La Fuite

A. Van der Jagt

Jean, Camille et Manette ont repris leur marche en direction de la Hollande. Mais ils ont été contraints de s'arrêter dans un abri des plus sommaires en raison de la santé de Manette. Durant la nuit, cette dernière s'est mise à délirer. Elle se débattait dans tous les sens et les deux garçons avaient toutes les peines à la maintenir couchée.

— Tiens ses jambes par terre! haleta Jean, qui avait de la peine à l'immobiliser.

Camille se saisit de ses pieds, mais elle continuait à se débat­tre. Soudain, à bout de souffle, elle cessa ses mouvements désordonnés, toussa et se calma.

Désespérés, les deux amis se regardèrent: ils se savaient impuissants face à la maladie.

— Est-ce qu'elle va mourir? demanda Camille en pleurant. Jean n'eut pas le temps de répondre, car Manette se levait à nouveau d'un coup de reins et il put juste la retenir dans son élan. Elle avait les yeux grands ouverts, mais elle était inconsciente et pleurait en appelant sa maman. Ils essayèrent de lui parler; elle n'entendait rien et ses larmes coulaient. Cette «lutte» dura toute la nuit; seules les quintes de toux qui l'épuisaient temporairement avaient raison de son agitation, avant qu'une nouvelle crise la reprenne. A l'aube, une légère amélioration se fit sentir. Il semblait qu'elle revenait peu à peu à elle. Elle ouvrit les yeux et fixa longuement Jean, comme pour essayer de rassembler ses sou­venirs. Lentement, un doux sourire naquit sur ses lèvres et elle chuchota:

— Je suis si heureuse que tu sois là pour m'aider, Jean! Elle serra sa main, la pressa contre sa joue et resta longtemps ainsi, toute tranquille. Les deux amis en avaient les larmes aux yeux: ils avaient cru la perdre! Sa respiration se fit de plus en plus régulière et Jean, après l'avoir bien observée, dit avec une hésitation dans la voix:

— On dirait qu'elle s'est endormie!

Et c'était vrai. Ce n'était pas un sommeil très calme, mais elle ne délirait plus. Elle avait gardé la main de son frère dans la sienne et il resta assis à côté d'elle jusqu'à ce que les premières lueurs de l'aube fassent leur apparition, tant il avait peur de la réveiller en s'éloignant. Au lever du jour, elle s'éveilla, et lâcha sa main. Elle se sentait très faible et demanda ce qui s'était passé. Comment était-elle arrivée là? Elle ne se rappelait rien du jour précédent. Jean lui donna un peu d'eau et lui conseilla de se rendormir et de ne pas penser ni s'inquiéter. Elle ferma les yeux dans un silencieux acquiescement. Jean se sentit alors si exténué qu'il eut juste assez de force pour demander à Camille de veiller avant de sombrer dans un sommeil réparateur.

Ils restèrent là plus d'une semaine. Les deux jours qui suivirent, la petite malade eut encore quelques accès de délire, mais tôt le troisième matin, elle se réveilla en sursaut, se sentant en bien meilleure forme. A partir de ce moment, elle se rétablit vite, grâce aux soins attentionnés des deux garçons. Jean et Camille avaient retrouvé leur gaieté et firent de nouveaux plans pour la journée. Ils se rendirent compte qu'ils avaient besoin de réserves de nourriture, car ils ne pourraient pas quitter leur refuge tant que Manette n'avait pas retrouvé toutes ses forces, et cela pouvait prendre quelques jours encore. Camille eut une magnifique idée: comme ils n'étaient qu'à une heure ou deux de la ville d'Amiens, il suggéra d'aller y vendre les paniers restants et de se procurer ensuite de la nourriture pour plusieurs jours. Jean fut tout à fait d'accord avec cette proposition et lui donna de l'argent au cas où il aurait de la peine à écouler la marchandise.

