La fuite

A. Van der Jagt

Résumé

Jean a réussi à s'évader de la diligence et s'est réfugié dans une église pour y passer la nuit.

Il a été réveillé par la femme du sacristain qui était toute contente de trouver de l'aide pour transporter une table et une chaise.

Ceci fait et après l'avoir remerciée pour les quelques pièces reçues, Jean s'est dépêché de sortir.

— Etrange, pensa la femme du sacristain. Il se présente à l'église pour la première messe, mais s'en va avant que cela commence. La prochaine fois que je le verrai je lui demanderai les raisons de son départ si abrupt.

En murmurant, elle s'assit et attendit son premier client. Jean ralentit le pas. Il ne pouvait s'empêcher de sourire à la pensée de l'étonnement manifeste qui se lisait sur le visage de la vieille dame. Bien sûr qu'elle ne le connaissait pas! Elle devait l'avoir pris pour l'un des garçons du quartier. A présent, il était bien reposé et la meilleure chose à faire était de quitter la ville le plus vite possible. Il ouvrit sa main pour compter les pièces. Seulement quelques piécettes. Juste assez pour s'acheter le pain dont il avait terriblement besoin, affamé qu'il était.

Sans le savoir, il se rapprochait du centre en cherchant une boulangerie. Il s'étonnait du nombre de gens qui transportaient des marchandises ou conduisaient des vaches. Mais quand il arriva à un grand carrefour, il comprit: c'était jour de marché! D'abord hésitant, il se mêla à la foule et prit plaisir au spectacle coloré, tout nouveau pour lui. Il ne fut pas long à trou­er un étal de pain, et un autre chargé de carottes et de pommes. Quel dommage de n'avoir pas plus d'argent! Mais il pouvait au moins croquer un fruit et garder quelques pièces pour le lendemain. Il devait être possible de gagner quelques sous en aidant ici ou là.

Pendant toute la journée, il passa d'un coin à l'autre, prêtant main forte à plusieurs. Souvent il était payé, parfois non, mais après quelques heures il avait accumulé assez pour subsister deux jours.

A la fin de l'après-midi, il décida de sortir de la ville et de chercher dans les champs un endroit confortable pour la nuit. Ce fut facile de trouver les portes de la cité puisqu'il n'y avait qu'à suivre la foule des paysans qui retournaient à la campagne.

Alors que la nuit tombait il lui fallut trouver un abri avant de ne plus rien voir dans le noir.

Tout à coup ses yeux se posèrent sur un tas de foin. Eh bien! Voilà un endroit confortable pour se reposer! Il y avait une échelle, ce qui en facilitait grandement l'escalade! Arrivé au sommet, il se creusa un trou pour qu'on ne puisse pas le voir, même en grimpant sur l’échelle.

Soudain, en fouillant le foin, sa main rencontra quelque chose qui lui donna un frisson. Il faisait déjà trop noir pour y voir mais... cela ressemblait à... une jambe! Il surmonta sa frayeur avant d'oser toucher la chose à nou­veau. Ce pouvait être un mendiant mort pendant son sommeil... Il hésita, puis tendit la main. La jambe était rattachée à un corps, qui se secouait et... qui ne pouvait donc pas être mort!

— Ah! je t'ai bien eu! dit une voix rieuse. Je voulais te jouer un bon tour et qu'est-ce que tu as eu peur! Je t'ai senti trembler. Que croyais-tu toucher? Jean se sentit un peu bête. Il sourit à contrecœur et changea de sujet.

— Qui es-tu et que fais-tu là?

Je m'appelle Jean. Et toi?

— Camille. D'où viens-tu?

— Du sud, répondit Jean en' essayant de se montrer amical, sans trop en dire sur son propre compte. Et je suis en chemin pour Paris.

— C'est loin. Que vas-tu y faire? Trouver de la famille?

— Oh! eh bien, j'aimerais voir Paris, vu que j'en ai tellement entendu parler! dit-il évasivement. Mangeons un morceau avant de dormir. Tu aimerais quelque chose?

Il sortit son sac et partagea sa nourriture avec Camille.

