La fuite

A. Van der Jagt

Résumé: Jean poursuit son chemin en compagnie de Camille. Ils ont eu la bonne idée d'assurer leur subsistance en vendant des paniers. En effet, Camille sait en tresser et a enseigné son art à Jean.

Nous nous trouvons maintenant à Paris, à l'intérieur d'une auberge baptisée «Au Chat Pêcheur».

Cela faisait bien une heure que l'aubergiste était assis là, profitant de la tranquillité matinale. Il était plongé dans ses pensées, rempli d'un contentement naturel. Ses affaires avaient bien prospéré ces dernières années. D'abord moussaillon, il avait voyagé autour du monde. Il n'avait pas gagné grand-chose, surtout au début, mais il vivait de peu et avait pu mettre quelques sous de côté. Son pécule avait prodigieusement augmenté quand il avait trempé dans des histoires de contrebande qu'il délaissa quand cela devint trop risqué. Il monta alors à Paris pour trouver un petit emploi tranquille. Il découvrit que sa femme avait aussi quelques biens et, à eux deux, ils purent acquérir cette auberge, investissement qu'il n'avait jamais regretté.

Sa femme maintenait l'ordre et la propreté et il aimait quand tout était immaculé. Non seulement excellente cuisinière, ce dont on ne doutait pas en voyant l'embonpoint respectable de son époux, elle avait le contact facile et attirait ainsi beaucoup de clients: sa dévotion était connue loin à la ronde et les religieuses du voisinage appréciaient sa compagnie. Dans tout Paris, le clergé lui avait fait une bonne réputation. Cela ne dérangeait pas trop l'aubergiste. Du moment qu'il pouvait y trouver son compte, il vendait ses boissons à qui voulait les consommer! De temps à autre, il faisait acte de présence à l'église puisque sa femme y tenait à cause du qu'en-dira-t-on, et cela était bon pour les affaires. Mais il n'était pas du tout attaché aux traditions ou croyances de l'église romaine.

Soudain, au beau milieu de sa rêverie, la porte s'ouvrit pour laisser entrer deux garçons à la mine resplendissante de santé, la peau brunie par le soleil et le dos chargé de paniers.

— Encore des vauriens de la campagne, se dit l'aubergiste. Pour lui, tout étranger à Paris devait forcément habiter la campagne!

Les voilà qui avaient pris place à une table.

Jean et Camille avaient mis bien du temps et des efforts pour parvenir à Paris, sans difficultés particulières d'ailleurs. Ils ne s'étaient pas hâtés outre mesure le long du chemin. L'idée de vendre des paniers s'était révélée particulièrement profitable et ingénieuse.

En fait, les fermières ne pouvaient en général pas payer les corbeilles, faute d'argent, mais leur offraient volontiers un bon repas en échange.

Les seuls endroits où ils pouvaient espérer gagner quelques sous étaient les bourgs ou les petites villes, où les dames de la bonne société se plaisaient à donner une ou deux pièces pour un panier. Après tout, c'était bien pratique pour aller au marché!

L'auberge «Au Chat Pêcheur» avait été facile à trouver; ils avaient demandé qu'on la leur indique. Quand on leur avait dit que religieuses et moines en avaient fait leur établissement de prédilection, ils avaient été quelque peu refroidis. Ils avaient alors échafaudé un plan: Jean commanderait un repas pour les deux, entamerait la conversation avec l'aubergiste et jugerait quel homme il était.

Jacob, l'aubergiste, retira ses pieds de la chaise où ils reposaient, se leva et s'étira. Après un coup d'œil par la fenêtre, il s'approcha des deux amis et leur demanda ce qu'ils désiraient. Jean, beaucoup moins timide que Camille, déclara qu'un bon repas, du poulet s'il en avait, ferait leur affaire. Jacob écarquilla les yeux et répliqua sèchement que vendredi était un jour de jeûne et que les bons catholiques n'étaient pas supposés manger de la viande ce jour-là...

