La fuite

A. Van der Jagt

Résumé

Jean a décidé de s'enfuir, durant la nuit, pour la Hollande. Mais voilà qu'il s'est endormi... Au rez-de-chaussée, oncle Louis, rentré tard du marché, fait part à sa femme d'une terrible nouvelle: Jean va être envoyé dans un cloître! Il poursuit son récit.

Hier, j'ai donc vendu les cochons au marché et j'étais prêt à rebrousser chemin mais Père Francis n'avait pas encore fini. Il fut alors trop tard pour reprendre la route. Nous sommes donc restés en ville, Francis dans le cloître, et moi à l'auberge. Ce matin, j'étais prêt à partir vers huit heures et je me suis arrêté devant le monastère pour prendre Francis. Je l'ai attendu, mais il ne se montrait pas comme nous l'avions convenu le soir d'avant. Un garçon vint me dire que l'évêque désirait me rencontrer. Je n'avais pas la moindre idée pourquoi. J'ai supposé qu'il voulait acheter du blé ou des légumes pour la cuisine du palais.

Quand je fus introduit dans son bureau, il était en train de parler avec Francis. Ils se turent subitement. Il ne me laissa même pas le temps de le saluer. Il se tourna abruptement vers moi: «Nous prenions soin de Jean, fils de parents huguenots» Il me flatta en me félicitant de pratiquer l'hospitalité chrétienne mais il ajouta que l'église ne voulait pas qu'un tel fardeau pèse sur nos épaules. Son jardinier avait besoin d'un aide: une place parfaite pour Jean. Il mentionna aussi qu'il recevrait ainsi une bonne éducation catholique et une excellente direction spirituelle, surtout parce qu'il pourrait séjourner au cloître. «Et si tout va bien, ajouta-t-il, il pourrait même plus tard décider de devenir moine!»

Bien sûr, je lui ai respectueusement fait comprendre que Jean ne représentait pas du tout une charge pour nous, que nous l'aimions et qu'il semblait se sentir «à la maison», qu'il nous aidait dans les tâches quotidiennes, et que nous préférerions beaucoup l'élever nous-mêmes. Il était notre neveu, tout compte fait. L'évêque ne prêta aucune attention à mes objections et répéta ce qu'il venait de dire. Quand je réalisai qu'il ne s'intéressait pas le moins du monde à nos sentiments et qu'il ne changerait pas son projet, la colère m'emporta et je hurlai que Francis nous jouait un bien sale coup de proposer Jean à l'évêque derrière notre dos. Bon, ce fut apparemment un peu dur à avaler pour ce cher évêque. Il me réprimanda vertement et demanda à Francis si je m'étais toujours comporté comme un véritable et fidèle catholique romain ou si j'avais aussi été contaminé par les Huguenots. J'ai tout de suite vu que Francis n'appréciait pas l'insinuation. Il se hâta de lui donner toute assurance qu'il n'y avait pas lieu d'avoir le moindre soupçon à mon égard mais que j'avais parlé brutalement et avec insolence parce que j'étais attaché à ce garçon et que je n'étais qu'un stupide fermier sans éducation. L'évêque parut satisfait de cette explication, mais exigea que je récite 50 chapelets1 comme punition pour mon comportement. Il ajouta qu'il nous donnait dix jours pour lui amener Jean, puis nous congédia. Comme tu vois, Francis a réussi à m'avoir. Si je n'obéis pas, je passerai pour un sympathisant des Huguenots, ou pire. Il n'y a pas d'échappatoire. Je dois l'y conduire, même si cela nous déchire le cœur.

1 Un chapelet est une ligne de perles de prières, le tiers de la longueur du rosaire.

Tante Marie avait les yeux brillants de larmes en écoutant toute l'histoire. Quand il eut terminé, elle éclata en pleurs et sanglota:

— Louis, tu ne peux pas faire cela. Il sera mort et enterré en un rien de temps s'ils le forcent à vivre dans un monastère, lui, un garçon de la nature! Tu sais aussi bien que moi que jamais il ne deviendra catholique et qu'il sera persécuté. Nous devons trouver un moyen de l'aider. Envoie-le à l'étranger si tu penses que vivre dans ma famille n'est pas assez sûr.

