La fuite

A. Van der Jagt

Résumé: Jean a bien failli être découvert par trois hommes du village! Leurs discussions lui ont appris que les gens n'étaient plus disposés à continuer les recherches. Aussi a-t-il pu se mettre en route plus vite que prévu.

Chapitre 7 – Mère Rosette lui vient en aide

En trois jours, Jean avait réussi à mettre passablement de distance entre lui et son village natal. Chaque nuit, il avait marché pendant plusieurs heures sans prendre de repos.

La première nuit, il avait bien avancé en suivant les sentiers qui lui étaient familiers. Même au lever du jour, il n'avait pas cherché un endroit où s'arrêter mais il avait continué, désirant quitter au plus vite la zone dangereuse où quelqu'un pourrait encore le rattraper. Après ce début prometteur, il lui était devenu plus difficile de progresser, car la nuit suivante fut si sombre qu'il se perdit et fut obligé de chercher la piste au milieu des buissons. Tôt le matin du second jour, loin d'être sûr d'avoir pris la bonne direction, il avait quand même le sentiment de s'éloigner du village.

Il avait dormi pendant la journée, caché sous des buissons.

Les deux soirs suivants, il avait repris son périple dès que le soleil se couchait, mais, jusqu'à ce que la lune se lève, tard dans la nuit, il faisait très sombre.

La troisième nuit, un problème survint. Il devait avoir marché sur quelque chose de coupant et s'était blessé la plante du pied. D'abord il n'y prêta pas attention, mais quand la douleur se fit plus tenace, il examina la plaie aussi bien qu'il le put dans le noir. Mais on n'y voyait rien. En mettant son poids sur les orteils, il put maintenir son rythme un moment mais fut bientôt forcé de ralentir, tellement il avait mal.

Le pire était encore à venir, car il découvrit une énorme ampoule au talon de l'autre pied. Mais il serra les dents et continua sa marche jusqu'au petit matin.

Un champ de blé mûr se révéla une cachette idéale pour se reposer. Mais impossible de dormir: il était trop fatigué et affamé, et le soleil trop brulant.

Heureusement, après une journée de repos la douleur avait diminué. Elle se raviva le soir. Cependant, il n'osa pas s'arrêter plus longtemps car il était sans nourriture depuis deux jours déjà.

Par bonheur, la forêt et ses difficultés étaient derrière lui pour de bon. Il suivait maintenant un petit sentier et rencontrait parfois de modestes maisons ou des fermes. Chaque fois il hésitait à frapper à la porte mais craignait de réveiller les gens en pleine nuit. Pourtant, il savait bien qu'il ne pouvait pas continuer comme cela longtemps.

Il ne boitait plus maintenant, mais trébuchait à chaque pas. Il était si fatigué et la douleur était si violente qu'il était sur le point de perdre connaissance. Il avait des vertiges et il lui était impossible de dormir car toutes sortes de pensées l'agitaient dans son délire. Finalement, en fin de matinée, le sommeil eut raison de lui, un mauvais sommeil dont il émergea comme l'après-midi s'achevait. Affaibli par la faim et à peine capable de tenir sur son pied malade, il reprit sa marche, titubant comme un homme ivre.

Lentement, fatigué, il traversa un champ et se retrouva sur un petit chemin de terre allant dans la bonne direction. Il l'emprunta parce qu'il rendait sa marche plus facile.

Il arriva vers une cabane battue par les vents. Devant la maison, il y avait trois arbres fruitiers tout tordus et une pile de bottes de foin.

Il ne voyait personne dans les parages, pas même un chat ou un chien. Tout était tranquille.

«Qui sait? pensa-t-il, peut-être la maison est-elle abandonnée et je pourrai y passer la nuit.» Il n'avait pas le courage de demander de l'aide à qui que ce soit. Si on lui posait des questions auxquelles il ne voulait pas répondre, on l'amènerait au prêtre et il serait perdu.

Mais rester dans cette maison pour quelques nuits n'allait pas résoudre son problème de nourriture. Ne sachant trop quelle décision prendre, il se laissa tomber sur l'herbe et attendit de voir quelqu'un apparaître... Personne.

