La fille du Roi de la mer

Jacqueline Dumesnil aux Éditions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

Grâce au récit de ce qui lui est arrivé au pays des Francs, Éric parvient à faire accepter la présence de Thierry et des missionnaires au village. Ces derniers s'apprêtent à construire une école à l'extérieur du village.

Ingrid, la mère d'Éric, désire organiser un festin pour fêter le retour de son fils. Mais Éric n'a pas le cœur de s'associer aux préparatifs: il ne cesse de penser à Helga. Alors qu'il est plongé dans de sombres pensées, son frère Harold s'approche de lui et lui révèle qu'il a eu l'occasion de revoir Helga à plusieurs reprises...

Harold raconte comment Ingrid a surpris Helga en train de narrer aux enfants un récit de l'Évangile, comment elle est allée prévenir le prêtre de Wotan, et comment celui-ci a maudit Helga et a donné l'ordre aux gens du village de chasser la jeune chrétienne dans la forêt. Éric serre les poings et ses yeux étincellent.

— J'ai essayé de défendre Helga, tu sais, quand ils lui ont jeté des pierres, dit Harold. Mais ils se sont tous mis contre moi et ils m'ont roué de coups...

— Et Helga? était-elle blessée?

Oui, elle était blessée... Elle s'est réfugiée dans le marais pour échapper à la foule. Ensuite elle a réussi à se traîner jusqu'à une petite cabane de branchages que nous avions construite dans la forêt l'été précédent, elle, Kari, Nils et moi. J'ai attendu qu'il fasse nuit pour partir à sa recherche. Je l'ai cherchée pendant longtemps. Puis j'ai pensé à la cabane. Helga était là. Je lui ai apporté à manger et je l'ai soignée...

— Est-ce qu'elle était gravement blessée?

— Non, pas très gravement, mais elle avait perdu beaucoup de sang... Je suis revenu le lendemain et le jour suivant. Elle allait mieux et commençait à reprendre des forces. Mais le troisième jour, le prêtre de Wotan m'a suivi de loin... Heureusement, je m'en suis aperçu et je ne suis pas allé à la cabane; je ne voulais pas qu'il découvre Helga. Après cela, le prêtre m'a surveillé tout le temps, il rôdait constamment autour de notre maison, jour et nuit. J'ai essayé plusieurs fois de le dépister, mais il est rusé comme un renard! C'est seulement quinze jours plus tard que j'ai réussi à lui faire perdre ma piste dans la forêt et que je suis retourné à la cabane en faisant un long détour. Mais Helga n'était plus là...

— Et tu ne l'as plus jamais revue depuis...?

— Non, jamais. Pourtant, j'ai bien cherché, tu sais!

— Alors, c'est qu'elle est morte! fait Éric, les dents serrées.

Harold paraît hésiter.

— Éric, tu as dit à Olaf que le Dieu des chrétiens était le vrai Dieu, le seul Dieu... Alors, si c'est vrai... Il est très puissant, n'est-ce pas?

— Il est tout-puissant, affirme Éric.

— Tu ne crois pas... qu'Il a gardé Helga?

Dans la nuit où il se débat, Éric entrevoit une lueur d'espoir.

— Oui, c'est vrai, c'est possible.

Helga croyait en Lui, et quand je lui ai dit de se sauver avant que ma mère revienne avec le prêtre de Wotan, elle a répondu: «Mon Dieu est plus fort que les siens et Il me protégera!» Alors j'ai pensé... puisque je ne pouvais pas demander à Wotan de protéger Helga, j'ai essayé de prier le Dieu des chrétiens... je ne savais pas bien de quelle façon il fallait le prier, mais puisque tu dis qu'Il est bon, je pense qu'Il m'a entendu quand même... Éric saisit la main de son frère et la serre avec force. — Merci, Harold! dit-il avec élan. Merci pour tout ce que tu as fait.

— Tu la retrouveras! affirme Harold.

