La table et la cène du Seigneur

A. Gibert

La table où le Seigneur rassemble les siens pour qu'ils goûtent leur communion en Lui est précieuse à leurs cœurs dans la mesure où ils L'aiment.

En même temps elle est sainte, et ne supporte pas d'être mise en relation, soit au-dedans soit au-dehors, avec quoi que ce soit qui déshonore le Nom dont elle est appelée.

Cette sainteté comme ce prix viennent de la présence du Seigneur lui-même, et de la célébration de cet acte incomparable: la cène du Seigneur. La mort du Seigneur est annoncée là, dans la présence de Celui qui est vivant après avoir été mort.

C'est pourquoi il y aurait un certain danger à s'occuper de la table en oubliant en quelque mesure la cène et sa signification. Autant nous sommes exposés à rabaisser la valeur d'une telle table en participant indignement à la cène (1 Corinthiens 11: 27-29), autant nous risquerions, en voyant surtout dans l'admission à la table une sorte d'occasion de contrôler nos associations ecclésiastiques (selon 1 Corinthiens 10: 16-22), d'aboutir à dessécher ce qui doit demeurer vivant, la communion dans l'amour et la vérité.

Mais faut-il, par réaction contre ce dernier excès, tendre à déplacer la base sur laquelle cette table repose, et qui est celle de l'unité, non d'un corps de croyants, mais du corps de Christ? Nous touchons là un grave sujet de préoccupation et de peine. Il en est, parmi ceux à qui la grâce a été faite de comprendre où est le centre et quel est le terrain du rassemblement des enfants de Dieu, qui, dans une intention assurément généreuse, ouvriraient volontiers la porte à des chrétiens de toute appartenance, sans s'inquiéter s'ils vont s'asseoir ailleurs, ici ou là, pour rompre le pain; et eux-mêmes iraient à l'occasion s'asseoir où leur cœur les entraîne. Qu'il soit permis de leur rappeler que «l'amour se réjouit avec la vérité». Un amour désaccordé d'avec la vérité ne serait plus l'amour, et égarerait. Qu'ils veuillent considérer avec soin la gravité de telles associations: par elles ils couvrent, quelle que puisse être leur propre intégrité personnelle, l'erreur et le mal tolérés dans les rassemblements ou dénominations avec lesquels ils se mettent en communion. Ils pensent échapper au sectarisme, mais c'est pour laisser entrer le monde, si peu qu'il y paraisse pour commencer.

Ce courant du dedans vers le dehors est rejoint par un autre qui va du dehors vers le dedans: des chrétiens déterminés à marcher dans un chemin de larges associations reprochent à leurs frères qu'ils appellent «exclusifs» de ne pas les recevoir à la table. Beaucoup d'entre eux, absorbés par des choses excellentes en elles-mêmes — l'évangélisation, les œuvres d'utilité aux hommes —, se préoccupent en réalité assez peu de la table du Seigneur; il est donc assez paradoxal de les voir se plaindre de ne pas y être admis, et dénoncer comme «étroits» ceux qui ressentent leur responsabilité à la reconnaître sainte. Ils prennent comme une offense le fait d'être écartés de ce qui pourtant, ils n'hésitent pas à le déclarer à l'occasion, leur paraît assez secondaire dans la vie chrétienne.

Le dessein de l'ennemi n'est-il pas clair? Il vise à anéantir le témoignage que le Seigneur appelle les siens à rendre à sa mort. Il serait satisfait si, devant l'humiliante constatation de nos inconséquences, nous renoncions à revendiquer les droits du Seigneur sur sa table. Mais au contraire, cette constatation doit nous porter à juger et à délaisser les manquements qui portent atteinte à la sainteté de cette table au-dedans, de façon à la défendre avec plus de vigueur au-dehors.

Quand nous voyons le Seigneur nous supporter avec tant de patience et de miséricorde, et nous maintenir la faveur de nous réunir autour de lui, — quand il nous replace lui-même devant les enseignements simples et immuables de sa Parole, — bref quand il nous montre toute sa fidélité à lui, pouvons nous conclure à autre chose qu'à son désir de réveiller la nôtre? Ne percevons-nous pas la persistance de sa volonté à rassembler les siens? Douterions-nous que son secours ne reste acquis à la foi humble et obéissante? Baissons la tête devant tout ce qui est survenu par notre faute; reconnaissons combien peu nous avons su garder l'unité de l'Esprit par le lien de la paix; ayons-en le cœur brisé. Mais retenons d'autant plus la vérité de l'unité du corps de Christ, unité pour laquelle nous avons été baptisés d'un seul Eprit, et qui s'exprime à la table du Seigneur.

