La fuite

A. Van der Jagt

Résumé: Alors que Camille se trouve enfermé dans un monastère, Jean a réussi à s'introduire dans la maison où Manette est gardée prisonnière. Mais Mme Jourdain – la propriétaire des lieux – et son intendante sont rentrées au logis avant qu'ils aient eu le temps de prendre la fuite. Jean s'est alors caché derrière la paillasse de sa sœur en attendant que les deux femmes soient endormies. Les voilà maintenant en train de quitter la «prison» de Manette.

Chapitre 15 - Frère Bénédicte, le geôlier

Quelle humiliation pour Camille d'avoir été arrêté ainsi en pleine rue! Mais il ne pouvait s'en prendre qu'à lui... Car après avoir surveillé la maison pendant plusieurs heures sans que rien ne se passe, il avait relâché sa vigilance et n'avait plus trop pris garde aux passants ou à la maison elle-même. Il rêvait tout éveillé à ses parents, à sa vie d'avant. Et il avait été pris de court quand il avait entendu quelqu'un dire derrière son dos: - C'est lui! C'est le frère de Marie!

Il avait tout de suite compris la situation et avait essayé de s'enfuir, mais un homme fort l'avait saisi et secoué violemment. Il s'était débattu de toutes ses forces, sans parvenir à se libérer. L'homme le tenait par la nuque et l'aurait plutôt étranglé que laissé échapper! Quand Camille se calma pour reprendre haleine, son attaquant changea de prise: d'une main il serra son bras comme dans un étau, de l'autre il le prit si fermement par la nuque que le garçon fut forcé d'avancer sans pouvoir offrir une résistance efficace.

Il y avait eu plusieurs témoins de la scène, mais aucun n'avait levé le petit doigt ni manifesté le moindre intérêt à l'affaire et encore moins posé de questions.

Il avait donc dû suivre l'homme jusqu'à ce monastère.

Un moine ouvrit la porte et fut plutôt surpris de découvrir des visiteurs inattendus. L'homme ne perdit pas son temps à expliquer sa présence, mais poussa Camille à l'intérieur. Il sortit une lettre de sa poche qu'il remit au moine sans relâcher pour autant la nuque de son prisonnier.

— Veille à ce qu'elle soit remise à l'abbé. Père Ambroise ordonne que ce garçon soit retenu pour quelques heures jusqu'à ce qu'il ait le temps de l'interroger dans la soirée. Le moine fit la grimace et répliqua:

— Vous feriez mieux de revenir ce soir, car l'abbé est absent et ne rentrera que très tard...

— Vous ne pensez tout de même pas que je vais le tenir comme ça toute la journée? s'énerva l'homme. C'est un dangereux huguenot. Nous n'avons pas d'endroit où le garder, alors j'ai reçu l'ordre de l'amener ici. Vous les moines, vous avez assez de place pour le mettre au frais quelques heures et vous feriez mieux de vous exécuter!

— Pas possible! s'écria le moine tout effrayé. Voici donc un hérétique? Je n'en ai jamais vu de si jeune. Comment un brave garçon ayant si bonne allure peut-il être aussi mauvais? Parfois Satan lui-même revêt les vêtements d'un saint et cela doit être le cas ici. Mais où pourrais-je le garder? Je dois rester à la porte et je n'ai pas de cellule assez résistante pour l'enfermer de manière suffisamment sûre! Non, c'est vraiment impossible! Pourquoi n'allez-vous pas demander ailleurs?

L'homme perdit patience:

— Maintenant, écoutez-moi! L'abbé ne vous pardonnerait pas de le laisser s'échapper. Ce soir, Père Ambroise passera pour l'interroger et le reprendra.

— Oui, mais ne pensez-vous pas qu'il peut s'enfuir de toute manière? On m'a raconté que les huguenots ont fait un pacte avec le diable. Peut-être que le Malin les aide à disparaître?

Tout le long de la conversation, le pauvre moine n'avait cessé de faire le signe de croix. Selon toute apparence, il était une âme simple et superstitieuse, et l'idée que le diable pourrait prêter main forte à Camille le terrorisait. L'homme eut toutes les peines du monde à le persuader que ce vaurien était un huguenot ordinaire qui n'avait rien à attendre de l'enfer.

