La fuite

A. Van der Jagt

Après bien des péripéties, Jean est parvenu à délivrer Manette, et Camille a réussi à s'enfuir du monastère. Le lendemain, Jacob, qui ignorait tout, apprend de la bouche de Juliette que Manette a disparu et que Jean – en réalité Camille – a été fait prisonnier. Au nom de sa maîtresse, Mme Jourdain, elle vient demander à Jacob de venir les aider à comprendre comment Manette a pu s'enfuir. Jacob accepte, pensant qu'il pourra apprendre quelque chose d'utile.

Pendant le court chemin qu'il avait à parcourir pour se rendre chez Mme Jourdain, Jacob décida qu'il en avait assez de toute cette histoire. Cela devenait trop dangereux. Un de ces jours, on allait découvrir la part qu'il avait prise dans cette affaire. Et il était peut-être déjà trop tard, si Jean avait parlé. Il avait aidé ces garçons uniquement parce qu'il pensait que cela aurait fait plaisir à sa mère. Mais il allait mettre fin à sa complicité. Cette fois, cela suffisait. Après tout, il avait pris un grand risque puisqu'il ne pouvait empêcher le prisonnier de prononcer son nom! S'il avait parlé, Jacob était en fâcheuse position. «Mais attends un moment, se dit-il. Si j'avouais tout, cela signifierait envoyer Camille et Manette dans la gueule du loup! Les trahir! Et donc me mettre en très bons termes avec les prêtres... Je pourrais toujours raconter que j'ai donné gîte et nourriture aux deux garçons pendant de longues semaines uniquement pour connaître leurs plans et les prendre la main dans le sac quand ils tenteraient d'enlever Manette!»

Mais non. Il ne pouvait leur faire un tel tort. Il allait attendre, ne rien tenter et voir venir. Et espérer que tout tournerait bien!

Evidemment, la fouille de la maison ne donna aucun résultat significatif.

Il lui fut facile de deviner comment Manette avait pu s'éclipser alors que la porte d'entrée était restée fermée à clé, puisque la petite fenêtre de la cuisine était entrouverte. Par précaution, Jacob ne le mentionna pas, et, dès qu'il en eut l'occasion, il la referma discrètement sans que les deux femmes s'en aperçoivent. C'était une plaisante surprise pour lui de constater comment ils s'en étaient sortis, mais l'idée que Jean était prisonnier assombrissait l'exploit. Il resta plongé dans ses pensées.

Une heure plus tard, en rentrant chez lui, il réfléchissait à sa propre situation. C'était moins grave qu'il ne l'avait d'abord craint. Personne ne savait jusqu'où il s'était engagé avec les deux garçons et même si cela sortait au grand jour, eh bien, quoi? La seule accusation dont on pouvait le charger était d'avoir donné asile à deux garçons sans toit.

Quand il avait visité le grenier où Manette avait dû passer de nombreuses nuits, il en avait été profondément choqué et il était vraiment ravi qu'elle ait échappé aux deux femmes. Il ne savait pas où la fillette se trouvait à présent, mais Camille, qui était un garçon intelligent, l'avait sûrement emmenée à la cachette. Il était sincèrement désolé que Jean ait été pris, mais soulagé de savoir qu'un jeune de son âge serait envoyé dans un monastère plutôt qu'aux galères. Peut-être trouverait-il une autre opportunité de prendre la fuite et de retrouver la liberté. Finalement, tout bien considéré, la situation n'était pas la plus mauvaise.

Quand il entra dans l'auberge, sa femme discutait avec animation de la disparition de la fillette avec les premiers clients. Elle était toutefois contrariée d'avoir à servir aux tables parce qu'on avait eu besoin de son mari ailleurs.

— Tu n'aurais pas pu te dépêcher? Tu as pris ton temps, en tout cas. Tu as retrouvé la gamine? Où est-elle maintenant?

— Eh bien, tu ne pensais quand même pas qu'après avoir quitté son grenier elle serait restée dans la maison! Je ne sais pas comment elle a pu sortir ailleurs que par la porte. Mme Jourdain se rappelait l'avoir fermé la nuit dernière, mais n'était pas très sûre de l'avoir trouvée déverrouillée ce matin. Elle n'est pas très intelligente et il m'a fallu presque une demi-heure pour lui faire admettre que la clé était toujours dans la serrure à l'intérieur... ainsi il a pu être facile pour la fillette de prendre la poudre d'escampette!

