La fuite

A. Van der Jagt

Après bien des péripéties, Jean est parvenu à délivrer Manette, et Camille a réussi à s'enfuir du monastère où il était gardé prisonnier. Ils se sont tous trois retrouvés dans leur cachette, et désormais plus rien ne les retenait de poursuivre leur voyage pour la Hollande. Pour quitter la ville sans risque d'être reconnus, Manette s'est déguisée en garçon et Camille en fille. C'est sous une pluie tenace qu'ils ont repris leur fuite.

Jean était en souci pour Manette: elle faisait tout son possible pour ne pas rester en arrière, mais elle avait l'air malade et misérable. De grandes plaies aux pieds lui causaient de vives douleurs; elle n'avait pas l'habitude de marcher sur de si longues distances. Elle se plaignait de son estomac et était parcourue de frissons.

Camille et Jean prenaient bien soin d'elle en essayant de rendre sa marche plus facile. Ils restaient à ses côtés, les bras autour de ses épaules. Ils avaient bien essayé de la porter sur le dos, mais avaient dû y renoncer à cause de son poids.

Jean regarda Camille et lut dans ses yeux qu'il pensait aussi qu'il fallait faire quelque chose. Mais où trouver un abri? Ils savaient par expérience que les paysans leur accorderaient volontiers de passer quelques nuits dans leur paille. Mais si l'état de Manette empirait, cela pourrait parvenir aux oreilles de quelque prêtre qui ne manquerait pas de faire la relation avec ce qui s'était passé à Paris. Non, s'arrêter dans une ferme était bien trop risqué.

Ils poursuivirent leur chemin, fatigués, mouillés, et très inquiets. Après un début prometteur, tout semblait mal tourner. Quand ils avaient quitté Paris, leur futur leur semblait lumineux et ils s'amusaient de tout; même le danger semblait excitant! Mais comme cela pouvait vite changer...

Après avoir libéré Manette, ils étaient restés trois jours encore à Paris, trois jours pendant lesquels ils avaient transformé les habits donnés par Jacob, coupé les cheveux de Manette, et cousu ces derniers au bonnet que devrait porter Camille. Jean lui-même avait de la peine à le reconnaître dans une robe de fille et Manette avait l'air d'un mignon petit garçon! Bien qu'il leur soit resté encore plusieurs corbeilles à vendre, ils ne les emmenèrent pas, de peur que cela ne les trahisse. Un seul grand panier contenait tous leurs biens. Ils l'avaient un peu sali à l'extérieur, pour ne pas attirer l'attention. En fin d'après-midi, ils avaient parcouru les rues qui se vidaient avec le soir et ils avaient tranquillement passé les portes de la ville.

Combien ils avaient redouté ce moment! Mais Jacob avait eu raison: personne ne leur avait prêté le moindre regard; ils avaient l'air de petits paysans rentrant chez eux, un bon garçon accompagné de son frère et de sa sœur.

Une fois dans la campagne, ils avaient continué même durant la nuit, ne s'accordant que de courtes pauses. Il leur semblait que leurs craintes diminuaient avec la distance qu'ils mettaient entre eux et la capitale. Camille trouvait plutôt difficile de marcher avec une longue jupe! Au début, c'était sur le ton de la plaisanterie qu'il se plaignait, mais cela devenait plus sérieux au fil des heures. Manette et Jean se moquaient gentiment de sa démarche, surtout quand il essayait de courir! Il riait avec eux. Mais il se mit à protester quand Jean lui demanda de porter ces habits quelques jours de plus: ils étaient encore assez près de Paris et ils couraient le risque d'être poursuivis, lui expliqua-t-il patiemment. Si cette jupe lui causait tant de problèmes, il n'avait qu'à relever le devant avec une petite ficelle... Camille fut bien soulagé de pouvoir se changer deux jours après, et de retrouver ses habits masculins.

La faiblesse de Manette faisait peine à voir... Ils n'avançaient pourtant pas vite! Force leur fut de constater qu'ils ne pouvaient couvrir la même distance que lorsqu'ils n'étaient encore que les deux, des amis pleins de force et de courage. Ils prévirent alors de plus longues pauses. Ils avaient aussi besoin de tresser de nouveaux paniers pour pouvoir se nourrir et, quand ils estimèrent être en relative sécurité, ils s'arrêtèrent quelques jours pour travailler. Cela signifiait prendre un certain retard, mais fit un bien immense à la santé chancelante de Manette.

