La fuite (suite)

A. Van der Jagt

Résumé: Après avoir séjourné chez mère Rosette, Jean a fait un bout de chemin en diligence. Mais le cocher a deviné qu'il était huguenot et a essayé de le faire arrêter. Jean a pu se cacher à temps dans la diligence. Le voilà maintenant prisonnier du hangar.

L'homme chargé de nettoyer la diligence se leva en disant aux hommes appuyés contre la porte:

— Déplacez-vous un peu que je puisse entrer.

Ils obéirent lentement et la porte s'ouvrit toute grande. Jean, bien sûr, n'avait pas attendu pour s'éloigner. Il était silencieusement monté à l'étage supérieur, espérant trouver une cachette. Le plafond était bas et la surface divisée en plusieurs petites pièces. On aurait dit qu'elles servaient de rangement pour des outils et du matériel. Éparpillés, on trouvait des harnais, des bouts de vieilles lanières en cuir, des brides, des couvertures, des pièces d'attelage et même quelques roues. Une épaisse couche de poussière recouvrait le tout, y compris le sol, indiquant que cet étage était rarement visité. De grandes armoires avaient été construi­tes à même le mur. Jean en ouvrit une et découvrit qu'il pouvait se tenir debout sans se cogner la tête.

En bas, plusieurs personnes s'étaient bruyamment mises au nettoyage prévu. Cela semblait si proche que Jean aurait bien aimé fermer la porte de l'armoire, mais il avait peur de suffoquer. De toute manière, si quelqu'un utilisait l'échelle il l'entendrait et aurait le temps de tirer la porte.

Heureusement, tout ce vacarme ne dura pas longtemps. L'après-midi était déjà bien avancé quand ils quittè­rent le hangar.

Une fois qu'ils furent partis, notre prisonnier alla regarder par les fenêtres de derrière, pareilles à celles de l'étage du dessous. Elles donnaient sur une minuscule parcelle d'herbe séparée de la rue par un mur. Personne ne pouvait le voir s'il s'échappait par là.

Le mur ne mesurait pas plus de deux mètres, deux mètres cinquante, mais il n'avait pas d'échelle. Il lui fallait trouver quelque chose parmi les décombres du hangar et il lui restait un peu de temps pour se préparer et agir la nuit venue. Voilà deux poutres qui pourraient faire l'affaire. Il les fit passer par la fenêtre, sauta à son tour dans le petit jardin et attendit que l'obscurité masque ses mouvements.

Jusqu'à minuit, il collectionna les essais infructueux: plusieurs chutes l'endolorirent quand il essaya de grimper le long des poutres adossées au mur qui le séparait de la liberté. Finalement, son acharnement fut récompensé: il par vint à se hisser au sommet du mur! Il marqua un temps d'arrêt, puis sauta et se retrouva dans la rue sain et sauf, les quatre membres en état de fonctionner...

Tout d'un coup, il réalisa que les portes de la ville devaient être fermées et qu'il allait être impossible d'en sortir. Pire encore, il ne pouvait rester dans la rue, parce qu'il se retrouverait en mauvaise posture si une patrouille de nuit le découvrait. Il serait interrogé et probablement enfermé, car un garçon de son âge n'était pas autorisé à vagabonder dans les rues à des heures aussi indues. Que faire? Où pourrait se réfugier un garçon de la campagne dans une ville inconnue? Il aurait bien eu besoin d'un conseil.

Avec hésitation, il commença à marcher dans l'obscurité totale pour s'éloigner le plus possible de la maison où il avait passé des heures si pénibles. Il se rappelait le conseil de mère Rosette de ne pas s'aventurer dans une auberge à cause des taxes. D'ailleurs, comment en repérer une dans la nuit et expliquer sa présence dans la ville après la fermeture des portes? Mais il fallait à tout prix éviter de rester dans les rues principales. Il se creusa la tête et eut une merveilleuse idée. En arrivant, il avait aperçu une église par la fenêtre de la diligence. Les édifices religieux sont ouverts jour et nuit. Il pourrait se glisser à l'intérieur et se cacher dans un coin jusqu'au lever du soleil. Ensuite, sortir tranquillement après la première messe ne serait pas un problème.