Le lendemain matin, Camille les quitta en promettant de' faire de son mieux pour être de retour le soir même ou, si cela s'avérait impossible, au plus tard le lendemain à midi. Jean et Manette passèrent une journée tranquille. Manette dormit la plupart du temps, mais, quand elle était réveillée, ils discutaient ou jouissaient simplement l'un de l'autre. Ils s'étonnaient de tout ce qu'ils avaient à se dire, car il semblait qu'il n'y avait pas de fin aux récits de leurs aventures respectives depuis qu'ils avaient été séparés. Vers le soir, elle demanda à Jean de prier avec elle pour remercier le Seigneur de la santé retrouvée, ce qu'il fit immédiatement. Son cœur à lui aussi était rempli de gratitude.

Puis elle s'étendit, toute pensive, et lui avoua presque à voix basse qu'elle avait cru mourir.

— Et tu n'avais pas trop peur? questionna Jean doucement.

— Si, beaucoup, tout d'abord... Puis je me suis rappelée que maman avait dit une fois que le Seigneur prend toujours soin de nous, spécialement quand on approche de la mort. Il n'oublie jamais ses enfants, ceux qui croient en lui, et certainement que je crois! Et alors d'un coup, je n'ai plus eu peur. Mais tu sais, Jean, je connais si peu de la Bible... Ne pourrais-tu pas me raconter toutes ces belles histoires? Parce que moi je ne sais pas lire, on ne m'a jamais appris. Peux-tu aussi m'apprendre à lire?

— Ne t'inquiète pas, Manette, dit-il, réalisant pour la première fois qu'elle n'était jamais allée à l'école. En Hollande, nous t'enverrons tout de suite en classe, et tu verras comme c'est facile. Maintenant je vais préparer le repas et tu pourras dormir. De la nourriture et un bon sommeil te remettront vite d'aplomb.

«C'est vrai, pensa-t-il en préparant quelque chose à manger. Elle était bien jeune quand elle a été emmenée à Paris et personne ne pourrait exiger qu'elle se rappelle toutes les histoires que maman nous racontait, et malgré tout, elle n'a jamais cédé à Mme Jourdain! Elle doit vraiment être bien courageuse! Ou le Seigneur peut-il nous rendre braves pour que nous parvenions à ne pas le renier?» Il désirait ardemment pouvoir poser de telles questions à quelqu'un qui saurait lui répondre. Ne serait-ce pas merveilleux de pouvoir parler avec un vrai pasteur?

Le lendemain vers midi Camille arriva. En approchant de la cabane, il s'arrêta brusquement et huma l'air. «Quelle bonne odeur, pensa-t-il, comme si quelqu'un était en train de rôtir de la viande!» Et il avait raison, car Jean faisait cuire un lapin au-dessus du foyer! La veille, il avait soudain réalisé que les broussailles regorgeaient de ces rongeurs. Avec précautions, il avait posé quelques pièges sur plusieurs pistes, comme son père le lui avait appris. Et le lendemain matin, son habileté avait été récompensée: un gros lapin était prisonnier d'une des trappes.

Pour Camille, qui n'avait jamais habité dans la forêt, c'était une grande découverte que de pouvoir attraper des proies ainsi!

— Ton lapin est vraiment une belle surprise, dit-il en riant. J'en ai aussi une pour toi, ou plutôt pour Manette!

Et en disant ces mots, il ouvrit à leurs pieds le ballot qu'il transportait. L'abondante nourriture qu'il avait rapportée les laissa sans mot. «Tout l'argent a dû y passer», pensèrent Jean et Manette. Mais pas du tout! Puis en prenant un paquet qu'il tendit à Manette, il se mit à rire comme s'il savait quelque chose qu'eux ignoraient encore.

— Un cadeau juste pour toi, présenta-t-il fièrement.

Il éclata de rire en voyant l'étonnement sans bornes qui se lisait sur leur visage à la vue d'un manteau de laine, bien usé mais encore tout à fait mettable et chaud.

— Comment t'es-tu procuré cet habit? demandèrent-ils d'une seule voix.

