La fuite

A. Van der Jagt

Résumé: Jacob, le fils de mère Rosette, a mis une cachette à la disposition de Jean et Camille. Les deux garçons ont commencé à rechercher Manette, mais sans grand succès. Alors que Jean est parti faire une provision de joncs en vue de tresser de nouveaux paniers, Camille erre sur le marché. Il s'est assis pour se reposer et observe une femme accompagnée d'une fillette qu'elle ne cesse de houspiller.

La femme s'arrêta tout près de Camille et ordonna à son souffre-douleur de l'attendre là pendant qu'elle effectuait quelques dernières emplettes.

— Et fais bien attention, Marie, que personne ne se serve dans le panier! S'il manque quelque chose une fois arrivées à la maison, tu paieras toi-même, aussi vrai que je m'appelle Juliette! Et ne mange rien non plus! Sur ces paroles, elle la quitta pour retourner aux étals des maraîchers.

La fillette resta silencieuse, mais de grosses larmes roulaient sur ses joues. Camille se poussa pour lui faire de la place et lui dit:

— Tu dois être bien fatiguée. Assieds-toi et repose-toi. Si tu veux, je t'aiderai à surveiller ton panier.

Elle leva des yeux tout effrayés et secoua la tête. Mais Camille ne se laissait pas facilement décourager; il fit une nouvelle tentative:

— Tu t'appelles Marie, n'est-ce pas? Qui est cette femme? Ta mère? Allez, n'aie pas peur, assieds-toi et soyons amis! Reconnaissante de ces mots gentils, elle le regarda et répondit enfin:

— Cette femme est l'intendante de la maison où je travaille. Si elle me voit assise à discuter avec qui que ce soit, elle me battra dès que nous serons rentrées. S'il te plaît, laisse-moi, autrement je dois m'attendre au pire!

Comme il ne voulait surtout pas être responsable de nouveaux mauvais traitements, Camille garda le silence. Soudain, il lui sembla qu'il devait déjà avoir rencontré cette fillette car son visage lui était familier, il lui rappelait quelqu'un. Mais il ne trouvait pas qui... «Peut-être l'avons-nous rencontrée en vendant nos paniers, nous avons croisé tant de monde!» se dit-il. Il était perdu dans ses réflexions quand il pensa subitement qu'il pourrait lui demander si elle connaissait Manette.

— Marie, mon ami et moi sommes à la recherche d'une fille de ton âge nommée Manette. Aurais-tu déjà entendu parler d'elle?

Un sourire étonné se dessina sur ses lèvres et elle rougit de surprise et d'émotion:

— Moi, je m'appelle Manette! Pourtant ça ne doit pas être moi que vous recherchez...

— Mais cette femme t'a appelée Marie tout à l'heure! s'exclama Camille.

— Oui, tout le monde me dit Marie dans cette horrible maison, mais ma mère m'avait appelée Manette...

Camille sursauta, n'en croyant pas ses oreilles.

— Mais alors, tu dois être la petite sœur de Jean! Viens-tu de Lisieux?

— Oui... et j'ai bien un frère Jean. Mais je ne te connais pas, toi!

— Manette! Depuis des semaines nous essayons de te retrouver...

Mais il s'arrêta net: il venait d'apercevoir la femme qui arrivait derrière Manette et il préférait qu'elle n'entende pas leur conversation! Sans prévenir, elle gifla la fillette en pleine figure et lui dit:

— Tu sais que tu n'as pas le droit d'adresser la parole aux garçons. Prends ton panier et nous allons te montrer comment on traite les gamines désobéissantes comme toi!

Manette, tout ébranlée, se pencha sur son panier et laissa échapper de grosses larmes. La méchante femme dévisagea Camille de la tête aux pieds et lui lança:

Tu la connais, toi? De quoi te mêles-tu? Tu vas venir avec nous et on va savoir qui tu es!

Elle essaya de l'attraper par le bras mais Camille réussit à se dégager et s'enfuit à toutes jambes.

