La Fuite

A. Van der Jagt

Après avoir été attrapé alors qu'il faisait le guet avec Jean devant la maison où vivait Manette, Camille a été enfermé dans une cellule d'un monastère, en attendant d'être interrogé. Mais il a échafaudé un plan de fuite: après avoir adossé le matelas contre la fenêtre pour faire croire qu'il était sorti par là, Camille s'est caché sur le rebord qui surplombe la porte. Quand le moine chargé de le surveiller est venu faire son inspection, il s'est précipité sur le matelas pour essayer d'apercevoir le prisonnier, s'est retrouvé par terre, puis est sorti en toute hâte pour aller inspecter le jardin.

Camille, couché sur sa poutre, eut bien du mal à se retenir de rire devant l'attitude cocasse du religieux qui avait roulé par terre! Cette partie du plan avait bien marché! Mais en descendant à toute vitesse de son perchoir, son pied glissa et il se retrouva par terre. Dans son excitation, il ne prit pas garde à la douleur, se releva, et atteignit en courant la porte principale... qu'il trouva fermée! Son sang se figea. Fermée à clé! Il s'acharna sur la poignée jusqu'à ce que ses mains lui fassent mal mais sans obtenir le résultat escompté. Soudain, il vit la clé dans la serrure! Il était temps, car une porte s'ouvrit et des pas s'approchaient. Il ne lui fallut qu'une seconde pour tourner la clé et se retrouver dehors.

Frère Bénédicte revenait découragé du jardin et arriva juste à temps pour voir Camille sortir. Avec toute l'agilité dont il était capable, il s'élança pour se saisir de lui, mais le manqua. Le prisonnier évadé courut vers sa liberté. Mais deux autres moines empruntaient justement les marches de l'entrée... Voyant un garçon quitter le monastère tranquille avec une telle hâte, l'un d'eux réalisa tout de suite qu'il se passait quelque chose d'inhabituel... Il écarta les bras pour empêcher Camille de passer, mais celui-ci l'évita en plongeant soudainement et en bousculant violemment le second moine. Ils se retrouvèrent tous trois par terre. Frère Bénédicte, sur sa lancée, ne put s'arrêter et culbuta par-dessus. C'était un amas de jambes et de mains d'où s'échappaient des hurlements!!! Jeune et dégourdi, Camille fut le premier à se dégager et s'enfuit à toutes jambes. Il ne voulait s'arrêter qu'après avoir mis une distance assez grande entre lui et le cloître, mais il dut ralentir le pas à cause d'une douleur lancinante au côté.

La tension causée par tous ces événements se relâcha un peu, mais il se sentait vidé de toutes ses forces et n'était pas encore tiré d'affaire. Il devait poursuivre son chemin tout en restant sur ses gardes pour ne pas retomber entre leurs griffes. Son esprit travaillait à vive allure. Rester à découvert dans la rue trop longtemps n'était pas une solution. Il fallait se cacher le plus vite possible sans se faire remarquer. Le seul endroit vraiment sûr était leur étable. Il se surprenait lui-même de rester calme, de planifier la suite, de prendre des précautions pour sa sécurité et de garder son esprit en alerte. Souvent, il jetait un regard en arrière pour vérifier qu'on ne le suivait pas et prenait même la peine de lancer un coup d'œil aux coins des rues avant de s'y engager. La dernière avant l'allée qui conduisait à la cachette était toute tranquille: il pouvait prendre son temps. Il attendit qu'il n'y ait plus personne, s'engagea dans le petit passage et se retrouva en lieu sûr. Avec un immense soulagement, il referma la porte derrière lui et monta à l'étage. La pièce était vide, bien sûr. Jean était peut-être encore en train de surveiller la maison. Il rentrerait probablement à la nuit tombante.

Après avoir avalé un morceau de pain, Camille s'allongea sur le matelas de paille et s'endormit, exténué par ses aventures.