Le paysage de cette région de France était très différent de celui qu'ils avaient vu jusqu'ici. Des collines s'alignaient à perte de vue et la population devait être importante, car ils trouvaient sur leur chemin un nombre incalculable de fermes. Les gens utilisaient entre eux une sorte de dialecte que les enfants avaient de la peine à comprendre.

Les deux amis prenaient bien soin de Manette, ils ne la laissaient jamais seule et quand l'un d'eux partait vendre quelques paniers, l'autre restait auprès d'elle. Ils lui fournissaient aussi toute la nourriture qu'elle pouvait avaler et déjà elle ne semblait plus si maigre. Malheureusement, après quelques jours, ses pieds couverts d'ampoules la faisaient beaucoup souffrir. Jean était content de n'avoir pas écouté Camille qui était d'avis de jeter la robe qui lui avait servi de déguisement. Il disposait ainsi de toile pour bander les pieds abîmés de sa sœur, ce qui l'aida beaucoup. Cependant, la marche était toujours bien douloureuse.

Avant que la pluie ne se mette à tomber, la température chuta brusquement. Manette, qui ne portait que des vêtements légers et qui n'était plus habituée à vivre dehors, attrapa un rhume, fut prise de quintes de toux et se trouva bien faible... Les symptômes empirèrent avec le temps humide et il fut bientôt clair qu'elle n'était plus à même de marcher toute la journée. Les deux garçons réalisaient qu'elle était comme dans un état second et qu'elle ne se rendait plus compte de ce qui se passait autour d'elle!

Ils durent finalement accepter qu'il était impossible d'aller plus loin. Ils prirent la décision de s'arrêter à la prochaine ferme qu'ils rencontreraient sur leur passage, malgré le risque que cela comportait. Au même moment, Manette trébucha et serait tombée s'ils ne l'avaient pas retenue fermement. La pâleur effrayante de son visage leur fit comprendre qu'elle venait de s'évanouir. Atterré, Jean l'appela par son nom, mais elle n'eut aucune réaction. Très impressionnés, ils la couchèrent délicatement sur le bas-côté du chemin et essayèrent de la ranimer, mais tous leurs efforts furent vains: elle ne bougeait plus.

La fine bruine tombait toujours, et, finalement, à bout de ressources, Jean dit:

— Camille, nous ne pouvons attendre plus longtemps; je reste avec elle et toi tu cours chercher de l'aide. Elle risque de mourir si nous la laissons allongée sur l'herbe fraîche et humide... Essaie de trouver quelqu'un qui pourrait nous aider, mais fais vite!

Il avait à peine prononcé ces mots que Camille s'élançait déjà et courait aussi vite que possible, bien déterminé à ramener du secours.

Avec des gestes hâtifs, Jean s'agenouilla auprès de Manette et essaya de la mettre dans une position confortable. Il était effrayé, étouffé par la douleur, désemparé. Dans sa confusion, il se mit à frotter ses mains et son visage. Elle ouvrit les yeux et murmura:

— Où suis-je? Pourquoi suis-je si mouillée?

Elle essaya de se lever, mais Jean la recoucha gentiment.

— Ne t'inquiète pas, Manette, tu t'es simplement évanouie, mais je suis là et je m'occupe de toi. Camille est parti à la recherche d'un endroit sec pour s'abriter.

— Oh! Jean, j'ai si froid... est-ce que je vais mourir?

— Bien sûr que non, ne dis pas de bêtises, la rassura-t-il très vite. Dès le retour de Camille, nous t'emmènerons au chaud et tu te sentiras de nouveau mieux. Ne t'inquiète pas, tout ira bien.

Ses paroles se voulaient optimistes, mais l'espoir que Camille trouve quelque chose était bien mince. Il pouvait s'écouler beaucoup de temps avant qu'il revienne et que faire s'il était bredouille?

Près d'une heure et demie plus tard, Camille réapparut. Il courait et leur annonça de loin que leur attente était récompensée!