— C'est plutôt stupide de sa part, commenta sa femme. Cela ne fait pas grande différence de toute manière. C'est une question d'heures pour qu'on la rattrape. Elle doit vagabonder au hasard des rues, car elle n'a sûrement pas le courage de sortir de la ville sans son frère.

— Pas le courage? A mon avis, une gamine de son âge qui démonte une serrure, passe devant la porte où sa maîtresse dort, et s'enfuit, est brave et intelligente. Je parie qu'elle a quitté la ville dès que les portes se sont ouvertes.

Mais le véritable coup de théâtre fut déclenché plus tard, quand les deux commères se présentèrent à l'auberge avec une incroyable histoire: le frère de Marie était parvenu à s'échapper du monastère après une terrible bagarre! L'involontaire dégringolade des moines en bas des marches d'escaliers avait été exagérée à force d'être répétée, jusqu'à devenir un terrible combat où chacun des acteurs concernés avait rajouté un détail. Mme Jourdain tenait l'histoire du prêtre lui-même qui lui avait rendu visite pour lui faire part de la nouvelle. Les deux disparitions étaient sans doute liées, comme elle l'avait imaginé dès le début. Maintenant que tout avait bien tourné, Jacob sentit un poids immense quitter sa poitrine. Bien sûr, toute son attitude montrait que cela ne le touchait pas le moins du monde, mais au plus profond de son cœur, il était heureux, encore plus que soulagé, que les trois enfants soient libres. Ils devaient s'être réfugiés dans l'étable et il se promit de leur rendre visite le soir même. Aucun soupçon ne pesait sur lui, les garçons ne devaient pas avoir parlé. Après tout, c'était de fantastiques gaillards! Tout serait merveilleux s'il pouvait les faire sortir de Paris en sécurité. Pendant ce temps, Jean, Camille et Manette étaient tranquillement assis sur la paille. La journée passa rapidement: ils avaient tant à se raconter! L'histoire de Manette, surtout, fit grand effet sur les deux amis et les rendit si furieux qu'ils serraient les poings en l'écoutant. Après avoir été enlevée à sa famille, elle était restée presque une semaine chez Père Francis avant d'être envoyée à Paris. Jean comprit alors qu'elle était encore tout près d'eux quand ils l'avaient crue déjà exilée dans la grande ville. Il devint fou de rage en entendant quels traitements les deux femmes lui faisaient subir. Dans leur fanatisme, elles voulaient la forcer à prier à leur manière et, comme elle n'obtempérait pas, elle recevait des coups. Pour la faire obéir, elles l'avaient attachée à la grille du feu et menacée de la brûler vive. Elle avait dû s'évanouir de frayeur puisqu'elle s'était réveillée dans cet horrible réduit, au grenier. Depuis ce jour, elle avait été forcée de se rendre chaque jour à la messe et elle était battue en rentrant. Le reste du temps, elle devait aider à la cuisine et accompagner Juliette au marché. Elle n'avait pas le droit de manger avec les deux femmes et devait se contenter des restes, c'est-à-dire bien peu, car les mégères cuisinaient juste assez pour elles-mêmes. Elle n'avait pas le droit non plus de parler avec quiconque et quand ses geôlières quittaient la maison, elles l'en­fermaient dans sa soupente. Jean admirait sa petite sœur et la consola du mieux qu'il put. Désormais, il allait prendre soin d'elle et elle n'aurait plus besoin d'avoir peur. Dès qu'ils auraient quitté Paris, elle découvrirait la joie de parcourir les routes de campagne en direction de la Hollande qu'ils atteindraient certainement d'ici quelques semaines. Le soir, ils discutèrent des différents chemins possibles pour quitter Paris. Ils s'attendaient à ce que les portes soient surveillées les prochains jours. Il était donc plus sûr de rester cachés dans la confortable étable. En fait, Jean ne risquait pas grand-chose car personne ne le connaissait, mais c'était bien différent pour les deux autres! Ils mirent momentanément ce souci de côté: il serait temps de s'en préoccuper demain ou même après-demain...