Il se réveilla tard dans la soirée et fut étonné, et même inquiet, en s'apercevant que Jean n'était toujours pas là. Avait-il aussi été capturé? Il décida de veiller pour l'attendre. Il patienta, mais les pas de son ami ne se faisaient pas entendre. Écoutant tous les bruits, il se mit à se faire sérieusement du souci. N'y tenant plus, il descendit coller l'oreille contre la porte qui donnait sur la ruelle... Mais plus rien ne lui parvenait: tout le monde avait rejoint son lit et tout était tranquille. Il remonta, fit les cent pas en essayant de conserver son calme. Vers minuit, il s'endormit d'un sommeil agité et peuplé de cauchemars: il voyait Jean et lui-même prisonniers et torturés...

Il se réveilla en sursaut quelques heures plus tard: il crut avoir entendu des pas... Il s'appuya sur son coude: oui, quelqu'un arrivait... ou plutôt... deux personnes montaient les escaliers! «Mais qui donc?» se demanda-t-il, figé de stupeur. Ce ne pouvait être Jean, il aurait été seul. Les moines avaient-ils découvert la cachette et attendu la nuit pour l'arrêter à nouveau?

Ne bougeant plus, terrifié par les pas qui s'approchaient, il entendit ces mots:

— Attention, Manette! Maintenant, c'est la dernière marche!

Mais, il connaissait cette voix! C'était celle de Jean! Et la personne qui l'accompagnait devait être sa sœur! Il avait réussi à la libérer et l'amenait à la cachette!

Fou de joie, il s'élança à la rencontre de Jean qui venait de pénétrer dans la soupente. Jean, qui croyait son ami prisonnier des moines, le repoussa si violemment qu'il tomba de tout son long sur la paille! Mais il reconnut la voix de Camille au cri que ce dernier poussa en basculant. Il s'avança, le saisit par l'épaule pour une dernière vérification: oui, c'était bien Camille! Ils se lancèrent dans une joyeuse bagarre, comme deux jeunes chiots qui s'amusent!

Manette attendait la fin de leur démonstration d'amitié sans comprendre ce qui se passait. Effrayée de leur jeu quelque peu violent, elle commença à sangloter doucement. Elle pensait que Camille était un ennemi qui leur avait tendu un guet-apens pour les livrer à un commissaire de police. Quand Jean l'entendit, il mit toute sa douceur à la rassurer:

— Manette, c'est Camille dont je t'ai parlé, le meilleur ami que j'aie jamais eu! Et s'il ne t'avait pas rencontrée au marché, je ne t'aurais jamais retrouvée! A travers ses larmes, elle regarda Camille qu'elle ne reconnut pas à cause de l'obscurité des lieux. Mais quand elle entendit sa voix, elle fut tout à fait rassurée et se détendit. Ils parlèrent longtemps de tout ce qui leur était arrivé ce jour-là... Jean raconta son séjour dans le grenier de la maison de Mme Jourdain et comment tout s'était terminé: vers minuit, il avait soulevé le loquet à l'aide de son couteau sans réveiller les deux femmes à l'étage inférieur. Puis ils avaient quitté la maison par la porte principale qui s'ouvrait facilement de l'intérieur! Ensuite, ils avaient eu le bonheur de trouver Camille à la cachette. Camille aussi, bien sûr, fit le récit de son après-midi au cloître et Jean n'en revenait pas qu'il ait eu la brillante idée de se cacher au-dessus de la porte.

Ils parlèrent et répétèrent encore et encore leurs histoires jusqu'à ce que Manette soit si fatiguée qu'ils décidèrent de prendre un peu de repos durant les quelques heures qu'il restait avant le lever du jour...

Chapitre 16 – Camille se déguise en fille

Comme d'habitude, Jacob avait ouvert l'auberge à une heure très matinale. Il nettoyait la salle à ce moment-là, plutôt que le soir après la fermeture, parce qu'il y faisait plus clair et qu'il n'y avait pas encore de clients à servir. Après avoir lavé le sol, il passa une éponge humide sur les tables et les chaises. A présent, il rinçait les verres dans un grand baquet rempli d'eau. Au moment où il les sortait pour les essuyer, la porte s'ouvrit brusquement et quelqu'un se précipita à l'intérieur. C'était Juliette!

— Où est votre femme, Jacob? demanda-t-elle. Et, sans attendre, elle poussa la porte du salon. Surpris, Jacob contempla la porte déjà refermée.

«Drôlement pressée, se dit-il en reprenant son travail. Je me demande ce qui se passe...»