— Je n'ai pas trouvé d'aide ni de ferme habitée, dit-il quand il eut repris son souffle, mais à environ vingt minutes d'ici, il y a une haie de buissons. J'imagine qu'en apportant assez de branchages, on pourrait construire un abri et, à l'endroit même, j'ai découvert une cabane, en piteux état il est vrai, mais qui semble sèche à part quelques endroits où le toit est percé. Allons-y, de toute manière, c'est mieux qu'ici! Jean approuva vivement de la tête. Il essaya de soulever Manette, mais elle était trop lourde; alors il prit les épaules, Camille les chevilles et ils la transportèrent ainsi.

L'abri était en réalité un triste amas de planches et semblait hors d'usage depuis de longues années... De loin, il ressemblait à un hangar ouvert sur le côté. Là où le toit laissait passer l'eau, des flaques parsemaient le sol. Avec de grandes précautions, ils déposèrent Manette à l'endroit le plus sec et s'affairèrent à rendre sa position confortable.

Ils avaient besoin d'un feu, non seulement pour se réchauffer, mais également pour sécher leurs vêtements, aussi se mirent-ils en quête de bois sec. Mais où trouver du combustible après deux jours de pluie ininterrompue? Jean regarda autour de lui et se mit à arracher une planche un peu pourrie de la paroi du fond. - Ce bois est assez sec à l'intérieur pour faire démarrer le feu. On pourra continuer avec des branches mouillées qu'on fera sécher d'abord.

Pendant que Camille se hâtait de ramasser des branches autour de la cabane, Jean prit son couteau, détacha de la planche de longues échardes et y mit le feu en utilisant son vieux briquet à silex qu'il transportait dans l'une de ses poches. En quelques minutes, une belle flamme s'éleva!

Il avait préparé son foyer de manière à ce que la fumée s'échappe vers le côté ouvert tout en gardant la chaleur à l'intérieur. Le bois mouillé fut empilé à côté pour sécher. Une demi-heure plus tard, ils se sentaient presque bien. Assis près du feu, Jean et Camille chuchotaient pour savoir comment préparer une place qui ressemble à une couche pour Manette. Comme ils ne pouvaient rien faire sans un minimum de matériel, Jean se décida à sortir pour explorer les environs. Quand il revint, longtemps après, ses bras étaient chargés de paille. Il ne dit pas où il l'avait trouvée et Camille n'osa pas l'interroger, car il était convaincu qu'il l'avait subtilisée sur un tas qui appartenait à un paysan. Ils la répartirent sur le sol et couchèrent Manette dessus, après l'avoir revêtue de vêtements plus secs. Elle souffrait d'une forte fièvre et les garçons, impuissants, ne pouvaient que lui faire boire une gorgée d'eau de temps en temps et attendre...

Après avoir mangé un petit peu, Camille retourna dans la forêt pour rassembler encore plus de bois et, quand le soir arriva, il y en avait assez pour nourrir le feu toute la nuit. Ils se mirent d'accord pour prendre des tours de garde afin de veiller sur Manette et de ranimer le feu. Jean fut le premier à rester éveillé. Il s'assit près de sa sœur tandis que Camille se coucha en boule de l'autre côté et s'endormit.

Jean n'allait jamais pouvoir effacer cette nuit de sa mémoire. Au début, Manette, qui se plaignait d'une douleur à la poitrine, resta paisiblement étendue. Un peu plus tard, il lui sembla qu'elle s'était endormie, et il en fut tout heureux: il la crut en voie de rétablissement. Mais au moment où il s'apprêtait à réveiller Camille pour pouvoir dormir à son tour, sa sœur se mit à respirer avec effort et à parler rapidement. Il ne pouvait saisir le sens de ce qu'elle prononçait. Puis elle cria, pleura... Le délire l'agitait comme une feuille. Elle essayait de se lever, de courir, puis se recroquevillait et suppliait qu'on lui épargne les coups. Ses hur­lements réveillèrent Camille juste à temps. Jean était en train de lui tenir les épaules pour la maintenir couchée, mais elle se faisait mal en frappant le sol de ses jambes.

À suivre