Cette idée lui ayant redonné courage, il pressa le pas et trouva vite l'église dont les portes étaient bien entendu grandes ouvertes. Il entra. Une lumière diffuse répandue par des bougies disposées sur l'autel éclairait ici ou là des images de saints. À l'intérieur, personne, à part quelques chiens endormis.

La meilleure place pour pouvoir s'éclipser facilement le matin venu était tout près des portes. Il fallait juste que sa présence paraisse naturelle et qu'il passe pour un fidèle habituel. Rassuré par son plan, il s'installa confortablement sur le sol, le dos contre le montant d'un placard. Son seul souhait était de ne pas s'endormir en attendant le matin.

L'église était somptueusement décorée. La plupart des ornements étaient des dons aux saints pour avoir répondu à des prières et avoir apporté leur aide aux gens qui la leur avaient demandée. Mais Jean savait bien que les saints ne pouvaient ni entendre ni répondre aux prières. Seul Jésus Christ peut aider ceux qui se confient en lui et les sauver de leurs péchés et de leur misère.

Dans l'obscurité de ce lieu, il joignit les mains et pria son Père céleste. Il lui exprima sa reconnaissance d'avoir eu une mère qui lui avait appris à aller directement à lui dans le nom du Seigneur Jésus Christ.

Chapitre 10 — Jean trouve un ami

Il était cinq heures du matin quand Mme Noirette, l'épouse du sacristain, s'éveilla. Elle n'avait pas besoin qu'on la réveille et en était bien fière. Depuis le jour de son mariage — il y avait longtemps de cela — elle agissait suivant la même routine. D'abord elle s'assit et bâilla, se frotta les yeux et bâilla de nouveau. Puis elle sortit son rosaire de dessous l'oreiller et pria. Ensuite seulement, elle quitta son lit. Elle posa d'abord le pied droit sur le sol. Elle était extrêmement superstitieuse et toujours inquiète que quelque chose n'aille pas si elle commençait la journée du pied gauche. Puis ses pieds glissèrent dans ses pantoufles placées à côté du lit et la conduisirent devant un petit miroir craquelé. Elle passa un peigne sale dans ses cheveux. Elle ne se lavait pas de si bonne heure et oubliait d'ailleurs de le faire durant le reste de la journée. Puis, en épouse attentionnée, elle prépara un léger déjeuner, très léger même, consistant en un œuf dur et un verre de bon vin. Mais la tâche la plus difficile de la journée l'attendait encore: réveiller son mari! Il fallait agir délicatement, sous peine d'avoir à subir sa mauvaise humeur toute la journée! Elle faisait d'abord comme si de rien n'était et disait:

— Bon, faisons cuire les œufs pendant que mon vieux bonhomme se réveille.

Bien sûr, cela n'avait pas grand effet, mais qu'à cela ne tienne! Elle faisait alors un peu plus de bruit en mettant ses chaussures et en marchant lourdement dans la pièce. Souvent, cela suffisait pour que son mari réalise, à moitié endormi, qu'un jour nouveau avait commencé; mais le vrai réveil avait lieu quand elle le poussait doucement à l'épaule pour lui présenter son petit déjeuner. Cependant, aujourd'hui tous ses efforts restèrent vains: il ne bougea pas, malgré le petit déjeuner servi à côté de lui. Surprise, elle ne perdit pas de temps et le secoua plus fort que d'habitude. Le sacristain poussa un lourd soupir et grogna:

— Tu ne pouvais pas faire moins de bruit à la cuisine? Pas besoin de me bousculer. Laisse-moi tranquille. Va-t'en, je suis malade. Je ne peux pas aller préparer l'église ce matin. Tu dois y aller sans moi.

— Malade? Qu'est-ce qu'il y a?  demanda-t-elle tout étonnée.

— Je ne sais pas. Je me sens mal, ma tête est un potiron, ma nuque raide, j'ai l'estomac tout remué. Pas dormi de la nuit... mais tu t'en moques. Tu... tu ne t'es même pas réveillée!

Elle s'était réveillée plusieurs fois mais seulement pour l'entendre ronfler. Elle préféra donc sagement se taire.

— Veux-tu quelque chose d'autre à manger ou à boire? demanda-t-elle gentiment.

