La fuite

Résumé : La disparition de Jean a fait beaucoup de bruit au village. Père Francis a convoqué tous les hommes pour partir à la recherche de son neveu. Pendant ce temps, Jean se terre dans sa cachette, révisant son plan. Il prend la décision de passer par Paris et d'y retrouver sa sœur Manette. Durant la nuit, il fait une escapade jusqu'au puits...

Finalement il parvint au puits et plongea le seau. Le terrible écho qui en résulta le terrifia, car il donnait l'impression de se répercuter sur plusieurs kilomètres. Il se hâta de rentrer à sa cachette, non sans avoir d'abord arraché un petit bout de bois à une porte de placard. La lune en avait profité pour disparaître et il s'égara dans l'obscurité. Impossible de retrouver la clai­rière de ronces! Il abandonna après plusieurs heures de recherches et, ne sachant plus que faire, s'assit pour attendre la clarté du soleil levant. Graduellement, les ténèbres s'estompèrent et finalement il put reconnaître les lieux. Il s'était passablement éloigné et il mit un bon moment à rentrer. Il était si fatigué qu'une fois tombé sur son lit de feuilles, d'aiguilles de pin et de mousse, il s'endormit pour ne se réveiller qu'en fin d'après-midi. Il finit par ouvrir les yeux et se demanda où il était. Puis il se rappela la cachette, la fuite, la forêt, ses oncles. Soudain, il se raidit. Il entendit des voix sonores qui l'avaient d'ailleurs probablement tiré de son sommeil. Paniqué, il se figea, croyant être découvert. Mais rien ne se passa et sa peur diminua quelque peu, malgré le danger toujours très proche. De son cœur s'éleva une prière non formulée vers Dieu, implorant sa protection et son aide. Quelqu'un était sûrement en train de boire, car on entendit: «Ah! cela fait du bien après une si longue marche!»

Il reconnut immédiatement la voix. C'était le fermier Lebrun, un voisin d'oncle Louis. Une autre voix, le fils Lebrun, qu'il connaissait bien aussi, répondit:

— C'est sûr, sauf que j'aimerais mieux boire un bon verre de vin à la maison que de l'eau ici dans la forêt. Tous ceux qui ont un brin d'intelligence savent bien que nous sommes un peu fous d'obéir à Père Francis. C'est déjà ridicule de poursuivre un garçon qui s'enfuit, mais la stupidité atteint des sommets puisque cela fait déjà deux jours qu'il est parti, et en plus par cette chaleur! Je parie que Jean va revenir quand il sera affamé, et s'il ne revient pas, qu'est-ce que cela change? Ce ne pourrait pas m'être plus indifférent. De toute façon, cela ne vaut plus la peine de marcher encore aujourd'hui. Je suis trop fatigué, je ferais bien une sieste. Si Père Francis veut absolu­ment ce garçon, il n'a qu'à le chercher lui-même. Il serait bien malin de pouvoir me forcer à courir encore un jour après son neveu!

Une autre voix appuya:

— Ce ne serait pas si grave si on n'avait pas tant de travail qui nous attend à la ferme!

— Alors là, tu as raison, répondit le vieux Lebrun. Ça ne m'étonnerait pas que tout le monde pense comme toi. Je me demande si demain, à l'église, l'équipe sera au complet pour poursuivre les recherches.

— C'est un peu stupide de penser que personne ne va venir, reprit la troisième voix. Il y en a toujours quelques-uns qui s'attendent à mériter le ciel en obéissant à Père Francis. Mais pas moi! Mon propre travail est bien plus important que les caprices d'un prêtre, et si son neveu fait une fugue, ça n'est pas mon affaire. Malgré tout, je suis surpris qu'il arrive à échapper à ses deux oncles. Il ne doit pas être bête et il a sûrement une bonne paire de jambes. Mais il risque quand même d'être pris, parce qu'il ne se doute pas que Père Francis a envoyé des missives pour avertir tous les villages voisins.

— Papa, demanda le jeune Lebrun, pourquoi est-ce qu'ils font une telle histoire avec cela? Quelle différence cela fait-il pour Père Francis qu'il envoie Jean loin d'ici ou que Jean disparaisse de lui-même? Il en est débarrassé, et c'est ce qu'il voulait, non?

— Je ne sais pas très bien. Père Francis ne s'est jamais bien entendu avec son frère, le père de Jean. Peut-être y a-t-il un rapport.