Après ce qui lui sembla être un long moment, il s'impatienta et se dirigea vers la porte d'entrée, fermée de l'intérieur. Il vit tout de suite qu'elle s'ouvrirait facilement car la maison en mauvais état présentait bien des fissures où passer la main pour soulever le loquet. Il hésita quand même, se demandant s'il ne ferait pas mieux d'aller voir ce qui se passait de l'autre côté de la maison. Peut-être était-elle dotée d'une autre porte par laquelle un passant éventuel ne le verrait pas pénétrer à l'intérieur. Il fit le tour de la cabane en boitillant, et se figea soudain. La vue d'une vieille femme à genoux dans une sorte de potager fut un réel choc pour lui, puisqu'il avait été pratiquement convaincu que la maison était abandonnée!

De toute évidence, elle était si prise par son occupation qu'elle ne l'avait pas entendu. Elle leva les yeux et découvrit Jean qui restait muet de stupeur: sa figure revêche ne lui donnait pas confiance. Elle devait être âgée à en croire ses cheveux gris et les rides qui sillonnaient son visage. Ce qui l'effrayait le plus étaient ses yeux noirs et perçants qui semblaient voir au travers de lui et le deviner.

— Qu'est-ce que tu fais là? demanda-t-elle la mine peu aimable.

— Rien, répondit Jean, si tremblant qu'il en oubliait sa faim et sa douleur.

Il se demandait s'il ne ferait pas mieux d'opérer un demi-tour en courant, mais elle le rattraperait sûrement, car elle avait l'air en pleine forme et bien déterminée.

— Rien du tout, répéta-t-elle lentement. Allez viens, n'aie pas peur. Qui t'envoie? Qui est malade chez toi? Qu'est-ce qu'il y a?

— Je n'ai pas de mère, annonça-t-il.

— Oh! je vois, tu traînes, n'est-ce pas? Tu mendies, tu voles, tu te mets dans de beaux draps, trop fainéant pour travailler, bien sûr.

— Je ne suis pas fainéant et j'ai faim.

— C'est bon, mettons-nous d'accord. Tu m'aides à désherber, et je te donnerai quelque chose à manger. Avec quelque hésitation il fit un pas sur son pied douloureux pour s'approcher du jardin et voir ce qu'elle attendait de lui.

Elle l'observa attentivement et dit soudain:

— Attends un peu, quel est le problème? Tu marches comme si tu souffrais. As-tu quelque chose au pied?

Elle se leva, le rejoignit et remarqua son air fatigué et affamé.

— Quand as-tu mangé pour la dernière fois? demanda-t-elle brusquement.

— Oh! il y a quelques jours, répondit-il doucement les yeux baissés.

— Entre dans la maison, ordonna-t-elle. J'ai pensé que tu cherchais à m'avoir mais je ne suis pas assez cruelle pour te faire travailler quand tu meurs de faim et que tu souffres.

Et sans plus le regarder, elle pénétra dans la maison par la porte de derrière.

À l'intérieur, il faisait délicieusement frais. Il y avait une seule pièce qui, selon toute apparence, servait aussi d'étable car, dans un coin, se trouvait du foin pour une chère. Le sol de terre battue n'était pas très propre. Deux chaises de bois et une table bancale étaient les uniques pièces du mobilier. Quelques étagères au mur supportaient un assortiment de casseroles, de poêles et d'autres ustensiles. Il remarqua aussi une pile de guenilles qui devaient servir de lit. Tout était plutôt sale et sentait très fort.

— Assieds-toi, dit-elle en cherchant un morceau de pain sur une étagère. Je n'ai pas de vin ou de bière, mais tu peux avoir du lait de chèvre si tu veux. En un clin d'œil Jean mangea un repas consistant composé de pain, de lait et de fromage.

Il sentit ses forces revenir et attendit nerveusement que sa bienfaitrice lui pose toutes sortes de questions auxquelles il ne pourrait répondre sans se trahir. Mais elle n'en fit rien et attendit qu'il eût fini pour demander:

— Laisse-moi examiner tes pieds maintenant. Elle s'agenouilla sur le sol et observa les voûtes plantaires.