«Le Christ est-il divisé?» Admettre qu'il y a plusieurs tables chrétiennes, et que l'une vaut l'autre, chaque rassemblement ayant ses qualités et ses défauts, c'est admettre et dire que le Christ est divisé. Si nous ne voyons dans la table où nous nous réunissons que l'une des nombreuses tables de la chrétienté, nous nous condamnons nous-mêmes, d'avoir ajouté un élément de dispersion de plus, un groupement schismatique formé de membres moins fidèles et moins dévoués, dans leur vie individuelle, que bien d'autres. Nous nions, en pratique, l'unité du corps.

Quelqu'un écrivait, parlant de ceux qui estiment cette unité inexistante et nient par conséquent que les saints aient à la garder: «Nous n'avons pas lieu de nous étonner que pour eux une chose soit aussi bonne qu'une autre. Ils n'ont, quant à l'unité, rien de divin à défendre, et ne voient pas la nécessité de combattre non plus. Ils voudraient nous voir abandonner la vérité que nous avons apprise, et, pour l'amour de la paix, nous réduire nous-mêmes à n'être plus qu'une pure secte, ainsi que les autres dénominations l'ont fait, et continuer ainsi, tranquillement, comme elles. Mais non, celle-là était la vraie mère de l'enfant, qui poussa un cri d'horreur en entendant Salomon ordonner de le partager. L'autre n'avait rien à perdre là, et pouvait y consentir, mais cela ne fit que mettre au jour la réalité du cas. Elle n'avait rien à perdre. La vraie mère avait un intérêt vivant, dans un enfant vivant, dont la vie lui était ce qu'elle avait de plus précieux; elle ne pouvait ni ne voulait consentir à un tel compromis. Ainsi en est-il avec ceux qu'on nomme les «exclusifs». Ils ont, je voudrais plutôt dire le Seigneur a quelque chose à perdre par un compromis, et ils ne peuvent y consentir. Tenons ferme. Nous ne serons jamais réellement utiles à nos frères en rabaissant notre terrain, ou en cessant de maintenir la vérité de Dieu quant au caractère et au témoignage de l'Église». (Messager évangélique 1869, page 258).

Sommes-nous aujourd'hui à même d'entendre un tel langage? Dieu le veuille. Que lui-même incline notre oreille à l'écouter. Ce qui est en jeu, ce n'est ni un bien terrestre, ni une vérité toute théorique que nous nous glorifierions de posséder, mais la réalité vivante du corps de Christ. Il ne s'agit pas de ce qui serait le plus agréable à nos cœurs naturels, mais de ce qui est cher à la vie nouvelle. Le rechercher entraînera sans doute l'incompréhension, l'impopularité et l'opprobre. Christ a-t-il connu autre chose? Prenons bien à cœur cette considération que nous ne poursuivrons le véritable bien de nos frères qu'en refusant tout compromis. Et par-dessus tout, soyons assurés que l'approbation du Seigneur sanctionnera une telle position. Le seul corps, de l'unité duquel le seul pain est le symbole, est son corps, dont tous ses rachetés sont membres. En prenant part à ce seul et même pain nous pensons à l'ensemble, dans une même pensée pour tous où qu'ils se trouvent. Mais ce serait mépriser le corps de Christ lui-même — dans une mesure plus ou moins grande selon la connaissance que nous avons reçue — que de laisser sciemment associer la table où nous communions, soit à la souillure morale, soit à l'erreur touchant les fondements de la doctrine chrétienne. Ce ne serait plus la tenir pour la table du Seigneur.

Si nous avons la conviction que Dieu lui-même a voulu, au milieu de la ruine générale, un témoignage à l'unité du corps, et qu'il nous appelle encore à y participer, alors, chers frères et sœurs, réveillons-nous, et prenons garde de ne pas compromettre dans la pratique l'expression de cette unité. Vis-à-vis du dehors soyons des «portiers» vigilants, obéissant à 1 Corinthiens 10; et, au-dedans, où tant de choses nous forcent à confesser que nous aurions mérité d'être déjà rejetés comme porteurs d'un tel témoignage, laissons la même sainteté de la table parler à notre conscience, pour nous en approcher avec crainte autant qu'avec reconnaissance, nous jugeant nous-mêmes selon 1 Corinthiens 11. En un mot, réalisons davantage sa précieuse signification: «La coupe de bénédiction que nous bénissons, n'est-elle pas la communion du sang du Christ? Le pain que nous rompons, n'est-il pas la communion du corps du Christ?»