La fuite

Résumé: Jean est sur le point de prendre la fuite. Il a rassemblé toutes les affaires qu'il désire emporter dans une vieille chemise de son oncle. Avant de quitter définitivement la maison, il doit prendre des provisions.

Il marcha sur la pointe des pieds jusqu'à la cuisine et écouta: aucun bruit ne lui parvenait de la chambre où son oncle et sa tante dormaient. Cherchant son chemin dans l'obscurité, il arriva à l'armoire, mit la main sur la poignée. Quelqu'un se retourna dans le lit. Un moment plus tard oncle Louis se mit à ronfler, ce qu'il faisait toujours quand il dormait profondément. Il n'y avait pas de danger, mais il attendit quelques instants avant d'ouvrir le placard. Il trouva rapidement les deux pains. Sans refermer les battants, il sortit par la porte de la cuisine qui n'était jamais fermée.

Il marqua un arrêt pour s'assurer que son manège n'avait éveillé l'attention de personne. Heureusement, tout était calme et aucun danger ne semblait imminent. Le trajet jusqu'à sa cachette serait un jeu d'enfant, mais avant de s'engager dans la forêt, il alla dans l'écurie chercher une petite hache. L'outil en main, il alla ramasser son paquet emballé dans la couverture, le chargea sur son épaule... Cette fois il pouvait y aller!

Il n'y avait personne dans la rue, mais il valait mieux la quitter le plus vite possible. Il traversa la route et coupa par le jardin de la maison d'en face. Quelques barrières à enjamber, un pâturage à traverser, et dix minutes après il marchait joyeusement sur le sentier qui parcourait la forêt et qu'il connaissait si bien.

Chapitre 5 - Émoi au village

Le matin suivant, la grande rue du village offrait un tout autre aspect qu'à l'accoutumée. Ce n'était pas le calme habituel, comme lorsque les hommes étaient aux champs, et les femmes occupées à l'entretien de leur intérieur; que les enfants en bas âge jouaient dehors et les plus grands, garçons ou filles, aidaient leurs parents dans quelque activité ou étaient à l'école.

Aujourd'hui, l'ambiance était complètement différente. Presque toutes les femmes du village étaient là et discutaient avec animation par petits groupes. Les petits se glissaient partout et jouaient entre eux, tandis qu'en face, devant la maison d'oncle Louis, une bande de garçons étaient en grande discussion, qu'ils appuyaient de gestes expressifs. Chacun commentait la disparition de Jean.

La seule femme qu'on n'avait pas aperçue dans la rue était tante Marie. Elle était restée chez elle et faisait la lessive, mais elle ne pouvait détacher ses pensées des événements de la matinée. Elle s'était réveillée assez tard, la discussion avec oncle Louis l'ayant empêchée de s'endormir. Elle était en souci pour Jean. La première chose qu'elle avait faite une fois levée avait été de l'appeler du bas des escaliers. N'ayant pas obtenu de réponse, elle en avait déduit qu'il était déjà au travail à l'étable. Elle s'était habillée en hâte et était vite sortie pour l'aider à traire les vaches. Mais elle ne l'avait pas trouvé là, et les vaches n'avaient été ni traites ni nourries. Un soupçon s'était insinué dans son esprit et elle était montée dans la petite chambre du grenier. Le désordre qui y régnait lui avait donné la seule explication possible: il avait pris la fuite. D'abord elle ne put réprimer sa déception, car elle avait secrètement espéré qu'il resterait pour elle, mais tout de suite son bon sens lui fit réaliser que sa fugue était le meilleur choix. Elle savait à présent ce que Francis avait planifié et Louis n'avait pas le pouvoir de le protéger. Mais, pensa-t-elle soudain, que va-t-il nous arriver maintenant à Louis et à moi? Allons-nous finir en prison? Elle était redescendue précipitamment et avait réveillé Louis. À l'ouïe de la nouvelle, il avait sauté sur ses pieds et était monté à la petite chambre. Non, on ne pouvait nier l'évidence: Jean était parti. Il en avait d'abord été effrayé et fâché, puis il s'était calmé très rapidement et il avait même dit qu'il espérait du fond du cœur que Jean s'en tirerait. Si seulement ce n'était pas si dangereux pour eux!