— Que Dieu t'entende!

De longs jours s'écoulent. Éric est comme un corps sans âme. Il se renferme dans un mutisme farouche. Avec Harold et Thierry, il a vainement battu la forêt en tous sens sans trouver trace de la présence d'Helga ou de son passage. Après des semaines de vaines recherches, il a abandonné.

L'hiver est arrivé. Les missionnaires ont construit un bâtiment provisoire, en troncs d'arbres non équarris, qui leur sert à la fois de maison, d'école et de chapelle, en attendant mieux.

Éric rumine toujours de sombres desseins contre le temple de Wotan et les idoles qu'il contient, et il ne peut s'empêcher, chaque fois qu'il rencontre le prêtre païen, de lui annoncer ses intentions en termes non équivoques:

— J'abattrai tes idoles maudites! Je mettrai le feu à ce temple de démons!

Le prêtre n'en dort presque plus! Il est terrifié par les menaces d'Éric. La nuit, il s'éveille en sursaut, croyant entendre les flammes crépiter. Il a des cauchemars dans lesquels il voit Éric, armé d'une hache, mettre en morceaux les images des dieux. Il donnerait cher pour se débarrasser du garçon. Mais sa cervelle, pourtant fertile, ne lui fournit aucune idée.

Il avait réussi sans peine à soulever le village contre Helga. Mais il n'ose pas s'attaquer à Éric, sentant qu'il aurait affaire à trop forte partie. Un de ses fidèles lui a raconté ce qu'Éric a dit dans la maison d'Olaf, en présence des guerriers réunis, et il ne lui a pas caché que le discours du jeune homme a éveillé de nombreuses sympathies.

Les missionnaires ont ouvert leur école, et ils ont de nombreux élèves. Ils se sont partagé la besogne: Frère Martin, le plus âgé, qui est déjà venu prêcher l'Évangile au Danemark et qui connaît la langue du pays, parcourt la région, annonçant la bonne nouvelle dans les campements des bûcherons et des chasseurs de fourrures, dans les hameaux de pêcheurs et dans les fermes isolées. Tandis que Frère André, le plus jeune, a pris la direction de l'école. C'est un garçon fort instruit, fils d'un riche bourgeois flamand. Il parle et écrit quatre langues: le flamand, l'allemand, le français et le latin. Mais il n'a qu'une connaissance très rudimentaire de la langue danoise. Thierry, qui a offert de seconder le jeune missionnaire dans sa tâche, se montre fort utile en servant d'interprète auprès des élèves.

Éric aiguise une hache devant la maison. Ses pensées sont sombres. Knut, persuadé qu'Helga a péri, ne cesse de harceler son fils pour qu'il se remarie. Éric refuse avec violence.

— Enfin, quoi? Tu ne vas pas l'attendre toute ta vie? avait crié Knut, à bout d'arguments. Il y a un an et demi qu'Helga a disparu. Si elle était vivante, il y a longtemps qu'elle aurait reparu, bien avant le premier hiver... et c'est le deuxième, à présent! Une fille de son âge, seule dans la forêt, sans armes et sans outils, aura pu subsister quelques mois, au plus. Elle n'a pas survécu à deux hivers, crois-moi! Le mieux que tu as à faire, c'est de prendre une autre femme; une chrétienne si tu veux, puisque c'est ton idée. Je ne dirai rien là-dessus. Le devoir d'un Viking est de fonder une famille et d'avoir des fils.

Éric, ne pouvant se faire à cette idée, avait demandé à son père de ne point l'obliger à se remarier avant que deux années se soient écoulées depuis la disparition d'Helga. Knut avait consenti.

La fonte des neiges commence, bientôt, ce serait le printemps... Il n'y a plus que quelques mois avant l'expiration du délai fixé par Knut... Éric lève les yeux et soupire. Soudain, il tressaille: Astrid se tient à quelques pas de lui et le regarde en silence. C'est la première fois que la mère d'Helga vient chez les parents d'Éric depuis la tragique disparition de sa fille. Éric pose sa hache, s'avance au-devant d'Astrid, la salue et l'invite à entrer. Mais Astrid secoue la tête.

