La fuite

A. Van der Jagt

Résumé : Arrivés à Paris, Jean et Camille se sont rendus à l'auberge tenue par Jacob, le fils de mère Rosette. Jacob a rapidement deviné que les deux garçons étaient des huguenots, mais quand il a su que Jean avait passé plusieurs jours chez sa mère, il a désiré connaître tous les détails de cette rencontre et a promis aux garçons de les aider en souvenir de sa mère. Il leur a donc donné rendez-vous devant l'auberge, à la nuit tombante. En attendant ce moment, Jean et Camille se promènent dans la ville, tout en se demandant s'ils peuvent faire entièrement confiance à Jacob et lui raconter toute la vérité.

Camille ne trouvait pas très prudent de discuter de tout cela en parcourant les avenues. Les garçons étaient fort impressionnés par cette ville. Les rangées de maisons s'étendaient à perte de vue et les bâtiments étaient de taille et de forme très variées. Les petites églises et les immenses cathédrales étaient innombrables. Les rues étaient bondées et une quantité incroyable de véhicules de toute sorte circulaient sur la chaussée. Leurs conducteurs faisaient peu de cas des piétons et nos deux amis eurent plus d'une fois à sauter prestement de côté pour éviter de passer sous les roues. Ce qui les frappait le plus, c'était le luxe qui régnait à côté de la misère extrême. Dans les rues basses, les pauvres gens vivaient entassés dans des maisons sales, et les enfants qui jouaient dans les cours avaient des visages pâles et maladifs. De nombreux infirmes et mendiants réclamaient de l'argent à la sortie des églises dans l'espoir d'émouvoir la charité chrétienne des pieux fidèles.

La ville de Paris, la puissante capitale qu'ils avaient enfin atteinte, ne leur plaisait pas du tout. D'ailleurs, ils avaient bien d'autres soucis en tête: comment trouver Manette parmi cette population si nombreuse? Jean ne l'avait plus revue depuis deux ans et il s'imaginait qu'elle avait changé... Et il y avait tellement de monde qu'il devait être plus facile de trouver une aiguille dans une botte de foin qu'une fillette dans toute cette ville! Ils retournèrent le problème dans tous les sens, mais aucune solution ne leur vint à l'esprit. Finalement, Camille suggéra:

— Je suis sûr qu'elle doit se rendre à l'église tous les jours. Il ne nous reste plus qu'à nous tenir à la sortie des offices. On devrait la reconnaître parmi les fidèles. Si l'idée paraissait bonne, tout leur courage s'évanouissait quand ils considéraient le nombre d'églises qu'il y avait dans cette ville: cela leur prendrait des semaines… et l'argent viendrait à manquer s'ils devaient rester si longtemps à Paris, à moins qu'ils ne trouvent un moyen d'en gagner.

Au coucher du soleil, les deux amis se placèrent à proximité du «Chat Pêcheur», après avoir eu toutes les peines du monde à retrouver l'auberge! Juste en face, ils avaient repéré une sorte d'alcôve d'où ils pourraient garder un œil sur la porte, en toute discrétion. A présent, la nuit était tombée et ils se demandaient s'ils avaient eu raison de faire confiance à l'aubergiste, quand quelqu'un sortit, éclairant la rue avec sa lanterne. Comme les clients quittaient généralement l'au-berge sans lumière, ils étaient presque sûrs qu'il s'agissait de Jacob. Ils en eurent la confirmation quand la lanterne éclaira son visage.

Ils pouvaient le suivre aisément, car il marchait d'un pas mesuré pour ne pas trébucher dans le noir. Il s'engagea soudain dans une allée si étroite qu'il fallait se suivre à la file. C'était une impasse terminée par une petite porte. Jacob s'arrêta et attendit les deux garçons tout en cherchant une clé dans sa poche. Dès qu'ils l'eurent rejoint, il ouvrit la porte, les fit entrer et la referma aussitôt. Ils se trouvaient dans une pièce minuscule qui avait dû servir d'écurie pour trois che-vaux peut-être, mais aujourd'hui désaffectée. Une porte de taille normale leur faisait face et, à droite, une échelle menait à l'étage supérieur.

