ne s'aventurèrent pas à me bousculer. Restée la plupart du temps sans bouger, je me sentais transie et excédée. Aussi fus-je contente de retrouver la ferme et la clarté de la lanterne.

— Et comment va l'agneau? questionnai-je vivement.

— Viens, tu verras, me proposa gentiment Mr. Jones.

Barbotant dans du margouillis jusqu'à l'entrée du bercail. Mr. Jones haussa son falot et du doigt indiqua un coin.

— Regarde-les maintenant! s'exclama-t-il.

La brebis était couchée sur le côté, comme auparavant et, en boule contre elle, trois agneaux tétaient tranquillement. Le plus grand des trois paraissait vraiment chez lui et donnait même de petits coups à celui des jumeaux qui prenait trop de place.

— Que s'est-il passé? demandai-je. Ont-ils cessé de le frapper?

— Non, mais lui a cessé de gémir et il les frappe à son tour; ça les a remis à l'ordre!

Il cligna des yeux vers moi et je lui souris. Notre bande dégringola du haut de la colline où se trouvait la ferme, et arriva affamée comme de grands chasseurs, accueillie par les lumières du presbytère.

J'étais de nouveau solitaire, mais au lieu de m'irriter, je laissais voguer mes pensées vers le jardin endormi. Peut-être qu'en ce moment, les perce-neiges répondaient à l'appel du printemps et que les éranthes épanouissaient leurs corolles d'or vers les premières étoiles... Mon cœur battait d'excitation et je décidai d'aller là-bas le lendemain dès l'aube. Puisque nous déjeunions une heure plus tard le dimanche, j'aurais tout le temps.

Heureusement, je m'éveillai très tôt, probablement tirée de mon sommeil par le chœur des oiseaux qui s'élevait du jardin. Le jeune soleil éclaboussait de ses rayons le ciel azuré; de petits nuages dorés, pareils à des plumes enroulées, s'éparpillaient à l'est. Janine dormait profondément. Je m'habillai sans bruit et descendis sur la pointe des pieds. Sept heures sonnaient — j'avais deux heures jusqu'au déjeuner.

Un murmure de voix me parvint de la nursery des trois plus petits. Je fis une pause sur l'escalier. Mrs. Owen serait-elle levée? Non. C'était seulement Francie contant une histoire du dimanche à Robin qui s'était faufilé dans son lit. Je pouvais voir leurs têtes blondes rapprochées sur l'oreiller, et bébé Lucy, ses yeux brillants emplis de sommeil, fixés sur eux entre les barreaux de son berceau.

Bébé Lucy se croyant abandonnée, s'agrippa aux barreaux de sa couchette, gratifia ses frère et sœur d'un retentissant bonjour qui allait sûrement réveiller toute la maisonnée. Aussi me précipitai-je au rez-de-chaussée et dehors par la porte principale; je ne m'arrêtai de courir qu'à mi-chemin de la côte; là je fis halte pour reprendre mon souffle et observer les environs. Durant la nuit, le dégel avait fortement augmenté et l'air se faisait plus doux. La neige, dont les fossés étaient remplis, avait formé des congères dans les champs, et donnait au paysage l'aspect d'une étoffe rayée. Cette neige molle ruisselait sur les sentiers. La terre buvait avidement, et je songeais aux racines impatientes, enfouies dans le sol. «Un jour de soleil, et tout va éclore» avait dit Mrs. Owen.

Le soleil n'était pas encore haut, mais le ciel s'éclairait; peut-être les oiseaux dans les arbres le voyaient-ils, car ils semblaient s'annoncer l'un à l'autre quelque joyeux message. Le jardin — alors que je sautais par-dessus le mur et descendais les degrés de mon échelle — reposait toujours dans l'ombre, et la neige s'amassait contre la maison. Pourtant, sur la pelouse, elle avait fondu. Les éranthes me souriaient et, plus vivaces et denses que jamais, les perce-neiges croissaient en touffes. Je me promenais, dans l'enchantement, puis tournant l'angle de la villa, je m'immobilisai, clouée sur place. Dans la petite cour un homme se tenait là, lorgnant au travers des fenêtres obscures.

À suivre