Le moine finit par se ranger à cette idée et ouvrit la porte d'une petite cellule à quelques pas de l'entrée.

— Il ne peut pas sortir d'ici, si vous dites la vérité. Mais êtes-vous bien sûr qu'il n'est pas dangereux?

Son interlocuteur ne prit même pas la peine de répondre et jeta un coup d'œil à la pièce. Quand il eut constaté qu'elle convenait très bien, il poussa rudement Camille à l'intérieur, ferma la porte et rendit la clé au moine.

— Si j'étais vous, je contrôlerais de temps à autre. Rien ne pourrait être pire pour vous que votre abbé ou le Père Ambroise ne le retrouve pas là ce soir...

Et, sans plus perdre de temps à discourir, il gagna la porte et disparut avant que le moine ait pu ajouter quoi que ce soit. Camille, jeté au sol avec violence, se releva lentement en frottant sa nuque et regarda autour de lui. Cela avait tout l'air d'être la cellule d'un moine. Dans un coin, il y avait un lit garni d'un matelas de paille. A côté, une chaise de prière complétait le mobilier. Au mur, une image de Marie. Sur un autre mur, une toute petite fenêtre. La porte était de chêne massif et vraisemblablement bien fermée à clé... Abattu, Camille s'assit sur le matelas. Voilà qu'il s'était mis dans une situation bien désespérée! S'il ne pouvait sortir d'ici, Jean allait se faire prendre lui aussi!

La seule lueur d'espoir était qu'ils le prenaient pour Jean. Qui sait? Peut-être le laisseraient-ils partir quand ils s'apercevraient de leur erreur? Quoique... c'était peu plausible. Comment pourraient-ils savoir qu'ils se trompaient vu qu'ils ne connaissaient ni l'un ni l'autre? En l'interrogeant, il serait très facile pour eux de déceler en lui un huguenot! Et que feraient-ils quand ils auraient découvert la vérité?

Allait-il devoir passer le reste de sa vie dans une petite cellule à l'intérieur d'un cloître? Cela le faisait frissonner rien que d'y penser...

Tout avait mal marché: il était prisonnier et Jean allait aussi tomber entre leurs mains! Il se jeta à genoux et commença à prier. Il ne chercha pas des mots qui sonnaient bien mais il demanda, d'une voix défaillante, la force et le courage de ne pas renier son Sauveur.

Après sa prière, le calme revint en lui. Il se leva et reprit place sur le matelas. Il était peu probable qu'il se passe quelque chose dans l'immédiat, car il était encore tôt dans l'après-midi et, d'après la conversation de tout à l'heure, il savait qu'il n'avait rien à attendre avant la tombée de la nuit.

Frère Bénédicte, dont la tâche était d'ouvrir la porte aux visiteurs, n'était pas seulement un être simple, mais aussi un amateur incorrigible de colportages. Quels que soient les scandales ou les calomnies, son imagination les embellissait puis il s'en servait pour lancer des attaques contre des innocents. Parfois, il s'attirait des ennuis, mais rien ne pouvait le guérir de ce mauvais penchant.

Petit à petit, il s'habituait au fait qu'un garçon huguenot occupait une cellule du cloître et il se mit à savourer cette idée, tout en conservant un peu de crainte. Il ne s'était jamais demandé qui étaient les huguenots ni ce qui caractérisait leur foi, mais cela n'avait aucune importance. Ils n'adressaient pas de prières à Marie, et cela suffisait pour en faire des hérétiques. C'était une grande surprise pour lui qu'il s'agisse d'un jeune garçon qui, de plus, avait l'air bien inoffensif! Il s'était toujours imaginé que les enfants huguenots res­semblaient à des criminels! Être le geôlier d'un de ces huguenots était une expérience qui pimentait sa morne existence et il allait en tirer tout ce qu'il pouvait.

Une fois par heure, il allait observer Camille par un petit judas qui servait à surveiller les moines et à les surprendre s'ils s'endormaient pendant leurs oraisons. Il avait lui-même haï ce petit trou par lequel on pouvait l'espionner mais, aujourd'hui, il en appréciait toute l'utilité: il pouvait inspecter la cellule sans être vu! Mais il était un peu déçu: chaque fois qu'il jetait un coup d'œil, le garçon était sagement assis sur le matelas au lieu de se démener, plein de rage, comme il l'avait espéré.