— Non, je ne veux pas entrer... je veux te parler... à toi seul. J'ai longtemps hésité à le faire, mais... je crois... oui, je crois que je dois te le dire. Éric regarde Astrid avec surprise, se demandant ce que signifie cette entrée en matière. Il invite Astrid à s'asseoir sous un sapin et prend place auprès d'elle.

— J'ai revu Helga, dit Astrid d'une voix assourdie.

Éric tressaille violemment.

— Tu as revu Helga? Où? Quand? Parle!

Il ne se possède plus.

— Oh! il y a longtemps, plus d'une année. C'était à l'automne, peu après le retour des drakkars. Ton père était parti à la chasse pour plusieurs jours, emmenant tous les hommes avec lui. Une nuit, j'ai entendu frapper au volet, et la voix d'Helga qui disait: «C'est moi... ouvre-moi, mère.» Je me suis levée très vite et je suis sortie. Helga était là, dehors. Je me suis jetée à son cou en pleurant... Je la croyais morte depuis longtemps... Nous sommes allées nous asseoir sous le grand sapin et nous avons parlé... C'est à cause de toi qu'elle était revenue. Elle croyait que tu étais de retour, et elle voulait savoir ce que tu avais dit en apprenant ce qui s'était passé en ton absence... Elle voulait savoir... si tu l'aimais toujours.

Il y a un grand silence. Astrid reprend avec effort:

— J'ai dû lui dire que tu avais disparu... Alors, elle est repartie dans la forêt... je n'ai pas essayé de la retenir, j'avais peur que quelqu'un du village la voie et cherche à la tuer. Je voulais lui donner des armes et des provisions. Elle a accepté une hache et son couteau de chasse, un peu de farine, du lard et du sel. Elle a refusé la couverture que je voulais lui faire emporter, en disant qu'elle avait des peaux de bêtes en quantité, mais elle a pris une robe et deux tuniques. Elle paraissait en bonne santé et... elle était toujours pleine de foi en son Dieu. J'espérais qu'elle reviendrait me voir... mais elle n'est pas revenue.

* * *

Éric doit se rendre à l'évidence: il s'est bel et bien égaré. Parti seul à la chasse ce matin-là, à l'aube, il s'est laissé entraîner très loin, à la poursuite d'un daim, et il a été surpris par le brouillard à la fin de l'après-midi. Au lieu de s'arrêter où il se trouvait et d'attendre que le brouillard se dissipe, il avait continué à marcher. La nuit était arrivée, Éric avait campé au pied d'un arbre... Maintenant, le jour est revenu, mais le ciel reste couvert et le soleil ne se montre pas... Par conséquent, impossible de s'orienter... Éric doit constater qu'il s'est perdu. Il se trouve dans un lieu sauvage; devant lui s'étend un marais bordé d'épais fourrés. Éric s'agenouille et prie, demandant à Dieu de lui venir en aide. Puis il entreprend de contourner le marais. Ce n'est pas facile, à cause de la densité de la végétation: arbrisseaux, buissons touffus, ronces et épines s'enchevêtrent, s'accrochent aux jambes d'Éric, à ses vêtements... À plusieurs reprises, le garçon doit se frayer un chemin à coups de hache... Soudain, il tressaille: en regardant vers le marécage, il vient d'apercevoir un filet de fumée qui s'élève dans l'air. Une fumée, donc du feu, et par conséquent un être humain... Il met ses mains en porte-voix et appelle. Mais nul ne répond.

Intrigué, Éric se lance dans le marécage. Que va-t-il trouver? Un chasseur isolé? Au milieu de ce marécage, un groupe d'habitations, ou même un campement de bûcherons, paraît peu probable.

À suivre