Les joues des deux «coupables» virèrent au rouge. Bien sûr, ils connaissaient cette habitude mais ils avaient com­plètement perdu la notion des jours. Quel embarras de se trahir comme cela dans un premier échange avec un inconnu!

— Oh! oui, j'ai oublié qu'on était vendredi! Pourriez-vous alors peut-être nous servir du pain, du beurre et des œufs au plat avec quelque chose à boire, s'il vous plaît?

Jacob fixa longuement ses jeunes clients, fut sur le point de parler, mais changea d'avis, tourna les talons et disparu dans la cuisine. Tout en préparant le léger repas, il était plongé dans ses réflexions et avait sa propre idée sur le comportement bizarre des garçons. Cela paraissait vraiment absurde qu'un catholique puisse oublier qu'on était vendredi. Encore que... cela pouvait arriver, mais alors sans cet air coupable et ces joues écarlates! Quoi qu'il en soit, ce n'était pas ses affaires. Ils avaient juste de la chance que sa femme ne se soit pas trouvée dans les parages! Pendant ce temps, dans la salle à manger, les garçons chuchotaient avec animation. Ils sentaient bien que, après l'énorme erreur qu'ils venaient de commettre, le tenancier ne leur faisait pas confiance. Camille suggérait de quitter les lieux immédiatement, avant même que l'aubergiste ne revienne avec la nourriture, mais Jean maintenait qu'il fallait savoir si cet homme était le fils de mère Rosette ou non. La porte n'étant pas loin, ils pourraient toujours s'enfuir ensuite, en abandonnant leurs paniers. Mais il valait la peine de prendre le risque. Ils discutaient encore quand Jacob arriva avec le repas. Tandis qu'il plaçait les assiettes devant les deux garçons, Jean demanda soudainement:

— Est-ce que le nom de mère Rosette vous dit quelque chose?

L'homme fut si surpris qu'il en lâcha presque son plateau:

— Quoi? Ma vieille mère? Vous l'avez rencontrée? Comment se fait-il que vous la connaissiez?

— Eh bien, j'ai passé plus d'une semaine auprès d'elle! Et il se mit à raconter ses mésaventures, sans toutefois révéler la cause première de sa marche forcée. Jacob voulait connaître tous les détails concernant sa mère et était particulièrement touché de parler avec quelqu'un qui l'avait vue si récemment! Ses questions fusaient, mais soudain il s'arrêta:

— Eh, attends une minute!... Maintenant je devine... Des huguenots, voilà ce que vous êtes! D'abord tu oublies le jeûne du vendredi et en plus tu viens d'une région qui regorge de huguenots! En fait, plus j'y pense, plus je suis convaincu que tu n'aurais pas séjourné chez ma mère si tu n'avais pas trouvé que c'était une bonne cachette. Peu de gens osent pénétrer chez elle, ils croient que c'est une sorcière!

Jean, à vrai dire, fut assez surpris du pouvoir de déduction de Jacob, mais il ne voulait pas confirmer ses dires et avouer qu'ils étaient en fuite. Il regarda l'aubergiste dans les yeux et y lut l'honnêteté. Peut-être pourrait-il le convaincre de ne pas poser de questions?

— Mère Rosette n'a pas cherché à obtenir des réponses car elle prétendait que moins elle saurait de choses sur moi, moins elle pourrait être tenue pour responsable d'avoir abrité un protestant. Pourriez-vous agir de même?

— Impossible! On n'est pas à la campagne ici. Je n'ai pas envie de perdre mon auberge et tout le reste pour vous avoir fourni un toit! En plus, vous ne pourriez pas rester ici sans que ma femme le sache et, comme elle est très religieuse, ce serait désastreux pour vous et moi si elle devinait qui vous étiez... Cependant je ne veux pas que vous vous en alliez comme cela aujourd'hui sans avoir pu me parler encore de ma chère mère!

Soulagé de voir que Jacob pourrait être conciliant, Jean-répondit:

— Cela nous arrangerait bien de rester, parce que nous avons l'intention de régler une affaire de quelques jours à Paris...

