La fuite

A. Van der Jagt

Jean a commencé sa fuite, marchant de nuit, dormant le jour. Mais voilà qu'il s'est blessé les pieds. La faim et la douleur étaient telles qu'il s'est approché d'une maisonnette. C'était celle de mère Rosette.

Chapitre 8

Une effrayante expérience dans une charrette

Jean resta auprès de mère Rosette pendant cinq jours et profita pleinement de chacune de ces journées. Heureusement, l'infection au pied n'était pas si mauvaise qu'elle l'avait d'abord pensé, et ses plantes médicinales avaient fait des miracles. Les plaies étaient presque guéries et ne le dérangeaient que très peu; sa marche était pratiquement aussi bonne qu'avant sa fuite. La plupart du temps, surtout les derniers jours, il avait si bien aidé mère Rosette que plus aucune mauvaise herbe n'envahissait le jardin. C'était un potager plutôt spécial: peu de légumes mais une profusion de plantes, presque toutes inconnues de Jean. Mère Rosette lui avait expliqué qu'elle plantait et soignait ces plantes destinées à un médecin de la ville. Chaque matin, l'aube la voyait se lever et aller les cueillir encore humides de rosée, car c'est là que réside le meilleur de leur effet. Ensuite elle les enfilait sur de fines cordelettes et les laissait sécher au soleil.

Jean remarqua bientôt que la plupart des gens avaient peur de mère Rosette. Personne ne venait jamais la voir, sauf s'ils étaient malades et avaient besoin d'herbes. Peu lui témoignaient de la gratitude, et la majorité des villageois répandait qu'elle était une sorcière qui avait le pouvoir de rendre quelqu'un malade rien qu'en le regardant de travers. Mais elle avait toujours témoigné de l'amitié à Jean et il l'aimait beaucoup. Ils se parlaient peu, juste quelques mots après le souper, quand il faisait trop sombre pour travailler, mais cela suffisait à Jean pour comprendre qu'elle était bien isolée.

Aujourd'hui il se sentait en pleine forme et bien reposé. Il décida de reprendre son voyage en direction de la Hollande le matin suivant. Il ne savait pas trop comment aborder le sujet, car il sentait que mère Rosette appréciait sa compagnie. Mais le tour que prit la conversation lui facilita les choses. Après le repas, avant qu'il prenne la parole, elle sortit sa chaise devant la maison et lui dit de faire de même.

— J'ai besoin de te parler, Jean, dit-elle gentiment. Ces derniers jours, j'ai beaucoup réfléchi et maintenant j'aimerais te demander une grande faveur. Mais je dois d'abord te parler un peu de moi pour que tu comprennes mes raisons.

Elle s'arrêta, ne sachant comment continuer, puis reprit:

— Je n'ai pas toujours vécu seule ici. Il y a longtemps, j'avais une famille, mon mari et mon fils Jacob. Nous avions de la terre, et je m'occupais de Jacob. Nous travaillions dur mais cela nous plaisait. Nous étions heureux. Quand mon fils eut cinq ans, mon mari mourut. Je tombai dans la pauvreté, mais j'arrivais à me débrouiller pour élever Jacob. C'était un beau garçon. À dix-sept ans, il déclara qu'il ne pouvait plus vivre dans ce coin de campagne retiré et partit pour Marseille où il devint marin. Mais un garçon de la terre ne peut pas faire un bon marin, et quelques années plus tard il me revint.

Il ne put cependant pas se réhabituer à vivre ici, après tant d'années passées au loin, et il choisit Paris comme destination. Il y chercha du travail. À l'heure où je te parle, il a bien réussi et possède une auberge appelée «Au Chat Pêcheur». Chaque année, il m'écrit et m'envoie de l'argent.

Le prêtre me lit ses lettres, puisque je n'ai pas appris à lire, et lui répond sous ma dictée, ce qu'il fait très volontiers.

Bon, voilà. J'ai été si seule pendant tout ce temps que cela ne peut pas continuer. Je vieillis et j'ai besoin d'aide. Cela devient trop dur de cultiver toutes ces herbes. Voudrais-tu rester auprès de moi? J'aimerais beaucoup te garder ici.