— Eh bien, voilà! Je vais vous raconter cela depuis le début. D'abord, sachez que nous sommes à peine à trois quarts d'heure d'Amiens. J'y suis arrivé assez tôt et ce ne fut pas difficile de vendre les corbeilles. Le reste de la journée, je l'ai passé à essayer d'obtenir plus d'argent pour pouvoir acheter une robe chaude ou quelque chose d'autre à Manette. Je pensais que cela coûterait plus que l'argent que j'avais pu recevoir pour les paniers. Tu m'en avais bien donné, Jean, mais je ne voulais pas y toucher. Je désirais un cadeau acheté avec mes propres moyens. Mais comme je n'avais pas beaucoup de succès dans ma recherche de petits travaux, j'ai finalement décidé de me rendre chez un tailleur et d'acheter au moins une jupe chaude, quitte à quand même utiliser l'argent que tu m'avais confié. Je savais que je n'avais pas assez, mais il me semblait que je pouvais au moins essayer.

Je me suis renseigné auprès des passants où trouver un tailleur et ils m'en ont indiqué un dans une minuscule maison. Un homme bossu, assis «en tailleur» sur une table, était en train de coudre avec habileté. Bien sûr, je n'avais même pas l'espoir de pouvoir acheter une robe, car tout était beaucoup trop cher et je ne savais plus trop que faire. Au bout d'un moment, j'ai vu ce manteau accroché à un clou et je lui ai demandé pour combien il me le céderait. Il s'est mis à rire en disant qu'il ne lui viendrait pas à l'idée de vendre un vêtement qui avait tant vécu! En fait, il l'utilisait encore parce qu'il avait été fait avec une laine de bonne qualité. Au cours de notre petite conversation, il m'a demandé ce que je faisais à Amiens. Je lui ai raconté que j'étais un vannier ambulant. Il m'a jeté un regard dédaigneux et a dit qu'il ne pouvait me croire: j'étais trop jeune pour faire un tel métier. Je commençais à me fâcher, piqué au vif, quand sa femme est arrivée. Elle a pensé que je disais la vérité, elle, car elle m'a demandé si je pouvais réparer le moïse de leur bébé.

Elle m'a fait entrer et me l'a montré. Il était tressé avec des joncs très fins et un côté entier avait lâché. Je dis que cela me paraissait assez facile à réparer; le tailleur est alors descendu de sa table et m'a conduit juste à l'extérieur de la ville, où poussaient des joncs semblables. Nous en avons coupé suffisamment et sommes retournés chez eux.

Mais entre-temps, la nuit était tombée. Je les ai quittés, promettant de revenir le lendemain. J'ai trouvé un fossé un peu à l'extérieur de la ville. Brrr, qu'il faisait froid à ciel ouvert! Je préfère un bon tas de paille!

Donc, tôt ce matin, je me suis dirigé chez le tailleur et lui ai réparé le berceau. Nous n'avions pas encore parlé prix et, quand il m'a demandé combien il me devait, je lui ai montré le manteau du doigt. Tout d'abord il a refusé, mais sa femme a pris mon parti. Elle lui a démontré que se débarrasser de cette vieille guenille leur coûterait moins que de me payer! C'est comme cela que je l'ai eu!

Tous les trois rirent de bon cœur. Camille était vraiment futé et le manteau, qui allait bien à Manette, était bon chaud!

Ils s'attardèrent encore une semaine dans leur refuge, jusqu'à ce que Manette se sente assez bien pour marcher quelques heures par jour. Jean et Camille étaient conscients qu'il leur fallait absolument se mettre en chemin. Rester un peu plus longtemps pour le confort de Manette pourrait signifier qu'ils ne parvien­draient pas en Hollande avant l'hiver, ce qui était de l'importance la plus vitale.

Pendant son court séjour à Amiens, Camille n'avait pas perdu son temps. Il avait rassemblé toutes les informations qu'il avait pu obtenir. Il était impossible de franchir la frontière comme si de rien n'était, car elle était continuellement gardée par l'armée. Mais il y avait certaines personnes qui servaient de passeurs le long de sentiers connus d'eux seuls, à condition d'être bien payés! Jean estimait qu'ils pourraient utiliser ce moyen-là, puisqu'il était en possession d'un louis d'or.

Durant les premiers jours, ils ne purent pas aller bien vite à cause de Manette qui était encore trop faible. Mais peu à peu sa santé lui permit d'avancer comme les deux garçons!

Au bout d'une semaine, une nouvelle odeur parvint à leurs narines, une étrange odeur salée et inconnue... et, par un bel après-midi, la mer s'étendit devant leurs yeux ébahis!

À suivre