Sans mot dire, leur guide se mit à gravir les échelons. Jean et Camille le suivirent. Ils découvrirent une sorte de grenier presque vide, avec un peu de paille dans un coin. Jacob s'assit le plus confortablement possible et déposa la lanterne sur le sol. Quand il vit les deux amis le fixer en silence, il se mit à rire de bon cœur:

— Vous avez l'air d'être tombés dans l'antre d'un brigand contre votre gré! N'est-ce pas une place de choix pour passer la nuit? Demain je vous servirai un copieux petit déjeuner puis vous serez libres d'aller où bon vous semblera. Allez, ne soyez pas timides! Prenez un peu de paille et installez-vous! Puis nous pourrons discuter un moment. Ma femme pense que je suis chez un ami et ne m'attend pas avant minuit. J'ai apporté à boire. Et en disant cela, il sortit deux bouteilles de vin qu'il posa à côté de lui.

— En fait, savez-vous où vous êtes? Juste derrière le «Chat Pêcheur»! La grande porte en bas donne sur la cour derrière l'auberge. Le propriétaire pré cédent utilisait l'écurie pour les chevaux des voyageurs, mais comme nous ne faisons pas d'hôtellerie, nous n'utilisons pas les dépendances. Alors, buvons un verre et parlons de ma mère!

Les garçons se sentirent vite à l'aise avec cet homme jovial. Jean fit le récit complet de son séjour chez mère Rosette et accepta de répondre à toutes les questions de Jacob. Puis il mentionna sa pièce en or et la possibilité de pouvoir l'échanger contre des pièces de moindre valeur, plus faciles à utiliser. Jacob ne répondit pas tout de suite, mais réfléchit:

— Jean, je suis vraiment content que tu ne te sois pas laissé effrayer par ma mère et que tu aies pu lui être en aide. Tu as même dit qu'elle aurait voulu te garder pour prendre la place que j'ai laissée... Cela veut dire qu'elle t'appréciait vraiment. Je pense que je vais vous aider du mieux que je pourrai. Mais vous ne pouvez exiger de moi que je prenne des risques sans connaître le fin fond de l'histoire. Dès le premier instant où je vous ai vus, j'ai compris que vous étiez des huguenots. Ce que je ne sais pas, c'est ce que vous faites à Paris. Si vous cherchez à fuir le pays, vous étiez plus près de Marseille où vous auriez pu embarquer en toute sécurité... Vous feriez mieux de tout m'expliquer, alors j'essaierai de faire ce qui est en mon pouvoir sans prendre trop de risques. Je suis sûr que c'est ce que ma mère voudrait que je fasse et que c'est pour cela qu'elle vous a envoyés vers moi avec cette pièce d'or. Jean saisit tout de suite que cette requête était bien légitime et entreprit de raconter toute la vérité. D'abord hésitant, il prit de l'assurance au fil du récit, jusqu'à ce qu'il eut tout révélé. Un grand silence suivit ses paroles.

— C'est bien plus difficile que ce que j'imaginais, les garçons... Je pensais qu'en vous fournissant la monnaie de votre pièce j'allais vous remettre sur la route, mais maintenant je vois que ma proposition de vous aider implique de retrouver et libérer cette petite Manette... ça, je ne peux pas m'y lancer. C'est votre travail. Je pense que ce que vous pouvez attendre de moi, c'est de laisser cette cachette à votre disposition tout le temps qu'il vous faudra. Chaque matin, ou plutôt chaque soir, au couvert de la nuit, je vous amènerai de la nourriture. As-tu une idée où vit ta sœur, Jean?

Ils durent confesser leur ignorance. Jacob ne put s'empêcher d'éclater de rire:

— Vous n'allez pourtant pas fouiller toutes les maisons de Paris? J'ai bien peur que vous n'ayez aucune idée de l'étendue de cette ville... En plus, si elle a été placée dans un couvent, il vous sera totalement impossible de la localiser. J'admire votre courage, mais, croyez-moi, mieux vaut renoncer tout de suite. Vous perdez votre temps... Si j'étais vous, je me remettrais en route avant que l'hiver s'installe. Nous sommes déjà en septembre et dans six à huit semaines, il fera trop froid pour pouvoir se contenter d'un lit de paille. Vraiment, je vous assure qu'il serait mieux d'abandonner tout de suite. Les deux amis protestèrent vivement et répondirent qu'ils allaient au moins essayer. Jacob déclara alors pensivement:

— Peut-être que je pourrais me risquer à questionner ma femme... on ne sait jamais. Mais je ne l'ai jamais entendue parler d'une Manette. Quel âge a-t-elle et comment est-elle?