Quelques instants plus tard, sa femme apparut:

— Jacob! Rends-toi chez Mme Jourdain! Sa petite nièce s'est enfuie!

Cette nouvelle prit Jacob de court, mais il parvint à cacher sa surprise.

— Personne ne m'a jamais dit qu'elle avait une nièce chez elle. Et si elle est partie, ce n'est pas mon affaire, ou bien? Je n'y peux rien... répondit-il.

— Ne sois pas un rustre, Jacob. Viens écouter l'histoire de Juliette. Peut-être pourras-tu leur donner un conseil. C'est une de mes meilleures amies, tu devrais manifester un peu d'intérêt!

Voyant sa femme plutôt déterminée, il s'essuya lentement les mains et la suivit dans la pièce où Juliette, dans tous ses états, attendait.

Elle lui raconta que, ce matin, elles avaient découvert la disparition de Marie. Elle dormait toujours au grenier, mais le verrou avait été enlevé et on ne l'avait pas retrouvée... C'était incompréhensible, car chaque nuit elles fermaient la porte et Mme Jourdain gardait la clé dans sa chambre.

— Peut-être se cache-t-elle dans une armoire, suggéra Jacob sans manifester le moindre étonnement.

Il n'aimait pas du tout l'idée d'enfermer la petite fille pour la nuit, mais il était assez malin pour se retenir de donner son avis.

— Oui, répondit Juliette. C'est ce que nous avons d'abord pensé et nous avons fouillé toute la maison sans la trouver. C'est pourquoi madame m'a envoyé ici demander l'aide de Jacob. Si vous étiez assez aimable pour venir, peut-être pourrez-vous découvrir comment elle a trouvé le moyen de s'enfuir, parce que ceci nous échappe complètement. Nous n'avons rien entendu hier soir et son frère n'a pas pu l'enlever, puisqu’il a été arrêté hier en fin d'après-midi...

A ces mots, Jacob sentit son sang se glacer. Ainsi, Jean était tombé entre leurs mains! Il parvint heureusement à se maîtriser et ne montra pas la moindre émotion qui aurait pu le trahir. D'un ton léger il demanda, comme s'il ne savait rien:

— Son frère? Ah! alors elle a de la parenté ailleurs encore? Sa question suffit à délier les langues des deux femmes qui lui racontèrent avec beaucoup de détails l'histoire de Marie, que, naturellement, il connaissait déjà. Il fit semblant d'écouter attentivement mais, au-dedans de lui, il était très inquiet pour Jean.

— Comment se fait-il que son frère se trouve à Paris? demanda-t-il.

— Ce garçon, un drôle d'hérétique, s'est enfui de son village il y a déjà plusieurs mois. Père Francis de Lisieux nous avait envoyé une missive nous avertissant qu'il pourrait bien un jour faire son apparition. Nous n'y avons pas vraiment prêté attention: jamais nous n'aurions pensé qu'il puisse arriver sans se faire arrêter en route! Mais avant-hier, je l'ai vu au marché! Il était tranquillement assis à côté d'une pile de paniers et il était en pleine conversation avec Marie pendant que je ne la surveillais pas! Et hier, il était en face de la maison! Je suis tout de suite allée raconter au prêtre ce qui se passait et il a envoyé quelqu'un pour se saisir de lui et l'amener au couvent des Bénédictins.

En entendant parler de paniers, le souvenir de ce qui s'était passé à l'auberge quelques semaines auparavant revint subitement à la mémoire de la femme de l'aubergiste.

— Jacob! Te rappelles-tu ces petits fabricants de paniers que tu as dû jeter à la rue parce qu'ils n'avaient pas de quoi payer? Il s'agit peut-être de l'un d'eux! Qui sait s'ils ne sont pas deux au lieu d'un seul?

— Euh, je ne pense pas, répondit Jacob évasivement. Bien sûr, c'est possible, mais cela fait déjà un bon moment...

Au fond de lui-même, il était bien content d'avoir donné l'impression de les chasser. Maintenant, il allait être difficile de prouver qu'il les avait aidés. Il serait peut-être même dans son intérêt de se rendre chez Mme Jourdain: il pourrait apprendre quelque chose d'utile pour sa propre sécurité!

À suivre