Il n'alla cependant pas trop loin, juste assez pour rester caché dans la foule et suivre de loin Manette et sa gardienne. Voilà pourquoi ce visage lui était si familier! C'était le portrait de Jean! Tout le monde pouvait deviner qu'ils étaient frère et sœur! Mais l'avoir retrouvée ne suffisait pas... Encore fallait-il savoir où elle demeurait, et vite! Il se mit à les suivre. A sa grande surprise, elles s'arrêtèrent devant une maison assez petite, à quelques rues seulement de l'auberge! La femme ouvrit la porte, et elles entrèrent.

Camille passa devant la maison au moins trois fois pour être sûr de la retrouver. Il espérait que Jean reviendrait assez tôt pour qu'il n'ait pas trop à patienter avant de lui annoncer la nouvelle! Sans perdre de temps, il alla droit à la cachette, mais, à son grand désappointement, Jean n'y était pas encore.

Il ne rentra qu'à la nuit tombante. Son cœur se gonfla de joie quand Camille lui raconta qu'il avait rencontré sa sœur. Il posa de nombreuses questions auxquelles Camille ne pouvait, bien entendu, pas répondre. Après tout, il n'était resté avec Manette que quelques instants et il ne se rappelait pas tous les détails de leur bref mais intense entretien. Jean voulut aller voir tout de suite la maison où elle vivait. Il faisait déjà trop sombre pour distinguer quelque chose, mais se dire que Manette était là, derrière ces murs, suffisait à son bonheur présent!

De retour à l'étable, ils trouvèrent Jacob qui les attendait. De temps à autre, il leur faisait une petite visite, quand sa femme était sortie ou qu'elle le croyait chez des amis. Ils lui firent le récit de leur journée. Jacob eut l'air très surpris:

— J'ai déjà remarqué cette pauvre enfant dans la rue. Je ne connaissais que son nom, Marie, et Mme Jourdain la faisait passer pour sa nièce. En tout cas c'est ce que j'avais appris par ma femme qui se trouve être sa meilleure amie... Personne, dans tout Paris, ne mène une vie aussi pieuse, en apparence, que cette dame-là. Pourtant, dans le voisinage, elle est connue pour sa langue fourchue toujours prête à répandre le commérage et la calomnie. Elle est au courant de toutes les rumeurs ou du dernier scandale, et s'en fait des gorges chaudes. C'est révoltant de voir comment elle maltraite cette enfant. La petite travaille du matin au soir et n'a pas un instant pour s'amuser dans la rue. Le seul moment où elle peut sortir, c'est quand elle doit accompagner l'intendante, qui est d'ailleurs aussi mauvaise que sa maîtresse, pour porter ses paquets. Elle se croit bien au-dessus du commun des mortels et ne s'abaisse pas à parler au petit peuple. Sa physionomie change du tout au tout quand elle aperçoit ne serait-ce que l'ombre d'une soutane! Alors personne n'est plus charmant, obséquieux et servile qu'elle. Ces deux créatures sont de la pire espèce!

Après avoir échangé tous ces renseignements, il fut décidé que Jean et Camille iraient en reconnaissance dès le lendemain autour de la maison, dans le but de trouver un moyen de faire évader Manette. Jacob n'avait pas de meilleure idée et leur fit remarquer que leurs chances étaient bien minces...

— Le mieux, c'est d'y aller très tôt, car Mme Jourdain et son intendante vont à la messe et laissent Manette seule à la maison. Mais faites bien attention, maintenant que vous êtes si près du but! Pendant ce temps, j'essaierai d'obtenir plus de renseignements auprès de ma femme. On ne sait jamais. Mais une chose, les garçons: quoi qu'il arrive, vous ne me connaissez pas! Cela devient un jeu dangereux et si vous étiez pris, je tiens à rester à l'écart du pouvoir des prêtres! Demain, je reviendrai, car je suis bien curieux de savoir comment vous allez mener cette affaire!

A peine Manette fut-elle entrée dans la maison, que la tempête éclata. Juliette lui attrapa le bras et la traîna dans le salon où Mme Jourdain était plongée dans son livre de prières. Dans le corridor déjà, elle l'avait accablée de reproches d'une voix aiguë et maintenant, surexcitée, elle racontait comment elle avait surpris cette vaurienne en train de parler à un garçon qui avait l'air de bien la connaître! Elle avait même entendu ce gamin l'appeler Manette alors que personne à Paris ne lui connaissait d'autre nom que Marie!