J'ai remarqué que tu ne parles pas volontiers de toi-même ou de ta famille. Si tu es en fuite ou que tu essayes de te cacher de quelque chose, eh bien, tu n'as pas besoin de m'en parler. Je crois même que je peux deviner pourquoi tu veux aller à Paris. Je ne serais pas surprise d'apprendre que tu es un huguenot! Parce que je ne t'ai jamais vu te signer, même avant les repas, comme tout bon catholique romain le ferait. Tu n'es certainement pas un mendiant, et le plus bizarre c'est que tu dis ne pas savoir où est ton père. Il doit être en prison. Tu n'as mentionné aucun lien de parenté avec quiconque, non plus. Des garçons orphelins comme toi sont pris en charge soit par leur parenté, soit par l'église. Ils ne sont pas autorisés à courir la campagne comme tu le fais. Je pense que ton histoire de vivre à Paris avec ta sœur ne tient pas debout. Tu t'imagines peut-être qu'il est plus difficile de se faire prendre à Paris qui est une si grande ville.

Maintenant écoute. Ne me dis pas si j'ai raison ou pas. Aussi longtemps que je n'ai aucune certitude, je ne risque rien. Mais quelle punition si le prêtre apprend que j'aide un huguenot en toute connaissance de cause! De toute manière, tu es relativement en sécurité ici. Personne ne te voit puisque j'habite à bonne distance du village et que j'ai rarement un visiteur, comme tu as pu le remarquer. Pourquoi ne pas rester avec moi? Est-ce que ce n'est pas beaucoup plus attirant que d'errer le long des routes ou aller à Paris?

Elle se tut, et il sentit son regard posé sur lui. Il se demandait comment refuser gentiment cette offre inattendue. Il était essentiel de ne pas mentionner son appartenance huguenote, mais quelle bonne raison pouvait-il donner pour lui faire comprendre qu'il ne pouvait pas rester? Elle devait savoir qu'il aurait beaucoup aimé vivre près d'elle!

— Mère Rosette, commença-t-il lentement. Je ne peux pas rester, même si ce n'est pas l'envie qui me manque. Il est parfaitement véridique que j'ai une petite sœur à Paris et que je m'en vais aller la trouver. Elle est plus jeune que moi et s'appelle Manette. Je ne vous en ai pas beaucoup parlé parce que je pensais qu'il était mieux de ne pas dévoiler mes plans. Même maintenant, j'ai peur d'en dire trop, mais si vous saviez tout, vous comprendriez qu'il m'est impossible de rester avec vous, même si cela m'est très dur de m'en aller. Si ma sœur Manette...

Il se tut brusquement, se demandant soudain s'il n'en avait pas déjà trop dit. Mère Rosette s'aperçut de sa nervosité et ne répondit pas tout de suite; elle lui laissa le temps de se reprendre. Elle fit une dernière tentative pour lui arracher la promesse de rester, mais sans succès. Jean avait pris sa décision d'essayer de sauver Manette et de l'emmener en Hollande. Finalement, elle se résigna:

— Je vois que je ne peux pas te persuader, et peut-être as-tu raison. C'est tellement dommage parce que ces derniers jours, j'avais vraiment l'impression d'avoir de nouveau mon Jacob avec moi... Mais voilà, je n'y peux rien! Quand penses-tu partir?

— J'avais dans l'idée de partir dès demain matin, dit Jean avec une hésitation dans la voix. Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles elle réfléchit comment elle pourrait lui apporter son aide.

— Il vaut mieux que tu attendes encore quelques jours. Je peux peut-être t'aider si j'apprends que quelqu'un du village part dans la même direction. C'est vrai, ils ne m'aiment pas beaucoup, mais ils ont assez peur de moi pour m'accorder ce que je demande. Il vaut mieux attendre que j'en sache plus. À propos, as-tu quelque argent? Ce n'est pas que je veuille te le prendre, mais je pourrais te donner quelques conseils pour son utilisation.

Mis en confiance, Jean lui montra la pièce d'or qu'il gardait dans sa poche. Mère Rosette fut très surprise de le voir en possession d'un tel trésor.

— Où as-tu trouvé cela? Je n'ai pas vu autant d'argent depuis bien des années!