— Non, Marie, je suis désolé, mais c'est impossible. Ils nous en accuseraient et qu'arriverait-il ensuite? Je ne veux pas être envoyé aux galères à cause de lui et je suis sûr que tu n'as pas envie d'être toute seule ici, non plus. En fait, Francis serait bien content si cela arrivait, car il pourrait ainsi s'emparer de la maison. On ne peut rien faire! J'y ai pensé toute la journée, mais il est beaucoup trop dangereux de s'opposer aux plans de l'évêque. Après tout, peut-être que pour Jean, ce ne sera pas si terrible que nous le pensons. De toute façon cela ne sert à rien d'en parler. Il est tard. Allons au lit. Sanglotant toujours, tante Marie n'ajouta rien. Un peu plus tard, pendant qu'oncle Louis se préparait, elle débarrassa la table et rangea la vaisselle dans les armoires. Puis, quand elle eut fini, elle prit un bon morceau de poulet froid et quelques tranches de pain qu'elle disposa sur un plateau. Elle voulait l'apporter à Jean, quand oncle Louis s'étonna:

— Qu'est-ce que tu fais? demanda-t-il.

— Eh bien, répondit-elle, je vais apporter quand même un peu de nourriture à Jean. Il est rentré en retard ce soir, et je l'ai envoyé au lit sans souper. Maintenant qu'il doit partir, je n'aime pas me dire que pour une de ses dernières nuits ici ce pauvre garçon a dû aller se coucher le ventre vide. La moindre des choses que je puisse faire c'est lui donner cette cuisse de poulet.

Oncle Louis se redressa et scruta son visage.

— Non, Marie, ne fais pas cela. Tu n'iras pas lui dire ce qui va arriver. Il serait vraiment stupide de ne pas s'enfuir alors. Et même si tu ne lui dis rien, il pourrait se douter de quelque chose en voyant tes larmes. Il vaut mieux que je porte le plateau moi-même. Et contrôle-toi demain, aussi. Ne laisse rien transparaître. Je ne plaisante pas. Cela deviendrait très dangereux pour nous s'il s'échappait.

Il lui prit le plateau des mains, monta sur la pointe des pieds, et trouva Jean endormi comme une souche. Pendant longtemps il le regarda, malade à l'idée qu'il ne pouvait rien faire pour empêcher l'exécution du plan conçu par l'évêque.

— Pauvre garçon, murmura-t-il. Si seulement j'avais le pouvoir de t'aider... Mais on n'y peut rien. Impossible!

Très doucement, il caressa sa joue du dos de la main et redescendit.

— C'est vraiment scandaleux de faire du tort à ce garçon pour la seule raison que son père est Huguenot!

Jean faisait un rêve. Il courait aussi vite que possible à travers la forêt. Père Francis le poursuivait ainsi qu'une foule immense. Chaque fois qu'ils le touchaient, il parvenait à se dégager et reprenait la fuite. Soudain un large fossé lui coupa toute retraite. Dans sa terreur, il prit son élan mais manqua son coup et atterrit dans l'eau. Il tomba dans un trou sans fond jusqu'à ce que tout devienne noir derrière lui. Les hurlements de la foule et la trépidation du sol s'estompèrent jusqu'à ce qu'il n'en perçoive plus rien. Puis ses sens furent en alerte. Quelqu'un l'appelait dans le lointain. Tout d'abord il n'avait aucune idée qui cela pouvait bien être, mais après quelques instants, cela lui fit un choc: c'était la voix de Manette. Et voilà qu'elle était là et l'embrassait doucement sur la joue. Il s'éveilla à ce moment-là et se demanda ce qui s'était passé. Est-ce que quelqu'un l'avait vraiment embrassé ou rêvait-il encore? Quelle idée! Qui lui donnerait un baiser pendant la nuit? Mais qui descendait les escaliers juste maintenant?

Encore à moitié endormi, il promena son regard autour de lui. La lune éclairait la pièce de ses pâles rayons, illuminant le recoin du grenier où il dormait. Au pied de son lit, il aperçut le plateau de nourriture.

Oh! tante Marie doit m'avoir apporté le souper, pensa-t-il. Comme elle est gentille! Peut-être est-elle désolée d'avoir été un peu dure avec moi. Eh! attends un moment, se dit-il soudain. Il avait presque oublié qu'il avait prévu de s'enfuir. Il se demanda quelle heure il était et si son oncle était à la maison. Il écouta et entendit la voix d'oncle Louis en bas et tante Marie qui chuchotait. Ils n'étaient pas encore au lit; il avait donc tout le temps de se préparer. Craignant de se rendormir, il se leva, se dirigea vers la fenêtre et s'assit. Il les entendit aller au lit, mais il attendit encore longtemps, pour être plus sûr de s'en aller en toute tranquillité.

