Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

Alors que Maman roule ses cheveux en boucles, Elaine apprend qu'elle va partir à la campagne. Adieu Londres et Mrs. Moody... Elaine se sent abandonnée. Pour prendre congé de ses amis, Maman organise une réception. Elaine y sera admise un moment, le temps de faire admirer sa charmante robe rose.

Jamais auparavant je n'avais pris part à une réception d'adultes et j'étais curieuse de voir ce qui allait se passer.

Je fus, en somme, désappointée, car si au commencement on me fit mille amabilités, bien vite on me laissa de côté. Comme il n'y avait pas d'autres enfants, on ne joua à aucun jeu. Installés autour des rafraîchissements, les hôtes fumaient et lançaient des plaisanteries que je ne comprenais pas: elles devaient être très drôles, parce que chacun riait aux éclats. Maman parla de Mrs. Moody, l'appelant «un parfait trésor, mais oh! si lugubre» — et tous s'esclaffèrent, ce qui me surprit, car je ne trouvais rien de comique en Mrs. Moody. J'eus un vertige subit à cause de la fumée et une impression d'écœurement due au gâteau à la crème que j'avais mangé. Maman s'affairait à verser des boissons. Certainement nul ne remarquerait si je m'en allais.

Une nouvelle explosion de rires... et je m'échappai jusqu'à la cuisine. Mrs. Moody, elle au moins, ne m'avait point oubliée. Elle était assise dans son fauteuil à raccommoder mes socquettes.

— Viens, Elaine, dit-elle rudement, il est plus que temps que tu ailles au lit. Tu dors à moitié!

J'éprouvai un malaise et je me penchai vers elle.

— Venez avec moi, Mrs. Moody, murmurai-je un peu honteuse, je ne me sens pas bien.

— Pas étonnant après de tels exploits à ton âge, rétorqua-t-elle en se levant aussitôt.

Mais elle m'entoura gentiment de son bras, me conduisit à ma chambre et m'aida à échanger mon élégante robe contre ma chemise de nuit. Je frissonnai. Elle alla demander une bouillotte, puis brossa mes cheveux tandis que je posai ma tête sur l'oreiller.

— Mrs. Moody, savez-vous? je pars pour la campagne et Mammy part pour la France.

Mrs. Moody plissa et pinça ses lèvres. Quel était le sujet de sa réprobation? La France ou la campagne? Cela restait à découvrir.

— On me l'a donné à entendre, répliqua-t-elle avec raideur, bien qu'elle lissât mes boucles très tendrement.

— Mrs. Moody, chuchotai-je, câline, avez-vous déjà vécu à la campagne?

Un lent sourire se répandit sur la figure de Mrs. Moody. Apparemment ce fut sage de parler de la campagne - c'était la France qu'il ne fallait pas mentionner.

— Oui, j'ai été élevée dans le Sussex, dans un petit cottage dont le jardin était plein de lavandes, de pois de senteur et de roses. À mon avis, c'est un meilleur endroit que Londres pour les enfants.

Je me pelotonnai davantage. Cela résonnait comme la plus ravissante des histoires. En imagination je vis la petite fille qu'avait été Mrs. Moody, mince, se tenant très droite et solennelle, ses cheveux tirés derrière les oreilles, et encadrée d'un buisson de roses.

— Continuez, Mrs. Moody, continuez s'il-vous-plaît.

Elle eut un de ses rares petits rires étouffés.

— Je ne me rappelle plus beaucoup de choses à présent, Elaine, excepté les hirondelles bâtissant leur nid sous le toit de chaume, la rivière au bord de laquelle nous allions nous amuser, tout l'or des boutons-d'or et les minuscules bouquets que nous cueillions. Mon grand-père savait les noms de toutes les fleurs sauvages, et nous, les enfants nous nous en amusions, tant ils étaient comiques... chaussettes-de-coucou, porteuses-de-lait, Jenny-rampantes, bonnets-de-nuit-de-grand-mère. Comme je les trouvais jolis!

— Mrs. Moody, suppliai-je, pourquoi ne venez-vous pas avec moi?

— Parce que je ne suis pas invitée, mignonne, et que tu es une grande fille maintenant. J'ai trouvé une autre place de gouvernante, mais tu me manqueras, ma chérie. Oh oui! bien sûr.

— Alors, racontez-moi encore vos souvenirs.

Et défilèrent les agneaux, les vaches, la cueillette des fruits, les vergers. Je me sentis calmée et de nouveau bien.

Allongée, j'écoutai jusqu'à ce que me prît le sommeil, les mains jointes de Mrs. Moody, usées par le travail, étroitement serrées    dans les miennes. C'était comme si Mrs. Moody ne me grondait plus puisque j'allais à la campagne.

À suivre