— Personne n'en sait rien, interrompit rudement la voix inconnue, et je ne tiens pas à écouter votre blabla. Taisez-vous donc pour que je puisse dormir un peu. Peut-être que je pourrai quand même avancer un peu dans mon travail ce soir, si on ne rentre pas trop tard.

Jean entendit quelqu'un se retourner comme pour trouver une bonne position couchée, puis le silence retomba. Il resta encore longtemps immobile avant d'être sûr qu'ils dormaient. Alors seulement il osa s'étirer. Il avait besoin de bouger parce qu'une de ses jambes était pliée et lui faisait horriblement mal. À cause de la tension des moments passés, il n'y avait pas trop prêté attention, mais maintenant c'était à peine supportable! Lentement, il se mit sur le dos et étendit ses jambes le plus loin qu'il put. Cela aida la crampe à s'atténuer peu à peu.

Il savait qu'il devait y avoir trois hommes très proches de la cachette. Prudemment, il releva la tête et regarda par-dessus le bord du fossé, dans la direction d'où venaient les voix. Juste après les ronces, il distingua trois formes étendues sur le sol. «Ce doit être eux,» pensa-t-il. Il réalisa très vite qu'ils le découvriraient s'ils se réveillaient à cet instant: le seau d'eau était trop volumineux pour être caché complètement et on pouvait le voir à travers les buissons. Alors il eut une excellente idée. Avec précaution il déroula la couverture qu'il avait apportée, la posa sur le seau et couvrit le tout de feuilles et de mousse tirées du lit qu'il s'était aménagé. Puis il se recoucha confortablement sur ce qui en restait. Il s'étira sans bruit, bâilla et attendit. Cependant, ce n'était pas aussi parfait qu'il l'avait espéré. À son grand déplaisir, la température sous la tente improvisée se révéla si torride qu'il pouvait à peine la supporter. Il transpirait tellement qu'il crut perdre connaissance mais il essaya de tenir bon, de peur d'attirer l'attention et de se trahir.

Il se mit à réfléchir aux précieuses informations qui étaient parvenues à ses oreilles. C'était bon à savoir qu'ils se lassaient déjà de lui courir après. Cela signifiait qu'il pourrait quitter les lieux au moins un jour plus tôt que prévu d'abord, sans voir augmenter les risques d'être pris. Son problème de nourriture serait ainsi presque résolu: les réserves commençaient à s'épuiser gentiment. En plus, ne voir et ne parler à personne lui était déjà très pénible à supporter. Il lui semblait qu'il lui serait plus facile de s'y résigner s'il po­vait au moins faire quelque chose, comme marcher par exemple.

Une ou deux heures plus tard, quelqu'un bougea, bâilla et s'étira.

— Réveille-toi, Lebrun. C'estl'heure de rentrer.

Un murmure indistinct lui répondit, puis quelques instants après, ils étaient tous prêts à partir.

— Cela nous a fait drôlement du bien de dormir ici, dit le jeune Lebrun en regardant autour de lui. C'est drôle, je n'ai jamais remarqué ce champ couvert de bruyères. Ce pourrait être une bonne cachette. Ce serait rigolo si Jean s'y cachait justement!

A ces mots, Jean sentit un frisson le parcourir. S'ils suspectaient qu'il était ici, ils n'avaient qu'à l'attendre pour l'attraper. Essayer de s'enfuir maintenant ne valait même plus la peine. Il était probable qu'ils le verraient et, selon toute vraisemblance, le lendemain tout le village quadrillerait la forêt pour lui mettre la main dessus.

— Cela n'a aucun sens, s'esclaffa le vieux Lebrun. Personne ne pourrait traverser ces épines sans être déchiqueté. Allez, viens, rentrons, c'est tard.

— Attends, Papa. Ce n'est pas si terrible que tu le dis. Quelques égratignures ne m'ont jamais fait peur. Je parie que j'arrive à traverser ce champ sans trop de problèmes.

— Arrête, on n'a pas de temps à perdre avec tes bêtises et ta mère a assez à faire sans avoir encore à raccommoder tes habits déchirés.