Il allait se mettre à manger quand il se ravisa. Il était affamé mais il préféra garder son souper et l'emporter avec lui. Pendant les premiers jours de sa fuite, il aurait besoin de toute la nourriture qu'il pourrait obtenir. Il réalisa qu'il avait besoin de quelque chose pour transporter ses quelques effets personnels et les provisions. Pourrait-il trouver son bonheur dans la pile de vieux habits et de chiffons entassés derrière la porte du grenier? Tranquillement, il alla en direction de la porte mais s'arrêta net après le premier pas. Comme le plancher craquait fort! Il attendit le cœur battant avant d'oser un autre mouvement. Au bout d'un moment, quand il fut sûr qu'il n'avait réveillé personne en bas, il refit quelques pas. Arrivé à la porte, il l'entrouvrit avec précaution, centimètre par centimètre, pour éviter qu'elle ne grince. D'abord elle ne fit aucun bruit mais soudain elle fit entendre un tel gémissement qu'il en ressentit la vibration jusque dans la moelle! Au même moment, quelqu'un se retourna dans son lit, en bas. Pendant plusieurs minutes il resta immobile, craignant que son oncle ou sa tante ne se soit réveillé. Finalement, il rassembla tout son courage et ouvrit la porte toute grande. Encore un pas et il atteignit la pile de vieux habits. Il n'y voyait rien dans ce coin sombre du grenier et attrapa ce qu'il pouvait dans ses deux mains. Il retourna dans sa chambre sur la pointe des pieds. À la lumière blafarde de la lune, il examina ce qu'il avait ramené. La plupart des morceaux de tissus étaient inutilisables, mais il trouva ce qu'il cherchait: une des vieilles chemises trouées de son oncle. C'était sûrement assez grand et les trous ne le dérangeaient guère. Il suffirait d'attacher les manches et le col pour la transformer en sac.

Il refit un trajet jusqu'à l'autre bout du grenier et trouva une corde qui fit son affaire. En quelques minutes il avait un sac qu'il remplit de tout ce dont il avait besoin, le poulet en dernier.

Oh! il allait presque oublier sa couverture. Il la roula et fut prêt pour le départ.

Il regarda autour de lui pour la dernière fois. Soudain il prit peur et pensa: «N'est-ce pas un peu fou qu'un simple garçon comme moi ose espérer échapper à tous les dangers qui m'attendent? Est-ce que je ne vais pas être pris en quelques jours?»

Mais il n'hésita pas. Il savait que c'était seulement avec l'aide de Dieu qu'il pourrait atteindre sa destination. Il se mit aussitôt à genoux et demanda au Seigneur sa direction et sa protection tout au long de sa fuite. Il pria de protéger Manette, et son père, et de les réunir un jour. Finalement il demanda aussi la force et la persévérance, et de ne jamais renier son Sauveur Jésus Christ, pas même s'il était capturé. Il se releva, sa prière terminée, et ramassa son sac improvisé et sa couverture. Ces deux paquets étaient plutôt encombrants et difficiles à manier. Traverser la maison avec une telle charge sans faire de bruit relevait du défi! Il pouvait se cogner contre le mur ou heurter un meuble et réveiller ainsi son oncle ou sa tante.

Il regarda autour de lui et trouva la solution à son problème: le sac serré dans la couverture fut projeté par la fenêtre aussi loin que possible dans la rue du village. Le paquet dessina une courbe et atterrit à une bonne distance de la maison. Il y eut un bruit sourd et ce fut tout. Bon début, pensa-t-il.

L'étape suivante consistait à traverser la maison et sortir, ce qui n'était pas forcément le moins risqué. Mais il n'avait pas le choix puisqu'il devait absolument prendre de la nourriture dans les placards de tante Marie. C'était une chance qu'elle ait cuit du pain la veille, il en restait au moins six. Deux lui suffiraient, avait-il calculé, puisqu'il disposait encore des légumes du jardin et du poulet. L'espace d'un instant il se demanda si prendre ces deux pains était un vol, mais il réussit à se convaincre assez facilement que non. Tante Marie les lui aurait volontiers donnés si elle avait su combien il en avait besoin.

À suivre