La fuite

A. Van der Jagt

Camille a enfin retrouvé la sœur de Jean, lors d'une rencontre fortuite au marché! Mais le plus dur reste à faire: délivrer Manette des griffes de Mme Jourdain et de son intendante, chez qui elle vit et où elle est traitée comme une esclave... Jean et Camille ont décidé de monter la garde devant la maison des deux femmes. Mais ces dernières ont repéré Camille et Mme Jourdain s'est empressée d'envoyer son intendante le dire au prêtre.

Après le départ de l'intendante, rien de plus ne se passa.

Jean avait longtemps espéré que les deux femmes se rendraient à l'église, ce qui lui aurait donné tout loisir de tenter quelque chose. Bien sûr, elles n'auraient pas manqué de fermer la porte à double tour, mais il aurait jeté des petits cailloux contre les vitres jusqu'à ce que Manette l'entende. Le voyant, elle aurait ouvert la porte et se serait enfuie avec lui! Et si elle n'entendait rien, il aurait trouvé un moyen de pénétrer à l'intérieur. Dans une maison comme celle-là, il devait bien y avoir une fenêtre ouverte, quoique... elles avaient toute l'air d'être fermées. Et si l'une d'entre elles avait été oubliée? Il était un peu loin pour distinguer clairement, mais il lui sembla que peut-être celle-là... Trop petite pour un homme, mais juste assez large pour un garçon de sa taille!

Il s'impatientait. Combien de temps encore devrait-il attendre pour que la voie soit libre, pour que l'autre femme quitte la maison, elle aussi? Jacob lui avait bien assuré qu'elles ne manquaient pas une messe, mais cela ne se vérifiait pas aujourd'hui!

Il regarda en bas de la rue où Camille se tenait, et se demanda s'il avait lui aussi les nerfs à vif. Camille n'avait pas bougé, il était à la même place depuis une demi-heure. Il détourna les yeux de son ami et se mit à regarder les passants. Soudain, son sang se glaça: que se passait-il? Derrière Camille, il vit se découper la silhouette de l'intendante accompagnée d'un homme à large carrure. En un clin d'œil, il comprit le danger qui les guettait. Sa première impulsion fut de crier un avertissement à Camille qui ne se doutait de rien. Mais il entrevit toute l'inutilité de ce geste: ils étaient déjà à sa hauteur et avaient l'air de lui parler. Camille se retourna pour voir à qui appartenaient ces voix, comprit tout de suite le manège et essaya de s'échapper. Mais, hélas! l'homme fut plus rapide, le saisit au col et le plaqua contre lui en serrant son bras. Tous les efforts de Camille pour se libérer furent vains: il ne pouvait se soustraire à la poigne de cet homme qui le traînait et le forçait à marcher.

La femme salua son complice puis rentra tranquillement dans la maison.

Alors Jean comprit. Elle avait sûrement repéré Camille, ses soupçons s'étaient éveillés et elle était allée chercher quelqu'un pour s'emparer de lui. Paniqué, il les regarda descendre la rue. «Voilà la fin de notre voyage ensemble», pensa-t-il... Mais non, il n'allait pas se laisser décourager si vite! Peut-être que tout n'était pas perdu...

Personne ne pouvait savoir que Camille n'était pas catholique romain, et on ne pouvait lui reprocher que son vagabondage. Il était assez intelligent pour ne pas se trahir et, après tout, il n'avait vu Manette qu'une seule fois dans sa vie. Ce qui troublait le plus Jean, c'était de constater que l'arrestation de son ami n'avait pas été menée par des soldats ou des policiers. Cet homme avait l'air d'être quelqu'un du peuple, tout ce qu'il y a de plus commun. Quelle pouvait en être la raison? Mais remettant ces questions à plus tard, il décida de les suivre pour voir où ils allaient. Il hésita un instant à se jeter sur l'homme pour lui faire lâcher sa proie mais renonça à cette folie. Il avait l'air si costaud qu'il aurait facilement maîtrisé un deuxième garçon. En plus, il y avait toujours des gens autour qui pourraient avoir l'idée de lui prêter main forte ou de poser des questions auxquelles il préférait ne pas avoir à répondre.