Il se faisait tard quand ils eurent fini de rassembler tous les renseignements susceptibles de les conduire à Manette. Jacob se leva pour rentrer. Il donna à Jean la clé de la petite porte et reprit sa lanterne.

— J'utiliserai la grande porte quand je viendrai déposer de la nourriture.

Les garçons se retrouvèrent seuls, en sécurité, heureux d'avoir trouvé de l'aide, malgré le peu d'encouragements qu'ils avaient reçus. Camille remarqua:

— Jean, ne penses-tu pas que Dieu nous a guidés jusqu'ici? Pourquoi ne nous aiderait-il pas à retrouver Manette? N'est-il pas écrit dans la Bible: «Demandez et il vous sera donné»? Moi je pense qu'il faut commencer nos recherches dès demain. Nous irons observer les fidèles et essayer de vendre les paniers qui nous restent dans les maisons du voisinage. Ne nous laissons pas décourager mais continuons de faire confiance au Seigneur.

Chapitre 13 : Camille retrouve Manette

Deux semaines plus tard, Camille arpentait seul les rues de Paris. C'est en vain que les garçons s'étaient tenus à la porte d'innombrables églises pour tenter d'apercevoir Manette parmi les paroissiens. Ils passaient leurs nuits dans la cachette de l'aubergiste qui leur apportait plus de victuailles qu'ils ne pouvaient en consommer et qui était devenu un véritable ami. Il avait même demandé à sa femme si elle avait déjà entendu parler d'une certaine Manette, mais la réponse avait été négative. Personne ne savait où elle était. Finalement, Jacob leur conseilla de faire du porte à porte pour vendre leurs paniers et leur indiqua où trouver des joncs pour en fabriquer de nouveaux. Ils avaient passé de longues journées à vendre leur marchandise sans récolter le moindre indice sur Manette.

Ce jour-là, Jean était parti faire une provision de joncs et avait laissé Camille seul. Ce dernier s'était alors mis à la recherche de Manette, mais il réalisait qu'il avait moins de chances que Jean, puisqu'il ne la connaissait pas! Le seul moyen était de continuer d'interroger les gens et... d'espérer. Il ne s'attendait pas à avoir plus de succès que les autres jours, mais il ne voulait pas rester enfermé toute la journée. Il s'était alors muni des deux paniers qui restaient et s'était mis en route. Mais où se diriger? Il en avait assez d'aller sonner aux portes. Pourquoi ne pas se rendre au marché? Il y arriva en quelques minutes et se mêla à la foule colorée. En se promenant entre les étals de légumes, il prêtait l'oreille aux commérages qu'il trouvait bien divertissants! Finalement, fatigué de vagabonder, il chercha des yeux un endroit pour se reposer. Il se trouvait près du centre du marché, vers la fontaine publique entourée d'un mur bas de grosses pierres. Il s'assit sur un des blocs et se mit à observer les passants. La plupart étaient des femmes pauvrement vêtues qui savaient d'un seul coup d'œil déceler où faire les meilleures affaires. Elles étaient expertes en négociations et réussissaient à faire baisser pratiquement de moitié le premier prix articulé par le marchand. Il vit aussi une femme habillée d'une manière un peu plus élégante, qui devait sûrement être cuisinière dans une grande maison, car sa servante avait bien de la peine à porter toutes les provisions qu'elle achetait. Vers la fin de l'après-midi, une femme plutôt imposante arriva près de l'endroit où il se tenait, accompagnée d'une petite fille qu'elle avait chargée d'un immense cabas rempli à ras bord de toutes sortes de légumes. Il ne put s'empêcher de les dévisager parce que la fillette lui faisait vraiment pitié. Son panier était bien trop lourd pour elle: elle n'avait pas la force de le soulever et devait le traîner à côté d'elle. Elle avait un air si fatigué...

Chaque fois qu'elle s'arrêtait pour reprendre haleine, la femme le lui reprochait vertement. «Elle n'a pas l'air facile à vivre, se dit Camille indigné. Si elle avait bu une bouteille de vinaigre elle n'aurait pas eu un air plus acide et revêche! Et quelle expression désagréable! Les coins de sa bouche s'abaissent tant qu'on pourrait croire qu'elle n'a jamais souri de sa vie!»

À suivre