Camille était là depuis plusieurs heures. Il avait compris qu'il ne servait à rien de faire du bruit pour attirer l'attention, car aucun son extérieur ne lui était encore parvenu.

Une fois la porte verrouillée derrière lui, il avait d'abord considéré sa propre situation, puis ses pensées s'étaient tournées vers ses amis. Mais il ne voyait aucun moyen de sortir.

A plusieurs reprises, il s'était demandé s'il aurait été de quelque utilité de parler au moine, son geôlier, pour essayer de le convaincre de le laisser partir. Mais il ne tenta même pas l'expérience qu'il savait perdue d'avance: le moine craignait bien trop l'abbé, cela se voyait.

La seule issue était la porte, fermée à clé bien sûr! Si le moine entrait dans la cellule, il pourrait toujours essayer de lui passer entre les jambes en courant...Mais le religieux ne se risquait pas à s'approcher d'un hérétique et se contentait de l'observer par le judas. En observant la porte, Camille remarqua son cadre particulier. Une lourde planche, large de presque trente centimètres et longue de plus d'un mètre surplombait l'entrée. Elle avait sûrement été prévue pour supporter la statue d'un saint quelconque, qui avait disparu depuis. Il se demanda quel avait été le poids de la pierre... puis, petit à petit, son esprit échafauda un plan de fuite qui pourrait réussir...

Il attendit que le moine vienne jeter son petit coup d'œil, puis, dès qu'il entendit les pas s'éloigner, il se mit au travail. Il déplaça le matelas contre le mur, sous la fenêtre, pour donner l'impression qu'il était sorti par cette voie. Ensuite, il essaya par tous les moyens de se hisser sur le rebord au-dessus de la porte. C'était difficile d'y parvenir sans faire un bruit qui aurait pu alerter Frère Bénédicte. Heureusement, l'encadrement de la porte était fait de poteaux sculptés où il pouvait placer ses orteils. L'exercice lui prit moins de temps que prévu et, avec un soupir de contentement, il s'installa sur la poutre. La demi-heure qui suivit fut très longue car rien ne se passa! Il commençait à souffrir de sa position inconfortable et il n'osait pas bouger, craignant de basculer. Il se demandait comment il allait tenir ainsi crispé, quand il entendit le petit volet glisser lentement... Il allait savoir d'une minute à l'autre si son plan avait réussi ou non!

Frère Bénédicte s'ennuyait à mourir. Pas un seul visiteur n'était venu le distraire de tout l'après-midi. Il était resté assis sur sa chaise dans le long corridor, luttant contre le sommeil.

Il se leva pour aller espionner son jeune détenu. Pourquoi ne pas discuter un moment avec lui, pour savoir d'où il venait et comment il avait été pris? Cela pourrait donner une histoire intéressante à raconter lors du souper!

Il ouvrit le judas s'attendant à le trouver assis sur le mate las comme toutes les autres fois. Mais, horreur, il avait disparu! Se frottant les yeux, il se demanda s'il rêvait ou s'il était témoin de sorcellerie. Où pouvait-il bien être? Là, le matelas! Il avait dû sortir par la fenêtre!

Généralement, il n'était pas un homme particulièrement leste, mais il sortit la clé de sa poche avec une précipitation qui ne lui ressemblait guère! Il ouvrit la porte, se rua vers la fenêtre en essayant de grimper sur le matelas, sans réaliser qu'elle était munie de barreaux de fer qui rendaient tout passage impossible! Le matelas ne supporta pas le poids du moine qui se retrouva par terre! Il se releva aussi vite qu'il le put et se précipita dehors, sans prendre la peine de refermer derrière lui... La fenêtre donnait sur le jardin et il était peut-être encore possible de rattraper le fugitif avant qu'il parvienne à franchir le mur de clôture. Il tra­versa le corridor, ouvrit une petite porte sur le côté et disparut dans le jardin où il se mit à chercher dans tous les coins.

À suivre