La fuite

A. Van der Jagt

Après avoir passé plusieurs jours chez mère Rosette, Jean a repris la route. Le voilà maintenant sur le siège avant d'une diligence. Le cocher observe ce passager au sujet duquel on lui a fait tant de recommandations.

Le cocher ne remarquait rien de bien spécial chez ce garçon qui lui semblait tout à fait ordinaire. Peut-être que le régisseur avait exagéré son importance. Il se dit qu'une petite conversation ne pouvait pas faire de mal et pourrait lui donner des indices sur le traitement spécial que ce garçon requérait. Curieux de savoir à qui il avait affaire, il demanda son nom à Jean, qui le lui donna. Après quelques questions et réponses, Jean, mis en confiance, discuta volontiers, oubliant d'être sur ses gardes. Mais il évita de mentionner qu'il était un huguenot à la recherche de sa sœur qui vivait à Paris. Le cocher écoutait attentivement. Il était de plus en plus persuadé qu'il y avait bel et bien quelque chose d'inhabituel chez ce garçon. Il réfléchit. D'après son visage honnête, il doutait fort qu'il soit un mendiant ou un criminel. D'ailleurs, le fait même que son régisseur le lui avait confié écartait d'emblée cette possibilité. Après un long moment de réflexion, il lui vint à l'idée qu'il était peut-être en présence d'un huguenot qui cherchait à fuir la France. Mais il lui semblait quand même un peu jeune pour cela. En plus, si tel était le cas, il se dirigerait plutôt vers la frontière sud, et non vers le nord. Mais le garçon n'était certainement pas un hors-la-loi. Tout en retournant la question dans sa tête, il parlait à Jean de toutes les villes qu'il avait visitées avec son maître.

Et il échafauda un funeste plan. Sans aucun doute, ce garçon avait quelque chose à se reprocher, le plus probable étant qu'il était hérétique. Il se dit que ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que de le dire à un prêtre ou à un juge. S'il avait raison, il empocherait sûrement une jolie somme! Et s'il avait tort... eh bien, quoi? Le régisseur ne s'en douterait jamais et même s'il apprenait l'affaire, serait-il prêt à avouer qu'il avait fourni un moyen de transport gratuit à ce garçon? Jean prenait un plaisir immense dans ce voyage. Ils roulèrent tout le jour, firent quelques arrêts pour reposer les chevaux dès qu'ils trouvaient un endroit frais.

Dans l'après-midi, après avoir traversé de nombreux petits villages, il vit de loin plusieurs clochers vers lesquels ils se dirigeaient. «Ce doit être une ville», se dit Jean; et il avait raison, car son compagnon l'informa qu'il ne pouvait pas le conduire plus loin. Il allait se mettre à la disposition de la famille du Marquis et les ramener chez eux le lendemain.

— C'est bien entendu très risqué pour toi d'entrer en ville où tout le monde pourra te voir perché sur ce banc. Peut-être que le mieux qu'il te reste à faire est d'entrer seul en ville. Ne trouves-tu pas cela raisonnable? De toute manière, je dois m'arrêter pour porter un message à un aubergiste. Attends... pourrais-tu me rendre service? Il s'agirait juste de surveiller les chevaux pendant que je lui parle. Je n'aimerais pas les laisser seuls et cela ne me prendra que quelques minutes. Cela ne te dérange pas, n'est-ce pas?

Bien sûr que Jean était prêt à rendre service à cet homme charmant! Il ne savait rien des habitudes et des usages des auberges qui voulaient que les tenanciers eux-mêmes prennent soin des attelages et des diligences, et non les voyageurs.

Ils arrivaient justement devant l'auberge en question et sautèrent de leur perchoir, heureux de se défouler les jambes. Le cocher lui remit les rênes sans attendre et disparut à l'intérieur, non sans avoir répété qu'il n'allait pas être-long.