— Eh bien, pourquoi ne rentrez-vous pas maintenant? Je vous suivrai après avoir tenté ma chance dans ces ronces. Et au même moment, Jean entendit le garçon essayer de traverser le champ! Il fut terrifié: il entendait les jurons réprimés et les cris de douleur, mais ne pouvait rien voir. Après un moment qui sembla durer des heures, il entendit:

— Papa, tu avais raison, je suis coincé et je ne peux plus bouger ni en avant ni en arrière sans être déchiré par les épines. Aide-moi à sortir de là, s'il te plaît!

Les deux autres hommes se mirent à rire et firent mine de s'en aller, mais finirent par prendre leurs couteaux pour couper les ronces qui retenaient le jeune Lebrun empêtré.

— Est-ce que vous avez déjà vu un pareil idiot? gronda le vieux Lebrun. Il pense toujours qu'il sait mieux que les autres et voilà ce qui arrive. Tu vas être la risée de tout le village quand ils verront ton visage écorché. Mais qui sait? Avec un peu de chance tu pourrais faire croire à Père Francis que tu as travaillé dur pour lui, bien que j'aie quelques doutes. De toute manière, si vraiment tu pensais que Jean pouvait se cacher là-dedans, cela aurait été plus intelligent de te mettre à plat ventre et de regarder au niveau du sol. En tout cas, cela aurait été plus simple.

Apparemment, le jeune Lebrun suivit le conseil de son père, car Jean l'entendit dire:

— Quelle est cette tache sombre sous les buissons d'épines?

— Je ne sais pas. À mon avis ce doit être une vieille souche ou une fourmilière. Regarde, ça ne bouge même pas. Ce n'est certainement pas notre gaillard et c'est ce qui compte. Il doit être bien loin d'ici, puisqu'il n'a pas perdu son temps comme toi!

Un moment après, le silence était retombé sur la clairière. Jean, heureux que le danger soit écarté, secoua les feuilles et la terre, rampa hors du fossé, loin des épines. Il se leva, étendit ses jambes qui étaient tout ankylosées et fit quelques pas. «J'ai échappé de peu à une catastrophe, pensa-t-il, mais le Seigneur m'a protégé.» Il s'agenouilla et remercia son Père céleste qui avait empêché qu'il soit découvert. Quand il ouvrit les yeux, il remarqua que le ciel s'assombrissait. D'énormes nuages noirs s'amoncelaient au-dessus de sa tête. L'orage menaçait, conclusion prévisible de la journée chaude et humide, et il devinait que la pluie n'était pas loin. Il ne l'attendait pas avec grand plaisir car il allait être trempé en un rien de temps. Passer la nuit dans des habits mouillés et inconfortables n'était pas une perspective réjouissante.

Il prit rapidement une décision. On n'allait certainement pas être à sa poursuite pendant l'orage. Peut-être n'était-il pas trop risqué de dormir dans la maisonnette pour cette nuit. Il courut à la cachette, vida le seau d'eau, y déposa la nourriture qui lui restait, attrapa sa couverture et courut dans son nouveau refuge. Les premières gouttes se mirent à frapper le sol.

Il s'assit par terre sur sa couverture pliée. Appuyé contre le mur, il n'avait pas sommeil puisqu'il avait dormi toute la journée. Il décida d'attendre encore un jour, avant de s'en aller. Les premiers temps, il lui faudrait être vraiment prudent, mais s'il avançait la nuit et dormait le jour, cela pourrait marcher. Au moins douze heures seraient nécessaires pour franchir la forêt, ce qu'il pouvait faire en deux ou trois nuits. Comme il avait passé toute sa vie dans les bois, les bêtes sauvages n'étaient pas son premier souci. En été, les loups étaient craintifs et n'oseraient jamais l'attaquer, et il espérait éviter les sangliers qui pourraient venir dans sa direction. Quel dommage qu'il n'ait que son couteau pour se défendre! Mais un bon bâton était une arme efficace. Il avait aussi sa hache. Le plus dur serait accompli une fois la forêt dépassée.

L'orage s'apaisa vers minuit, et, le lendemain matin, le soleil brillait de nouveau dans un ciel sans nuage. Au lever du jour, Jean grava les mots: «Je suis parti pour la Hollande, Jean» sur un morceau de bois et le plaça dans la niche secrète. Il récupéra l'argent et le collier, fit une dernière fois le tour de la maisonnette mais ne trouva rien de plus. Alors il sortit. De retour dans son petit repère, il étendit la couverture et s'endormit profondé­ment.

À suivre