— Ma mère me l'a laissé, répondit Jean fièrement. Mais j'aimerais vous la donner. Je ne sais pas ce qui me serait arrivé sans votre aide.

Mère Rosette se mit à rire.

— Quel enfant! Tu n'as aucune idée de la valeur de cet or! Si tu pouvais l'échanger, tu ferais déjà un bon bout de chemin vers Paris, mais en ce moment précis il t'est inutile, car tu ne pourrais pas le changer sans que l'on t'accuse aussitôt de l'avoir volé. Sais-tu ce que je vais faire? Je vais le coudre dans l'ourlet de ton pantalon, comme cela personne ne le verra et tu ne pourras pas le perdre.

— Mais, mère Rosette, objecta-t-il, il faudra bien que je l'utilise si je tombe à nouveau malade ou si je veux dormir dans une auberge.

— Non, tu ne peux pas faire cela, Jean. Comme je te l'ai dit, tu serais traité de voleur. En plus, tu ne peux pas dormir dans une auberge si tu n'as pas payé de taxe. Tout le monde est tenu de le faire et l'aubergiste doit la prélever si ses hôtes n'ont pas réglé la somme au collecteur d'impôts. S'il apprenait que tu avais autant d'argent, il ne te rendrait jamais la monnaie et l'empocherait. Puisqu'on parle d'hôtelier, sais-tu ce que tu devrais faire? Va chez mon fils à Paris, celui du «Chat Pêcheur». Quand tu lui raconteras que tu es passé ici, il t'aidera sûrement à changer ta pièce équitablement. Demain, je la coudrai dans l'ourlet. Ce sera bien plus sûr pour voyager.

Quelques jours plus tard, une diligence quittait le village et Jean était assis sur le siège avant, aux côtés du cocher. C'était la diligence destinée aux déplacements du Marquis, qui possédait plusieurs villages et propriétés dans la région et qui vivait avec sa famille dans un château proche du bourg. Jean croyait rêver, assis là, juste derrière les chevaux. De sa vie il n'avait jamais voyagé sur un si grand attelage, seulement quelques fois sur la vieille charrette d'un fermier. Et aujourd'hui, le voilà juché aux premières loges, sur une diligence appartenant à un vrai marquis! Ce n'était rien moins qu'un miracle que mère Rosette avait accompli là! Et pourtant, ce n'avait pas été trop difficile d'arranger l'affaire. Elle avait entendu qu'un domestique allait conduire le véhicule jusqu'à Clermont, pour y prendre la femme et la fille du Marquis qui étaient en visite chez quelque parent, et les ramener à leur domicile. Elle s'était immédiatement rendue chez le régisseur qui supervisait les domestiques et lui avait fait savoir qu'elle avait soigné un jeune homme qui avait besoin d'être véhiculé. Il avait d'abord objecté violemment, mais quand elle le menaça de toutes sortes de maux qui pourraient atteindre sa famille, il accepta. La raison en était simple: c'était un homme superstitieux. Il se vit lui et sa famille sur un lit de mort à cause des étranges pouvoirs de mère Rosette! Il se fit tout petit et donna son accord pour que Jean accompagne le cocher, à condition que cela se passe en dehors du village pour que personne ne les voie. Mère Rosette se plia à son vœu. Avant l'aube du matin suivant, le cocher arrêta ses chevaux et fit monter Jean à ses côtés.

C'était un jeune homme un peu rude qui avait reçu l'ordre de laisser Jean tranquille et de ne pas poser de questions. Le régisseur avait insisté sur la sévère punition qu'il recevrait s'il avait l'audace de dire à qui­conque qu'il emmenait le garçon avec lui. Tout cela semblait bien mystérieux à l'homme qui se demandait pourquoi il devait traiter ce garçon avec tant de précautions.

Les premières heures du trajet, il resta silencieux et observait Jean du coin de l'œil. Ce dernier n'avait d'ailleurs pas envie de parler: il s'était pris d'affection pour mère Rosette et regrettait vraiment de la quitter. Mère Rosette avait eu de la peine à retenir ses larmes, elle aussi. Peu à peu, bien occupé à contempler le paysage et à observer le trafic de la route, il oublia la douleur de la séparation.

À suivre