— Mais oui, j'attends mon verre de vin. Tu aurais dû me l'apporter il y a au moins une heure!

Il se retourna et s'assit avec un visage menaçant. «Il doit vraiment être bien malade», pensa-t-elle. En tout cas, il en avait l'air. Ses yeux étaient gonflés et elle remarqua qu'il avait de la peine à tourner la tête.

Le vin sembla lui faire du bien, puisqu'il répéta:

— Tu dois y aller seule. Mets de nouveaux cierges sur l'autel — pas les courts, les longs — et dit à Père René que je suis malade et qu'il faut trouver quelqu'un pour faire mon travail à l'église. Qu'il t'aide aussi à porter la table et la chaise vers les portes d'entrée si tu ne trouves personne d'autre pour le faire. Ça ne sert à rien que tu restes à la maison et qu'on perde les quelques sous que tu pourrais récolter. Maintenant vas-y et laisse-moi dormir.

Il se recoucha et tourna la tête contre le mur.

Tout ce discours laissa sa femme plus perplexe que véritablement en souci. Son mari était si rarement malade! Elle n'avait jamais eu à faire son travail seule. Elle ne le dérangea pas avec des questions, sachant qu'elle se débrouillerait et verrait d'elle-même ce qu'il y avait à faire.

L'église se trouvait tout près puisque leur maison était pratiquement bâtie contre elle! Sans faire de bruit, elle se mit au travail, fit ce qu'elle avait prévu pour que tout soit reluisant. Une fois les bougies allumées, elle se dirigea vers l'entrée à la recherche d'un fidèle matinal qui pourrait lui prêter main forte pour déplacer la table sous le porche, où elle vendait des cierges, des images de saints et de l'eau bénite.

C'était si sombre qu'elle ne voyait rien mais elle pouvait se déplacer sans hésitation dans ce lieu familier. Elle longea les quelques armoires placées contre le mur mais trébucha soudain sur quelque chose qu'elle prit pour un balai. Elle se pencha pour le ramasser, mais quelle ne fut pas sa surprise de découvrir deux jambes, celles d'un garçon qui avait l'air aussi effrayé qu'elle! Il se leva tant bien que mal et se serait enfui si la voix de la femme ne l'avait pas arrêté:

— Hé! mon garçon, ne t'en va pas! Je ne voulais pas te faire peur! Je suis bien contente que tu sois venu de si bon matin à l'église. Ça n'arrive pas si souvent qu'un jeune gaillard soit là avant tout le monde! Qu'y a-t-il? Tu n'as pas peur d'une vieille femme comme moi, ou bien? Quel est ton nom?

— Jean, Madame.

Non, je n'arrive pas à me rappeler t'avoir déjà vu et j'ai toujours prétendu connaître les gens du voisinage. Je dois être en train de perdre la mémoire. En plus, il y a tellement de nouveaux arrivants en ville qu'il devient toujours plus difficile de mettre un nom sur chaque visage. Enfin... voudrais-tu bien m'aider à déplacer ma table et ma chaise? Car le sacristain est malade et je ne suis pas assez forte — tu peux le constater — pour le faire toute seule. Tu m'as l'air solide et cela ne prendra que quelques minutes.

Bien sûr, répondit Jean, hésitant.

Il s'était endormi et la secousse dans ses jambes l'avait sorti d'un profond sommeil. Il se rendait compte qu'il pouvait difficilement partir maintenant, mais il était bien décidé à prendre la poudre d'escampette dès que possible.

— Alors viens! et elle ouvrit la porte même qui lui avait servi de dossier pendant la nuit. Prenons la table en premier. Tu peux la soulever tout seul? Ne la lâche pas! Excellent, juste là contre le pilier. Voilà, plus que la chaise.

Pendant qu'elle parlait encore, Jean prit la chaise, la plaça derrière la table sans mot dire. Quand il eut terminé, la femme déversa un flot de paroles de reconnaissance et lui glissa quelques pièces. D'abord, cela le gêna de recevoir de l'argent pour un travail aussi insignifiant, mais cette menue monnaie lui serait fort utile pour acheter de la nourriture: il était si affamé qu'il accepta finalement. Après l'avoir poliment remerciée, il se dépêcha de sortir. Un peu surprise, elle le suivit des yeux.

À suivre