La fuite

A. Van der Jagt

Après s'être échappé de la diligence et avoir dormi dans une église, Jean a passé une journée au marché en aidant ici ou là. A la nuit tombée, il s'est installé dans la meule de foin où se cachait Camille, un garçon de treize ans. Ce n'est que le lendemain, après avoir repris la route, qu'ils ont découvert qu'ils étaient tous deux Huguenots. Jean a alors raconté son aventure.

Chapitre 11

Le récit de Camille

Après le récit de Jean, les deux garçons marchèrent en silence pendant un bon moment. Puis Camille, les yeux tournés vers la rivière, prit son courage à deux mains et commença le sien.1

1 Récit véridique d'événements qui eurent lieu dans un village nommé Monteils.

— Jean, tu es vraiment béni d'avoir eu des parents qui, tous les deux, aimaient le Seigneur. Oui, ton père est aux galères et ta mère est au ciel, mais moi qui ai encore mes parents, je ne suis pas si privilégié. Ton père a refusé de rejoindre l'église romaine, le mien n'a pas été si courageux. Avec ma mère, ils ont abjuré leur foi, sont devenus des «nouveaux convertis» et depuis, j'ai dû assister à la messe tous les matins. A la maison, papa était différent. A mon avis, il devait énormément regretter son acte et il a commencé à m'enseigner la Bible, en insistant pour que je mémorise des versets. Je devais aussi aller à toutes les leçons d'instruction du prêtre. Au début, la plupart des garçons m'appelaient «l'hérétique» et refusaient tout simplement de jouer avec moi. Cependant je me suis bientôt fait de nouveaux camarades, eux aussi fils de «nou¬veaux convertis».

Nous avions trouvé une grotte dans les bois et nous avons pris l'habitude d'y tenir des réunions. Chaque samedi, nous lisions la Bible et chantions des psaumes. Gastro, qui n'avait plus de père, apportait la Bible de sa mère et les quelques fois où il était absent, nous récitions les versets que nous connaissions!

Je suis devenu son meilleur ami et j'allais souvent chez lui pour écouter les histoires que sa maman nous racontait. Elles étaient toutes si belles! Elle nous a aussi appris que les huguenots étaient souvent persécutés et qu'ils étaient prêts à laisser leur vie pour Jésus. Quand j'ai entendu cela, j'étais très mal à l'aise à la pensée que papa et maman avaient renoncé à leur foi. Très souvent je me demandais si je ne pourrais pas y changer quelque chose, mais je ne savais pas comment. J'ai alors découvert que nous étions plusieurs à être préoccupés par l'erreur commise par nos parents. Après des heures de discussions, nous avons senti que Dieu voulait que nous soyons pour eux des exemples qui les encouragent à servir Christ.

Nous avons décidé de nous retrouver tôt un dimanche matin pour chanter des psaumes à l'église. Nous espérions qu'ils se joindraient à nous! Cela n'a eu aucun résultat. Le prêtre nous a chassés et est venu parler sévèrement à nos parents. Il pensait qu'ils étaient à l'origine de notre initiative. Ce soir-là, j'ai reçu une fessée que je ne suis pas prêt d'ou¬blier! Mes parents m'ont interdit de revoir mes amis et m'ont menacé du pire si je recommençais. Toutes mes supplications ont été vaines: mon père avait tellement peur qu'il ne m'écoutait même pas.

Il m'a surveillé de près le dimanche suivant, si bien que je n'ai pas pu quitter la maison, mais le dimanche d'après j'ai réussi à me glisser dehors et à rejoindre notre grotte. Nous étions très déçus que notre stratagème ait échoué mais nous étions tous d'accord de renouveler l'expérience. Peut-être qu'alors nos parents comprendraient que nous étions vraiment sérieux. Gastro a été le seul à s'abstenir car sa mère ne pensait pas que cette action était juste et il ne voulait pas être désobéissant.