— Bon, c'est entendu, j'ai une petite idée où vous faire dormir, mais je ne peux pas vous y emmener maintenant, car ma femme va rentrer d'une minute à l'autre. Quelques moines vont arriver pour prendre un verre de vin avant leur repas au monastère. Restez là tout tranquilles dans un coin. Dès qu'il y aura plus de monde, je viendrai vous présenter l'addition. Vous me répondrez que vous n'avez pas un sou, j'aurai alors un prétexte pour vous jeter dehors. Mais ce soir, à la tombée de la nuit, vous m'attendrez devant l'auberge. Faites bien attention que personne ne vous voie. Je sortirai à la faveur de l'obscurité, une lanterne à la main. Vous me suivrez et je vous mènerai à un endroit sûr et nous pourrons reprendre notre discussion.

Les garçons tentèrent de demander des précisions, mais il coupa court à leurs questions. D'un gros rire il balaya leurs objections à peine formulées:

— Ne vous inquiétez donc pas. Vous avez le rôle le plus facile. Tenez-vous ce soir près de la porte et ne soyez pas en retard!

Riant toujours, il regagna sa place. De temps à autre, il leur jetait un regard amusé. Mais quand il entendit des pas approcher, il reprit son air ennuyé.

La porte s'ouvrit pour laisser passer sa femme, suivie de deux religieuses. Elle balaya la pièce d'un regard puis pénétra dans la salle du fond. Elle réapparut pour remplir quelques verres de vin et regagna l'arrière-salle avec son plateau.

Les garçons avaient baissé la tête et essayaient de ne pas attirer l'attention de cette femme qui leur faisait plutôt peur. Puis la porte d'entrée s'ouvrit à nouveau et quelques moines firent leur apparition. La salle se remplit peu à peu, et on ne leur avait pas menti: la plupart des clients portaient l'habit religieux. Seuls quelques gens du commun se distinguaient çà et là. Une demi-heure plus tard, l'auberge était pleine.

C'est alors que Jacob s'approcha de la table de Jean et Camille.

— Vous feriez mieux de me payer sur-le-champ, annonça-t-il sur un ton tonitruant. Je n'ai bientôt plus de place et je ne veux pas faire attendre mes clients réguliers. Passez commande ou payez votre dû et quittez les lieux!

Jean, qui avait eu tout loisir de composer son rôle, répondit avec une hésitation toute feinte:

— Je suis vraiment désolé, Monsieur, mais nous sommes deux pauvres garçons et nous n'avons pas d'argent. Nous espérions que vous accepteriez en échange ces magnifiques paniers. C'est tout ce que nous avons!

Bien qu'ils aient été préparés à la scène qui suivit, ils furent quand même passablement surpris par la réaction de Jacob: il se mit dans une telle colère qu'il semblait qu'une bombe avait explosé. Il souleva Jean et Camille, comme s'ils avaient été de tout petits bambins. Effrayés pour de bon, ils se débattaient, mais Jacob poussa la porte du pied et les lâcha sur la chaussée.

Tout ceci était accompagné de cris si stridents que tous les clients et les passants écoutaient les vociférations dont l'aubergiste abreuvait les garçons fautifs. Puis il rentra en claquant la porte derrière lui. Personne ne fit un geste compatissant envers les deux «mendiants», les gens montraient leur désapprobation envers des vauriens qui se permettaient de déjeuner dans une bonne auberge sans un sou en poche.

Jean et Camille se relevèrent, ramassèrent en hâte leurs paniers que l'homme avait lancés derrière eux et s'enfuirent à toutes jambes, sans demander leur reste. Ils s'engagèrent dans la première rue.

Quand ils osèrent ralentir le pas, Camille demanda:

— Que va-t-on faire? Penses‑tu qu'on puisse lui faire confiance? Et s'il nous dénonçait à ses amis les prêtres? Jean réfléchit un moment:

— Moi je pense qu'on peut le croire. Le mieux serait de tout lui raconter. Il pourrait nous aider ou au moins nous conseiller.

À suivre