Ils savaient que le plus important maintenant était de convaincre Père Francis qu'ils n'étaient pour rien dans cette disparition. Immédiatement, sans même s'accorder le temps de prendre son petit déjeuner, Louis était parti en direction de la maison de son frère et lui avait rapporté les faits.

À son retour, il informa Marie que les choses ne se présentaient pas si mal. Francis et lui s'étaient disputés mais il était d'accord de les aider, tout en servant son propre intérêt. Après tout, cela jetterait un grand discrédit sur son propre nom si sa famille entière était envoyée aux galères à cause de ses tendances huguenotes. Il avait alors envoyé le sacristain convoquer tous les hommes à l'église d'où il les avait envoyés fouiller routes et bois.

Ensuite, il avait écrit plusieurs messages aux prêtres des villages voisins, leur demandant d'ouvrir l'œil et de surveiller les chemins. Ils s'étaient mis d'accord pour ne pas encore alerter l'évêque. Peut-être allaient-ils rattraper leur neveu d'ici deux ou trois jours, et sinon, il serait encore temps d'avertir le prélat qu'il s'était enfui sans aide extérieure.

En repensant à tout cela, tante Marie parvint à esquisser un sourire. Elle était heureuse que tout semble s'arranger. Elle n'avait pas à s'inquiéter pour la sécurité de Louis et elle espérait que Jean parviendrait à échapper à ses poursuivants. Ce soir-là, elle alla au lit avec des sentiments mitigés. Par bonheur, personne n'avait trouvé la trace de Jean, mais elle était triste de l'avoir perdu.

— Tout va redevenir tranquille à la maison, se dit-elle; et elle essaya de se consoler en pensant à Manette. Peut-être pourrons-nous la faire venir auprès de nous dans quelques années, quand tout ce tumulte à propos de Jean sera apaisé et oublié...

Père Francis alla au lit tard, ce soir-là. Tous les hommes étaient rentrés, mais aucun n'avait pu déceler le moindre indice. Où pouvait-il bien être, ce garçon? se demanda-t-il. Ce n'était pas possible qu'il ait marché si loin en une seule journée. Il était déterminé à ce que les recherches reprennent dès le lendemain. Il fallait retrouver Jean. Sinon, ses relations avec l'évêque, qui s'étaient grandement améliorées ces derniers temps, allaient être compromises et cela par la faute de Jean. Comme il le haïssait, lui et sa famille!

Ils se dressaient en obstacle devant la promotion qu'il attendait. D'abord le père, ensuite le fils. C'était vraiment impossible de se faire bien voir de ses supérieurs avec une telle famille dans le village! Et cependant, ce n'était pas la seule raison qui l'avait poussé à livrer son frère entre les mains de l'Inquisition. Non, il le haïssait profondément, parce que celui-ci avait osé lui dire ouvertement qu'il était un mauvais prêtre et qu'il ne prêchait pas la véritable Parole de Dieu. Il serra les poings à ce souvenir. Comme il désirait pouvoir détruire sa famille entière!

Chapitre 6 - Des expériences terrifiantes

C'était une journée torride. Le soleil implacable avait dardé ses rayons sur la forêt, sans le passage d'un seul petit nuage, si bien qu'il était impossible de trouver un coin de fraîcheur. Jean dormait tranquillement dans sa cachette. Cela faisait deux jours qu'il avait quitté la maison de son oncle, et il avait été bien occupé à arranger tout ce dont il avait besoin pour sa survie, surtout durant la première nuit.

Il s'était rendu compte qu'une réserve d'eau était indispensable pour pouvoir rester embusqué. Le puits attenant à la maisonnette n'était pas bien loin, et il comptait sur le seau pour transporter le précieux liquide.