— Je suis bien content que tu sois là, remarqua ce dernier avec reconnaissance. J'avais si faim et rien à me mettre sous la dent.

Jean ne fit aucune remarque. Il craignait que poser des questions n'amène Camille à faire de même. «Bon, ne nous faisons pas de souci, se dit-il. Demain je le quitte et je n'aurai plus rien à faire avec lui.» Bien au chaud et à son aise, il se tourna soudain vers Camille.

— Quel âge as-tu, Camille?

 — Treize ans, et toi?

— Seize ans. Bonne nuit!

Et quelques instants plus tard, seul le souffle régulier des deux garçons troublait le silence de la nuit.

Jean se réveilla tôt le lendemain matin. Il bâilla, s'étira, se frotta les yeux et s'assit sur la paille. Il vit Camille qui dormait encore. Il était sur le dos. Jean pouvait lire sur son visage une douce expression. Il avait des cheveux noirs bouclés et il était incroyablement maigre, comme s'il n'avait pas mangé pendant des semaines.

«Le mieux que je puisse faire, c'est de m'éloigner sans le réveiller, pensa Jean. S'il découvre que je suis huguenot, il pourrait me trahir.» Malgré cela, il était presque un peu honteux d'avoir de telles pensées en face d'un visage apparemment honnête. Mais il ne pouvait pas prendre de risque. Il attrapa son sac et rampa jusqu'à l'échelle. Malheureusement, il toucha Camille par inadvertance. Ce fut assez pour sortir ce dernier de son sommeil.

— Bonjour, fit Camille en ouvrant les yeux. Que fais-tu de si bonne heure?

— Nous devons partir tout de suite si nous ne voulons pas nous faire prendre, répondit Jean, sans avouer qu'il avait pensé partir sans lui.

— D'accord, dit Camille. Je suis prêt. Il se leva, ramassa le panier qui lui servait d'oreiller et descendit l'échelle. Jean suivit et en quelques minutes ils étaient loin.

Arrivés sur la grande route, Jean demanda à Camille dans quelle direction il allait. Il espérait trouver une excuse pour lui démontrer que leurs chemins allaient se séparer. La gaieté qui se lisait sur le visage de Camille s'effaça et il se mit à réfléchir, tout triste. Puis il répondit:

— En fait, je n'en sais rien. Je n'ai plus de maison et ça fait déjà un moment que je cours les routes. S'il te plaît, laisse-moi aller avec toi, ce serait tellement plus agréable! Je n'aime pas être seul. Peut-être que je peux t'aider. En tout cas, je ne te gênerai pas. Promis.

Jean fut touché par son ton suppliant. Il était vraiment désolé pour lui et aurait volontiers accepté sa compagnie, mais il avait peur de lui faire confiance. Après quelques minutes de réflexion il lui dit:

— Je ne sais pas. Je dois aller loin et je vais marcher vite pour ne pas perdre de temps. Je ne pense pas que tu pourrais me suivre avec tes petites jambes. Je crois qu'il vaut mieux qu'on aille chacun de son côté.

Les yeux de Camille se remplirent de larmes quand il se vit repoussé.

— Est-ce que je ne pourrais pas aller avec toi juste aujourd'hui? demanda-t-il humblement, d'une petite voix.

Quand Jean vit son émotion, il eut trop pitié de lui pour lui refuser sa demande.

Il se mit en route en disant:

— Bon d'accord, mais dépêche-toi. Je veux faire une bonne avance aujourd'hui. As-tu faim? On pourrait manger en marchant, qu'en dis-tu?

Il ouvrit son sac et partagea quelques carottes avec Camille. Le visage de Camille s'était illuminé aux paroles de son compagnon et, quand il reçut les carottes, on aurait dit que c'était le plus beau cadeau de sa vie! En deux temps trois mouvements, elles furent avalées. Jean, voyant son appétit, lui demanda depuis combien de temps il n'avait pas mangé et où il trouvait sa nourriture.