A ces paroles, Mme Jourdain fut elle aussi très contrariée et les deux mégères se mirent à gifler et pincer Manette pour lui faire avouer le nom de ce garçon... Que Manette soutienne qu'elle ne savait rien de lui ne faisait qu'empirer la situation... Elles ne la croyaient pas et essayèrent de lui faire dire qu'il s'agissait de son frère. Comme elles n'y parvenaient pas, et pour une bonne raison, elles l'envoyèrent au lit, ou plutôt dans le coin de grenier qui lui servait de chambre. Après avoir parlé de tout ce qu'elle savait de Manette, Mme Jourdain se leva, sortit une lettre d'un tiroir et la tendit à Juliette:

— Heureusement que le Révérend Père Francis m'a parlé de la fuite de son frère! Je n'ai montré cette lettre à personne, pas même à notre Révérend Père qui s'occupe ici de ce cas. Je n'avais jamais imaginé que son frère la retrouverait! Mais maintenant, les choses ont pris une autre tournure. Il faut que tu ailles lui faire part du contenu de cette missive. Peut-être aura-t-il une idée pour s'emparer de ce garçon. S'ils placent des gardes aux portes de la ville, il ne pourra plus s'en aller comme si de rien n'était! Quant à la gamine, laissons-la jusqu'à demain. Puis nous aviserons et nous suivrons les suggestions du Révérend Père.

Juliette s'empressa de se rendre chez le prêtre avec la lettre et revint avec un message: il était très heureux qu'elles aient porté ces nouvelles à sa connaissance, mais qu'elles ne se fassent pas trop de souci: il enverrait deux serviteurs dès qu'elles reverraient le garçon en question. Par ailleurs, il ne lui semblait pas nécessaire d'alerter les magistrats. Aussi longtemps que Manette resterait enfermée, il ne faisait aucun doute que son frère ne chercherait pas à sortir de la ville, puisqu'il était sûrement venu pour la délivrer.

Chapitre 14 - La libération de Manette

Le matin suivant, Jean et Camille montèrent la garde près de la maison. Pour ne pas attirer l'attention, ils gardèrent une distance raisonnable entre eux. Cela leur donnait l'avantage de pouvoir surveiller les deux côtés de la maison. Rien ne se passa pendant assez longtemps. Mais ce qu'ils ne savaient pas, c'est que Juliette avait repéré Camille par la fenêtre. Elle prévint sa maîtresse qui ne pouvait plus attendre de voir ce garçon qui s'intéressait de si près à Manette. Un coup d'œil lui permit d'affirmer aussitôt que, de toute évidence, il ne pouvait s'agir que de son frère.

— Regarde-le! Il a l'air encore plus mauvais que sa sœur!

— On ne peut faire confiance à de tels rebuts de la société, répondit Juliette à voix basse. Il nous tuerait s'il le pouvait!

Elles chuchotaient, oubliant dans leur excitation que Camille ne pouvait pas les entendre!

Après un bon moment, lassée de son espionnage, Mme Jourdain dit: «Je connais le moyen de me débarrasser de lui!» Elle donna des ordres à Juliette qui saisit un panier et sortit rapidement, comme si elle allait au marché. Cependant, après avoir tourné au coin de la rue pour que Camille ne la voie pas changer de direction, elle se dirigea droit sur la maison du prêtre. Elle lui rapporta que le frère de Manette surveillait leur demeure.

Le prêtre mit du temps à la comprendre, tant elle était confuse. Il crut d'abord que Manette s'était effectivement enfuie avec son frère, et il fut soulagé quand il saisit que la gamine était encore entre leurs mains.

— Etes-vous au moins bien sûres que le garçon est son frère?

— C'est tout son portrait!

— Écoutez, nous n'allons pas importuner un magistrat avec cette histoire, dit-il après avoir pesé le pour et le contre. Agissons par nos propres moyens. On pourrait l'enfermer quelques heures jusqu'à ce que j'aie le temps de l'interroger et de vérifier qu'il s'agit de son frère. Nous demanderons au curé de son village s'il désire que nous le lui renvoyions ou non. J'espère au moins que nous aurons une bonne récompense pour tout le mal que ce gosse nous donne!

Il réfléchit quelques instants à un moyen de le capturer sans aucune pitié.

À suivre