Il n'eut pas besoin de les suivre bien longtemps. Après avoir emprunté quelques rues, ils s'arrêtèrent devant une immense bâtisse que Jean reconnut pour être un monastère. L'homme s'arrêta devant la lourde porte et frappa, tenant toujours fermement Camille. La porte s'ouvrit et ils furent admis à l'intérieur. Quelques minutes plus tard, l'homme ressortit seul, et s'en alla sans jeter le moindre regard autour de lui.

Maintenant, Jean réalisa que tout était vraiment perdu... Camille enfermé dans un cloître! Cela signifiait que ces gens savaient qui il était! Il attendit plus d'une heure. Camille était à l'intérieur et rien ne montrait qu'il allait en sortir! C'était une terrible situation. Comment pourrait-il l'en tirer? Peut-être Jacob aurait-il une idée? Mais Jean savait bien, au fond, qu'il ne prendrait pas de risques. C'était bien trop dangereux... Humainement parlant, on ne pouvait rien faire. Mais est-ce que toutes choses ne sont pas possibles à Dieu? Une prière muette monta de son cœur tandis qu'il regagnait la cachette d'un pas lent.

«Toute chance d'aider Manette s'est évanouie, pensa-t-il. Cette femme va être encore plus méfiante et ouvrir l'œil.» Soudain, l'idée que cette ville était devenue dangereuse pour lui aussi le frappa. Beaucoup de gens avaient l'habitude de les voir ensemble, Camille et lui, et, qui sait, peut-être était-il déjà recherché? Il décida de rester caché quelques jours en attendant que tout se calme. Accablé, Jean se dirigeait vers l'étable. Il lui restait un bâtiment à longer avant d'arriver, quand, tout à coup, il aperçut deux femmes qui marchaient devant lui. L'une était la servante qui avait fait arrêter Camille, et l'autre devait être sa maîtresse, celle qui traitait Manette comme une esclave, se rappela-t-il amèrement... Arrivées à la hauteur du «Chat Pêcheur», elles traversèrent la rue et pénétrèrent dans l'auberge.

Il fut d'abord soulagé de ne pas avoir été repéré puis réalisa que c'était ce qu'il avait attendu toute la journée: Manette devait être seule dans la maison! C'était l'occasion unique et il fallait en profiter! S'introduire par la fenêtre était très risqué car on pouvait le voir depuis la rue, mais cela en valait la chandelle! S'il réussissait, la liberté de Manette n'était plus qu'une question de minutes!

Le crépuscule envahissait les rues et il n'y avait plus que quelques passants tardifs qui se hâtaient de retrouver leur foyer. S'il faisait très attention, personne ne le remarquerait.

Il parvint rapidement à destination. La petite fenêtre était toujours entrouverte. S'y glisser fut un jeu d'enfant. Comme il s'y attendait, il se retrouva dans la cuisine. Le silence était maître des lieux. Il ouvrit une porte et arriva dans un petit corridor menant à plusieurs pièces.

Après un court instant d'hésitation, il pénétra dans la première qui était le salon. Personne! Rapidement, il ouvrit deux autres portes qui menaient aux chambres à coucher. Sa chère petite sœur n'était pas là non plus et il s'en inquiéta. Et si elle avait été emmenée loin d'ici? Tout était possible avec ces deux femmes! Nerveusement, il se mit à appeler Manette par son nom. Mais il n'osait pas parler trop fort: quelqu'un pourrait l'entendre de l'extérieur! Où pouvait-elle se trouver si elle n'était pas dans une des pièces? Il chercha une porte de cave, mais n'en découvrit aucune. Pas d'accès conduisant à un éventuel grenier non plus. De plus, si elle était vraiment là, elle lui aurait déjà répondu... Désespéré, il appela de nouveau, plus fort cette fois, mais sans résultat. Après quelques minutes, il lui sembla entendre un sanglot. Comme un forcené, il revisita toutes les chambres mais sans pouvoir localiser le son. Peut-être que ce n'était pas elle après tout... Il renouvela quand même son appel:

— Si c'est toi, Manette, réponds-moi!

Et cette fois-ci, son oreille aux aguets perçut ces mots étouffés:

— Oui, je suis là, au grenier!