Ce ne fut que tard dans la nuit qu'ils entendirent les pas de Jacob gravir les marches et ils furent tout contents de le voir arriver. Il écouta bouche bée le récit de leur fuite et s'étrangla de rire en imaginant Camille butter contre les moines et basculer avec eux sur les marches!

— Oh! Comme j'aurais voulu voir cela! disait-il en essuyant ses larmes.

Vers la fin de sa visite, il leur conseilla de quitter Paris au plus vite, car cela pouvait devenir dangereux pour eux comme pour lui. De plus, l'automne était déjà bien avancé et ils devaient tenter d'atteindre la Hollande avant que le gel ne leur barre le passage. Ils étaient tous trois bien d'accord avec ce raisonnement, par contre, ils ne savaient comment quitter la ville sans courir le risque d'être repris... Mais Jacob ne pensait pas que leurs ennemis allaient mettre en place un réseau de surveillance. Paris était si peuplé que personne n'allait perdre son temps à rechercher trois enfants qui s'étaient enfuis. Jacob était sûr qu'ils n'allaient pas faire garder toutes les portes. Mais quand même... Il fallait mettre toutes les chances de leur côté et faire en sorte qu'ils ne puissent pas être reconnus en cas de problème. On ne savait jamais!

— Ne vous inquiétez pas, Ies rassura Jacob. J'y ai songé tout l'après-midi et j'ai mon idée sur la manière de procéder. Ceux qui pourraient vous en vouloir recherchent un garçon de quatorze ans environ et une fillette de neuf ou dix ans. Personne n'ira soupçonner une fille de la campagne d'une quinzaine d'années et son petit frère de cinq ans son cadet, ou bien? Ils levèrent vers lui des regards interrogateurs. Que voulait-il dire par là?

— J'ai toujours cru que vous étiez intelligents et là, vous ne saisissez pas? C'est pourtant très simple! Nous transformerons Camille en fille et nous habillerons Manette en garçon! Je ne pense pas avoir de pro­blèmes à vous trouver des vêtements et vous aurez assez de temps pour les ajuster si jamais.

— Oui, mais les cheveux? s'inquiéta Jean. C'est facile de couper ceux de Manette, mais on ne va pas pouvoir les faire pousser sur le crâne de Camille!

— C'est ce que tu crois! Mais tu as bien tort. Il est très facile de faire pousser des cheveux... non sur une tête, mais sur... un bonnet! On coudra ceux de Manette sur une coiffe, et, tant que Camille la gardera sur la tête, personne n'y verra rien!

Ils se mirent à rire de bon cœur. Camille habillé en fille avec de longs cheveux, y avait-il quelque chose de plus comique? C'était là une excellente idée!

Jacob leur fit alors ses adieux, car ils estimaient tous qu'il serait plus sûr qu'il ne vienne plus les voir. Le lendemain soir, il placerait les habits et du matériel de couture avec la nourriture. Il rajouterait pour deux jours de vivres. Et il attendait d'eux qu'ils quittent définitivement les lieux. Il insista encore une fois pour qu'ils ne dévoilent en aucun cas son nom et qu'ils n'expliquent à personne comment ils avaient reçu de l'aide!

Pour la seconde fois, il leur dit au revoir et quitta la cachette, laissant derrière lui trois enfants bien excités. Ils allaient enfin entamer la dernière étape de leur voyage, destination la Hollande!

Chapitre 17 - Le nouvel habit de manette

Cela faisait deux jours que la pluie tombait. Les routes étaient boueuses et les gens évitaient de mettre le nez dehors. Qui n'apprécie une maison confortable et sèche alors qu'il pleut dehors? Ce n'était pas des trombes d'eau qui se déversaient du ciel, mais une petite pluie fine qui vous glaçait jusqu'aux os. Jean, Camille et Manette avaient marché pendant des heures et étaient complètement trempés. Quand il avait commencé à pleuvoir, ils s'étaient abrités un moment derrière un tas de foin oublié, mais comme la pluie ne cessait pas, ils n'avaient pas eu la patience d'attendre plus longtemps et s'étaient remis en route. Ils n'avaient qu'une hâte: atteindre leur but avant que le gel ne rende tout déplacement impossible.

À suivre