Camille rougit un peu avant de répondre:

— J'ai mendié, et parfois, mourant de faim, j'ai volé dans des potagers. Je sais bien qu'on n'en a pas le droit, mais je n'avais aucun autre moyen pour survivre. Cette semaine, j'ai vraiment décidé de ne plus le faire et je n'ai presque rien mangé ces derniers jours. Jean se sentait de plus en plus interpellé par l'histoire du pauvre Camille. Il ouvrit son sac et lui dit de se servir de ce qui lui ferait plaisir. Camille choisit immédiatement un morceau de pain.

— Où as-tu trouvé cette délicieuse nourriture? s'enquit-il la bouche pleine.

— Hier, j'étais au marché et j'ai gagné quelques sous en aidant çà et là.

Camille ne répondit rien et les deux garçons avancèrent en silence, chacun se demandant s'il pouvait faire totalement confiance à l'autre.

Vers midi, la fatigue se fit sentir: ils avaient marché d'un pas vif. Jean proposa de chercher un endroit frais pour manger leur repas de midi. Ils trouvèrent un joli petit coin sur les berges d'une rivière. Après avoir apaisé quelque peu la faim qui les tenaillait, ils admirèrent le paysage en se reposant.

Camille fut le premier à avoir envie de bouger. Il sauta sur ses pieds et s'exclama:

— Qu'est-ce qu'il fait chaud! Viens, allons nager et nous rafraîchir!

Sans attendre, il se déshabilla et plongea dans l'eau.

— Quelle profondeur a l'eau? demanda Jean. Je ne sais pas nager et je préférerais ne pas couler à pic!

— Pas profond du tout: au bord, j'en ai jusqu'aux genoux.

Alors Jean se dévêtit rapidement et entra avec précaution dans l'eau. Qu'elle était fraîche! Camille, qui nageait comme une loutre, commença à taquiner son compagnon tant et si bien que celui-ci fut obligé de réagir et d'engager un vrai combat. Au beau milieu de leur bagarre amicale, Camille s'arrêta soudain, comme frappé par une révélation: il écarquilla les yeux et scruta Jean d'un œil perçant. Puis il se mit à courir vers lui et à hurler:

— Jean, tu dois aussi être huguenot! Je le sais — mmmmglllbll...

Il ne put finir sa phrase que sous l'eau, car, dans son excitation il venait de trébucher. Puis les deux têtes refirent surface. Jean était furieux. Il n'avait entendu que la moitié du cri et essayait de faire taire un Camille qui étouffait presque à force de boire la tasse. Il hurlait, riait, pleurait tout à la fois.

— Tu es huguenot, et moi aussi! Nous devons rester ensemble parce qu'on a besoin l'un de l'autre à présent!

Il se mit à danser dans l'eau en continuant à chanter à tue-tête: «J'ai trouvé un ami!»

— Mais tais-toi donc, disait Jean. Si quelqu'un t'entend, nous serons jetés tous deux en prison. Arrête maintenant!

Impatiemment, il secoua la main de Camille qui le retenait et sortit sur la rive pour aller se rhabiller. Camille, réalisant ce qu'il avait fait, le suivit tout penaud.

Habillés, ils s'installèrent à l'ombre d'un arbre, rafraîchis par leur bain.

— Maintenant, Jean, tu dois me dire en premier qui tu es et pourquoi tu es en route. Où vivent tes parents? Pourquoi vas-tu à Paris? Ou est-ce juste un prétexte? Maintenant on peut rester ensemble, pas vrai? Il n'eut pas besoin de poser la question deux fois. Jean lui raconta tout. Son père aux galères, sa mère morte et ses plans pour délivrer Manette et partir avec elle pour la Hollande. Il lui raconta les détails de son voyage, ses difficultés, mère Rosette, son aventure dans la diligence, à l'église, et tout ce qui s'était passé. Camille était tout ouïe. Il ne dit pas grand-chose et conclut seulement:

— Tu as raison; j'irai avec toi. Je n'ai aucun lieu où demeurer. La seule chose qui reste à faire c'est de rejoindre la Hollande. Bien sûr, nous allons passer à Paris d'abord, mais ça ne change rien du tout.

À suivre