Il retourna dans la cuisine et découvrit la petite porte qui s'ouvrait sur un minuscule escalier. II se lança à l'assaut des marches. Le plafond était si bas qu'il devait se baisser pour ne pas se cogner le front. A l'autre bout, il y avait une porte munie d'un gros loquet. En quelques enjambées il y était, il ouvrit la porte et serra contre lui sa petite sœur en larmes.

Très ému lui aussi, il tapotait son épaule. Manette n'arrêtait pas de pleurer et rire tout à la fois. Puis ils se mirent à parler avec excitation. Finalement, Jean revint à la réalité.

— Nous devons nous dépêcher! Prends tes affaires et allons-nous-en avant que ces deux femmes ne reviennent! Nous parlerons plus tard, aussi longtemps qu'on voudra, mais pour l'heure faisons vite!

— Oui, allons-y! Mais je n'ai rien à prendre...

Manette le fit passer devant elle, effrayée à l'idée qu'ils avaient peut-être parlé trop longuement et... effectivement c'était trop tard! Au moment où ils arrivaient en haut des escaliers, la porte d'entrée s’ouvrit et ils entendirent les deux femmes entrer. Manette s'arrêta net, ne sachant que faire. Jean, plus accoutumé qu'elle aux situations d'urgence, l'attrapa et la fit rentrer dans la pièce. Il ferma la porte et le loquet extérieur retomba, les faisant prisonniers. Manette entendit le déclic et réprima un cri de terreur.

— Jean, on ne peut plus sortir! Nous sommes enfermés pour de bon, chuchota-t-elle. Mais Jean sourit, sachant avec quelle facilité il pourrait soulever le mécanisme en utilisant la lame de son couteau.

— Ne t'en fais pas, la rassura-t-il tout bas, je sais me servir de mon couteau! Je peux ouvrir la porte!

Il regarda autour de lui, mais la pièce était sombre. Dans un coin, il y avait un tas de chiffons.

Plaçant sa bouche tout contre l'oreille de Manette, il lui demanda si c'était son lit. Elle hocha la tête en signe d'acquiescement. Il lui expliqua alors qu'il allait se cacher entre le «lit» et le mur et qu'elle devrait ensuite le recouvrir. Puis elle ferait semblant de dormir. Il était en effet tout à fait possible que les deux mégères montent s'assurer qu'elle était toujours là! Manette en doutait car, depuis qu'elle vivait là, elle n'avait jamais vu l'une des deux femmes monter jusqu'ici. Mais heureusement qu'ils avaient pris ces précautions, car, trouvant la porte menant au grenier ouverte, elles s'interrogèrent: cela s'était-il passé tout seul ou la petite s'était-elle enfuie?

— Elle pourrait facilement avoir brisé le loquet et pris la poudre d'escampette, dit Mme Jourdain à Juliette, et elle l'envoya véri­fier sur-le-champ avec une bougie. Elle-même ne s'y serait pas risquée, elle avait une peur bleue des souris! En maugréant contre sa maîtresse et contre Manette qui leur causait tant de tracas, Juliette se mit à escalader les marches, ouvrit la porte du réduit et scruta l'intérieur. Par bonheur, quand elle vit Manette dormir profondément, elle n'entra pas et conclut que la porte s'était ouverte d'elle-même. Sans rien dire, elle redescendit et informa sa patronne que la gamine dormait à poings fermés. Quelques heures plus tard, les deux commères dormaient elles aussi, ce qu'attendaient Jean et Manette pour agir.

Jean avait eu tout ce temps pour réfléchir et il avait décidé qu'ils devaient s'en aller cette nuit même. Attendre le lendemain qu'elles partent à l'église aurait peut-être rendu leur fuite plus aisée, mais qui sait si cela n'aurait pas été trop tard? Il était très risqué de descendre les escaliers et traverser la maison alors que les deux femmes étaient présentes, mais il fallait le faire! Si on le découvrait ici, Jean savait ce qui l'attendait: une vie entière en prison et pire pour Manette, une vie au couvent! Il devait partir loin d'ici et sa sœur avec lui! Il n'oserait jamais la laisser en arrière, même pour quelques heures.

— Viens Manette, chuchota- t-il quand il fut sûr que le silence régnait en bas. Allons- y et fais bien attention: elles ne doivent pas nous entendre!

Ils se levèrent et avancèrent sur la pointe des pieds jusqu'à la porte.

À suivre