Le jour suivant, dès les premières notes de nos chants, des hommes armés ont surgi et nous ont jetés en prison. Après coup, j'ai appris que nos parents avaient aussi été arrêtés et interrogés par le prêtre. Apparemment, ils avaient déclaré être innocents, mais sans pouvoir le convaincre. Ils ont été renvoyés et ce fut à notre tour d'être questionnés. Le prêtre nous a avertis que nous allions être sévèrement punis, à moins que nous ne dénoncions nos parents comme les responsables de notre action. Nous lui avons alors expliqué qu'ils n'y étaient vraiment pour rien et qu'ils ignoraient tout: nous chantions ces psaumes dans le seul but de louer Dieu.

L'avions-nous convaincu? En tout cas, il a changé de sujet et nous a demandé de lui présenter des excuses pour notre conduite et de lui promettre de ne jamais recommencer. Bien entendu, nous ne pouvions faire cela, ce qui nous a valu un retour immédiat à la prison.

La nuit même, je me suis évadé avec quelques autres. Gastro, qui n'avait pas été incarcéré puisqu'il n'avait pas participé au chant, est venu nous trouver à la prison en secret et s'est débrouillé pour ôter les barreaux de la fenêtre. Nous étions quelques-uns à avoir escaladé le mur et à attendre les autres quand l'alerte a été donnée. Ils se sont mis à notre poursuite et nous nous sommes alors dispersés dans toutes les direc¬tions. Je suis parvenu à leur échapper mais je n'ai jamais revu mes amis. Depuis, j'erre sur les routes et je ne suis pas retourné à mon village1. Je dors sur la paille, parfois dans un fossé, et je mendie ou vole ma nourriture. La semaine passée, je me suis repenti de mes vols et j'essaie de toutes mes forces de résister à la tentation. Tu sais à quel point mon ventre criait famine quand tu m'as trouvé! Je suis sûr que c'est notre Dieu qui t'a envoyé vers moi car cela faisait plusieurs semaines que je priais pour rencontrer un compagnon de foi qui puisse m'aider. A certains moments, accablé de doutes, je me disais qu'il fallait que je retourne chez mes parents et que j'en accepte les conséquences. La nuit passée, j'étais à deux doigts de le faire... Mais tout s'est arrangé!

1 Les autres garçons purent s'enfuir. Malgré les soldats à leurs trousses, ils trou-vèrent une cachette dans la forêt oh ils continuèrent leurs cultes pendant de nom-breuses années.

Il se tut quelques instants, plongé dans ses pensées, puis reprit:

— Jean, je suis si reconnaissant de t'avoir rencontré que j'aimerais remercier Dieu. Veux-tu prier avec moi?

Son compagnon ne répondit pas, mais s'agenouilla dans l'herbe et les deux garçons rendirent grâces à Dieu leur Père qui les avait amenés à se rencontrer quand ils en avaient le plus besoin. Ils n'oublièrent pas de prier pour tous les huguenots persécutés, puis demandèrent Son aide et Sa direction pour pouvoir atteindre un jour la Hollande avec Manette.

Ils restèrent longtemps silencieux, absorbés chacun par ses propres pensées. Camille se disait que c'était vraiment formidable d'avoir rencontré Jean. Ce dernier était reconnaissant de ce que sa fuite ait été bien plus facile que celle de Camille.

Finalement, ce fut lui qui rompit le silence:

— Bon, maintenant, il nous faut premièrement trouver un moyen de nous rendre à Paris, puisque c'est décidé que nous restons ensemble. Faisons l'inventaire de nos provisions et de notre argent.

Il ouvrit le bout d'étoffe qui lui servait de sac et examina son contenu. Il leur restait suffisamment de vivres pour subsister quelques jours s'ils ne se montraient pas trop gourmands. Il y avait aussi quelques pièces de monnaie. Camille ne possédait rien, son panier était vide, ce qu'il prouva en le retournant. Jean remarqua qu'il était fort bien fait et demanda à Camille d'où il venait.

— C'est mon père qui l'a confectionné et me l'a offert pour mon anniversaire, répondit fièrement Camille. J'y tiens tellement que je ne veux pas m'en séparer. D'ailleurs je sais en tresser de plus petits, mon père m'a enseigné son art. Je peux t'en faire un si tu veux...

— Tu sais vraiment faire des paniers?