— Mmm, quelques ampoules et une belle infection. As-tu marché sur une épine?

Jean fit un mouvement d'épaule mais ne répondit rien.

— Eh bien, tu as de la chance d'être passé par ici, parce que je sais soigner des blessures comme celles-ci. Ne bouge pas jusqu'à ce que j'aie pansé tes pieds.

Elle alla vers la cheminée pour préparer une mixture. Quelques bûches finissaient de se consumer sous une couche de cendres. Elle en rajouta et, à l'aide d'une vieille paire de pinces, raviva le feu mourant. Ensuite elle remplit d'eau un vieux chaudron et l'accrocha au-dessus du foyer. Elle choisit quelques herbes suspendues à un clou au plafond et les mit à infuser dans le chaudron bouillant. Elle laissa l'eau bouillir un moment, puis le retira du feu et le posa par terre pour qu'il refroidisse. Puis, quand le mélange eut atteint la température voulue, elle prit quelques chiffons, les trempa, et les enroula autour des pieds de Jean.

— Voilà, ça va faire son effet, dit-elle toute contente. Quelques jours de repos jusqu'à ce que l'infection disparaisse et tu seras de nouveau en pleine forme!

Elle tira l'autre chaise et s'assit en face de lui. Tous ces soins avaient pris du temps, si bien qu'il aurait fait nuit à l'intérieur sans la lueur de la cheminée.

— Voilà, c'est l'heure d'aller au lit. Mais avant qu'on aille dormir, j'aimerais en savoir un peu plus sur toi.

Jean remua sur sa chaise, mal à l'aise, et se promit d'en dire le moins possible, tout en imaginant difficilement pouvoir cacher quelque chose à la femme perspicace qui se tenait en face de lui. Elle l'observait avec attention, ce qui augmentait sa nervosité.

— Pourquoi n'es-tu pas resté avec ton père quand ta mère est morte? demanda-t-elle au bout d'un moment.

— Je n'ai plus mon père depuis de longues années. Je ne sais même pas où il est, répondit Jean avec une hésitation dans la voix.

— Je vois! Mais, où vas-tu maintenant? Tu n'as pas de parenté, oncles ou tantes? Il n'y avait personne dans ton village pour prendre soin de toi? D'où viens-tu?

Jean ne savait comment échapper à ces questions gênantes mais il fit de son mieux pour donner des réponses satisfaisantes sans en dire trop.

— Je vivais avec ma mère, jusqu'à son décès, dans une petite maison, au milieu de la forêt où mon père était garde forestier. Il me reste une petite sœur qui vit à Paris, elle s'appelle Manette. Je suis en route pour aller la trouver.

— Tu veux aller à Paris? s'exclama la femme, étonnée. Et comment comptes-tu t'y rendre? Cela représente plusieurs semaines de marche! Où passeras-tu les nuits? Que mangeras-tu? Tu n'y arriveras jamais!

— Je peux dormir à la belle étoile, dit Jean patiemment, comme je l'ai fait ces nuits pas- sées. Je ne suis pas paresseux et je travaillerai pour manger.

Elle ne posa plus de questions, mais le regarda en réfléchissant. Finalement elle lâcha cette remarque:

— Soit tu ne sais pas à quelle distance se trouve Paris, soit il y a autre chose. Au fait quel est ton nom?

— Je m'appelle Jean.

— Bon. Tout le monde m'appelle mère Rosette et tu peux faire de même. Tu vas aller dormir dans la paille, avec la chèvre. Je vais la ramener à l'intérieur.

Elle sortit et revint quelques instants plus tard avec l'animal qu'elle attacha dans un coin sur la paille. Jean la suivit et se coucha là. Il entendit la vieille femme arranger la pile de chiffons et y faire son lit.

Avant de s'endormir, Jean joignit les mains et fit sa prière du soir. Il était très reconnaissant de s'être arrêté et d'avoir reçu l'aide de mère Rosette. Puis il resta encore un peu éveillé et songea qu'elle avait peut-être deviné les raisons de son périple. Mais il était si fatigué que le sommeil le surprit avant qu'il ait trouvé une réponse à sa question...

À suivre