Jean se retrouva tenant lâchement les rênes en main, mais réalisa soudain que c'était absurde. Devant l'auberge, il y avait une rangée de piquets où les voyageurs avaient attaché leurs bêtes. Pourquoi devait-il tenir lui-même les chevaux? Il préférerait de beaucoup ne pas avoir à rester planté là et pouvoir faire un petit tour. Avec soin, il attacha les rênes, et commença à faire les cent pas. Après un moment d'attente, il retourna vers les chevaux et leur caressa le museau. Il se mit à observer le véhicule. Comme il était impressionnant! Bien entretenues, les armoiries du Marquis étaient peintes sur les portières. Il était curieux de savoir à quoi ressemblait l'intérieur d'un si bel équipage. Un petit coin de vitre nettoyé avec le doigt ne suffit pas à le lui dévoiler. Pourquoi n'ouvrirait-il pas la portière? Le cocher si sympathique comprendrait bien sa curiosité.

Très délicatement, il baissa la poignée et vit les deux sièges qui se faisaient face, recouverts d'une sorte de tapisserie. De toute sa vie il n'avait jamais vu de si riche étoffe. Avec précau­tion, il la toucha, la caressa. Comme c'était doux! Il savait que cela devait être très cher aussi. «Être marquis, s'asseoir dans cette diligence pour être conduit où bon nous semble doit être merveilleux», pensa-t-il. Il regarda autour de lui et, constatant que la rue était déserte, se glissa à l'intérieur et ferma la porte. Bien qu'à l'aise et confortable, il n'avait pas la conscience tranquille et voulut sortir. C'est à ce moment, la main sur la poignée, qu'il vit arriver le cocher accompagné de deux soldats.

— Que vais-je faire? Se demanda-t-il. Ils le verraient s'il ouvrait la porte. Soudain, il ne fut plus très sûr des bonnes intentions du cocher. En plus, pourquoi était-il flanqué de deux gardes? Avaient-ils l'intention de le jeter en prison? Il décida que le mieux à faire était de se coucher sous la banquette et de rester le plus silencieux possible.

Les hommes s'approchèrent et il entendit l'exclamation du cocher qui s'apercevait de son absence. Où peut être ce garçon? Je l'ai laissé là à surveiller les chevaux et je suis sûr qu'il ne se doutait de rien. Il n'a pas pu s'enfuir, je l'aurais vu descendre la rue. Demandons à l'aubergiste. Peut-être l'a-t-il aperçu et sait-il où il est parti. Le sang de Jean se glaça quand il réalisa qu'il était tombé dans un piège. Il avait complètement oublié qu'il était devant l'auberge et que n'importe qui pouvait l'avoir vu et savait maintenant où il était. Il comprit aussi que le cocher avait l'intention de le livrer aux soldats, mais il se demandait bien pourquoi. Comment son compagnon avait-il pu deviner qu'il était huguenot, après tout? Ou bien l'avait-il déduit de ses propos, comme mère Rosette? Pour le moment, les hommes revenaient avec l'aubergiste.

— Non, disait ce dernier. Je ne perds pas mon temps à regarder par la fenêtre. Pourquoi le ferais-je? Il n'y a pas grand monde dehors à cette heure du jour. En tout cas, il n'est pas entré, je l'aurais vu. Pourquoi y tiens-tu tellement?

— Eh bien! répondit le cocher, j'ai pensé que ce garçon était huguenot et de tels gens ne sont bons que pour la prison ou pour les galères.

Allez, grommela un des soldats. Où est-il? Trouve-le ou fais-toi à l'idée qu'il a disparu. Tu es arrivé remuant ciel et terre dans le corps de garde, promettant la moitié de la récompense si on l'amenait au prêtre. Je ne suis que vaguement intéressé par le personnage, mais bien plus par l'argent. Nous ne sommes pas venus ici pour nous faire avoir par ta stupidité.

Oui, c'est vrai, dit l'autre soldat. Le garçon ou l'argent! C'est facile de faire des promesses, maintenant tu dois les tenir!

Mais... c'est que je n'ai pas d'argent! Je ne suis qu'un pauvre cocher. Après tout, c'est de votre faute s'il s'est échappé. Si vous n'aviez pas perdu de temps, le garçon serait encore là. Les deux soldats se mirent fort en colère quand ils comprirent qu'il n'avait pas d'argent à leur donner.

Tu ferais mieux de nous payer, dit un soldat, l'air menaçant. Si tu ne sors pas tes pièces, ce sera pire pour toi.

L'autre soldat attrapa le cocher par le col et dit:

— Tu vas venir avec nous jusqu'au poste et ensuite on va-demander au capitaine ce qu'il pense de tes bêtises. Une nuit en prison te rendra plus coopérant, je pense. Allez, viens, Balthasar, aide-moi et emmenons-le.