Il n'avait pas prévu qu'il serait si difficile de séparer le seau de la chaîne qui était fixée au puits. Il essaya d'abord d'ouvrir un des maillons en tapant dessus avec un caillou plat et tout ce qu'il réussit à faire fut de se blesser deux doigts en les écrasant par inadvertance! Quand la douleur se fut un peu calmée, il essaya cette fois avec son couteau, mais sans plus de résultat. Finalement il parvint à démonter un côté de l'anse en faisant levier avec sa hache entre l'anse et le seau lui-même. Ceci fait, il ne pensait pas rencontrer de problème pour puiser et transporter l'eau. Quelle erreur! Il avait perdu tellement de temps à essayer d'enlever la chaîne que la nuit tirait à sa fin et les premières lueurs de l'aube apparaissaient déjà. Cela lui fit presser le pas vers l'endroit où il se sentait en sécurité, son seau d'eau à la main. Mais courir sans faire gicler l'eau n'était pas un exercice où il excellait particulièrement! Il s'en aperçut en arrivant à son repaire avec les deux pieds mouillés et un seau à demi rempli seulement! Après cela, il coupa rapidement des branches épineuses et les tira derrière lui tandis qu'il rampait à travers le fossé menant à sa cachette. Cela fermait si bien l'entrée qu'il fallait une paire d'yeux bien aiguisés pour la découvrir. Tout le jour il resta caché là, l'oreille aux aguets et réfléchissant à sa fuite vers la liberté.

Tout semblait plutôt tranquille dans la forêt, mais il était si tendu qu'il n'arrivait pas à dormir. Par bonheur, il n'avait entendu aucun son alarmant, bien qu'à un moment donné il pensa avoir perçu des voix dans le lointain. Mais cela fut si bref qu'il crut s'être trompé. Il passa la première journée comme une bête aux abois, écoutant nerveusement et prêt à réagir à la moindre alarme, mais petit à petit le calme l'avait gagné et ses pensées s'étaient tournées vers le futur.

Avait-il bien fait de s'en aller sans se préoccuper de Manette? Il avait le sentiment profond qu'il serait injuste de l'abandonner et de fuir pour être en sécurité en Hollande. Pourquoi ne pourrait-il pas essayer de la retrouver dans Paris et de l'emmener avec lui s'il n'était pas pris lui-même? Cela ne devait pas être bien difficile. Comme tous les enfants huguenots enlevés à leur famille, elle devait vraisemblablement être tenue d'aller à l'église. Il allait donc observer les fidèles qui s'y rendaient et la repérer. Le pauvre garçon n'avait pas la moindre idée du nombre d'églises qui existaient dans la ville de Paris. Il avait entendu dire que c'était une grande cité, et il se l'imaginait comme deux ou trois villages pris ensemble, avec une énorme église. Après avoir pesé le pour et le contre de ce nouveau projet, il resta sur sa décision de passer par Paris pour trouver sa sœur Manette.

Il révisa alors son plan de fuite. Il estima que le mieux était de progresser vers l'ouest dans les bois où personne n'irait le chercher et ensuite de se diriger vers le nord.

Mais tout à coup, il lui vint à l'esprit que son père pouvait être libéré un jour et chercherait à venir les retrouver au village! Et personne ne saurait où ils auraient trouvé refuge! Comment faire en sorte qu'il soit mis au courant de leur destination? Impossible d'envoyer une lettre, il n'avait pas d'adresse. Après de nombreuses heures de réflexion, il décida que laisser un message dans la niche vide derrière la cheminée était une bonne solution. Son père l'ouvrirait probablement pour regarder à l'intérieur. Quelques mots gravés sur un morceau de bois suffiraient. Il aurait tout loisir d'arracher quelque part dans la maison un bout assez plat puisqu'il devait y retourner pendant la nuit pour se réapprovisionner en eau.

Au milieu de la nuit, il avait à nouveau pris le risque de se glisser jusqu'au puits. Oh! le souvenir de cette nuit n'allait pas pouvoir s'effacer rapidement! A une heure si tardive, il ne s'attendait pas à ce que quelqu'un soit encore à sa recherche. Pourtant, il n'était pas vraiment à l'aise et plusieurs fois il fut sur le point de retourner sur ses pas, effrayé par un bruit ou ayant cru voir quelque chose de suspect. N'était-ce pas un groupe de gens qui chuchotaient? Et sous cet arbre une silhouette insolite? Bien sûr, ce n'était que le fruit de son imagination.

En marchant jusqu'à la maisonnette, il prenait extrêmement de précautions, avançant à la dérobée et rampant entre les bosquets. Une fois, il attendit longtemps, immobile, derrière de grands arbres, jusqu'à ce qu'il réalise que le bruit qui l'avait fait sursauter était dû à un immense cerf.

À suivre