— Oui, mais je n'ai pas encore assez de force dans les mains. pour plier les joncs plus longs.

— Hourrah! Nous n'aurons plus jamais faim! Nous allons gagner assez d'argent!

Tout excité, il expliqua à un Camille éberlué qu'ils pourraient vendre leur artisanat aux fermiers, et peut-être même en ville!

— Tu vas voir! Nous allons gagner de l'argent et nous n'aurons plus de soucis à nous faire. De quoi as-tu besoin?

— Eh bien, de joncs et d'un couteau bien affûté.

— Sais-tu ce que nous allons faire? Demain, nous longerons la rivière qui, de toute manière, nous conduit dans la bonne direction. Nous chercherons des joncs et nous nous installerons là pour quelques jours, le temps de tresser des paniers. Ensuite nous irons essayer de les vendre ou de les échanger. Deux garçons vendeurs de corbeilles seront au-dessus de tout soupçon! Nous ne sommes ni mendiants ni voleurs! Camille était tout heureux de savoir qu'il allait être utile à son ami.

— Oh! quelle bonne idée! Les joncs poussent toujours près d'un cours d'eau et il y en a peut-être pas loin d'ici! Allons-y tout de suite avant la nuit.

— D'accord. Tu iras de ce côté-ci et moi de celui-là. Mais rappelle-toi de revenir avant qu'il fasse trop sombre. Il fait assez chaud pour dormir dehors et je ne pense pas qu'il y aura de la pluie.

Ils se retrouvèrent au crépuscule. Camille était bredouille, mais Jean rapportait de bonnes nouvelles:

— Un peu en aval, il y a une sorte de marais où poussent les plantes que nous cherchons. Nous retournerons demain matin de bonne heure. C'est un endroit parfait où nous pourrons rester plusieurs jours sans être découverts. Tu pourras même m'apprendre à tresser, ainsi nous avancerons encore plus vite.

Ils eurent une bonne nuit de repos et furent réveillés juste avant l'aube par un petit air glacé. Tout frissonnants, ils se mirent en route. Quand le soleil se décida à apparaître, sa chaleur rendit la promenade si agréable qu'ils furent presque déçus d'arriver aux abords de l'étang.

Camille prit le couteau, tailla quelques branches et commença à tresser sa première corbeille avec habileté. Jean l'observait attentivement et allait refaire provision de joncs chaque fois que Camille arrivait au bout de sa réserve. Ils restèrent là deux jours et deux nuits. Ils pouvaient travailler en toute quiétude jusqu'au coucher du soleil. Jean apprit très vite à tresser et put ainsi seconder Camille, qui était un bon enseignant. Ils passaient bien entendu le temps en bavardant. Leur moment favori était le soir, après le souper, lorsqu'ils pouvaient enfin laisser leur ouvrage de côté et ouvrir la Bible.

Au bout de deux jours, ils quittèrent le marais et ses joncs et reprirent leur chemin. A eux deux, ils avaient fabriqué neuf paniers et estimaient qu'ils en avaient assez pour un début.

Chapitre 12

«Le Chat Pêcheur» leur vient en aide

La petite auberge n'aurait pas pu être mieux placée, puisqu'elle se trouvait en plein cœur des quartiers populaires de Paris. Facile à trouver par les voyageurs car proche des portes de la ville, elle garantissait néanmoins la tranquillité due à un voisinage paisible. Le rouge de ses briques et le vert vif de sa porte, rafraîchis récemment, lui donnaient un petit air propre et accueillant. L'enseigne qui se balançait au-dessus de l'entrée représentait un animal muni d'une canne à pêche et tenant un gros poisson dans une patte. On pouvait lire au-dessous: «Au Chat Pêcheur».

A l'intérieur, le silence régnait. Il n'y avait aucun client et le tenancier était confortablement assis dans un coin de la pièce, les jambes étendues sur un siège.

Il avait l'air d'un homme jovial, pas très vieux, quarante ans peut-être, mais était doté d'un tour de taille imposant, si imposant même que, debout, il ne devait sûrement pas apercevoir ses orteils! Son visage était celui d'une personne honnête qui ne devait pas se laisser facilement tromper.

À suivre