Cependant, le soldat eut quelque difficulté à mettre ses paroles en actes, car le cocher se dégagea et le poussa si brutalement qu'il atterrit sur la barrière. Mais le cocher n'aurait rien perdu pour attendre si l'aubergiste, qui ne voulait pas d'esclandre devant son établissement, n'était pas intervenu. Il devait rester en bons termes avec les soldats qui venaient fréquemment à l'auberge et avec le marquis qui lui tiendrait rigueur des mauvais traitements infligés à son cocher.

— Messieurs, arrêtez de vous battre! Je connais une meilleure solution. Le cocher prétend être aussi pauvre qu'un rat d'église, mais il a quand même les moyens de payer quelques verres. Je suis sûr que vous n'obtiendrez rien de plus, même en le secouant la tête en bas. Venez, buvez quelques pichets et faites-le payer.

Après quelques jurons, ils se mirent d'accord et retournèrent à l'intérieur. Puis, un garçon sortit et resta là à observer la rue: l'aubergiste, qui ne perdait pas le nord quand il y avait quelques sous à gagner, l'avait chargé de surveiller les allées et venues, au cas où le fuyard apparaîtrait. Mais c'était en pure perte, car Jean, terrifié, n'osait faire un mouvement. Il avait l'impression qu'à tout moment quelqu'un allait ouvrir la porte pour inspecter l'intérieur de la diligence. Prisonnier! Et aucune chance d'échapper! Il resta donc où il était.

Selon toute apparence, le cocher ne devait pas passer un moment très agréable à l'auberge car il ne fut pas long à ressortir, sauter sur son siège et fouetter ses chevaux comme un insensé. Jean, content de changer d'endroit, sentit les battements de son cœur se calmer. Le danger immédiat d'être découvert était écarté. Il n'était pourtant pas en sécurité puisqu'il devait encore sortir de là sans être vu. En pleine rue, impossible. Il jeta un coup d'œil prudent par l'une des fenêtres et remarqua qu'ils étaient entrés en ville. L'équipage prit un tournant, passa un large portail et s'arrêta dans une cour au pied d'un grand bâtiment. Il eut à peine le temps de baisser la tête que déjà il entendit des bruits de pas et de voix. Ils étaient arrivés à destination et il était toujours pris au piège, entouré de domestiques qui s'affairaient. Heureusement, personne n'eut l'idée d'ouvrir la porte de sa cachette. Les chevaux furent débarrassés de leur harnais et plusieurs hommes poussèrent la diligence dans un hangar. La dernière chose qu'il entendit fut l'ordre donné de la nettoyer avant le lendemain. La porte du hangar se referma et Jean se retrouva seul.

Chapitre 9 - L'évasion

Jean était soulagé de ne pas avoir été découvert! Mais à présent, la première chose à faire était de sortir de là avant que les domestiques n'arrivent pour le nettoyage. Un coup d'œil par la fenêtre pour être sûr d'être seul et il ouvrit la porte et sauta lestement sur le sol. C'était un immense hangar qui renfermait encore deux autres attelages qu'on pouvait facilement contourner, tant la grange était vaste.

Au fond, il y avait deux petites fenêtres et, sur le devant, deux grandes portes pour laisser entrer les diligences. Dans un coin, une échelle menait au grenier. Avant d'aller plus loin, il marcha sur la pointe des pieds et chercha une fente d'où il pourrait observer la cour. Si elle était déserte, il pourrait peut-être s'en aller incognito. Heureusement qu'il n'avait pas fait de bruit en s'approchant de l'entrée car on entendait des voix à l'extérieur. Par un trou dans la porte, il vit plusieurs hommes appuyés contre les battants. De temps à autre l'un d'eux faisait une remarque à propos du temps, puis ils ne disaient plus rien pendant un moment. Jean s'attendait à ce qu'ils commentent sa disparition à l'auberge, mais il n'en fut rien.

Finalement l'un d'eux se leva, s'étira paresseusement et dit:

— Bon, je ferais mieux de me mettre au nettoyage avant qu'il fasse trop sombre pour faire du bon travail.

Mais personne ne lui prêta attention.

À suivre