La fuite

Résumé

Tante Marie a envoyé Jean à la maison de ses parents pour y cueillir des haricots. Il en a profité pour partir à la recherche de leur Bible. Derrière une brique, il a trouvé non seulement le Livre, mais encore deux pendentifs et une pièce d'or. Ne pourrait-il pas utiliser cette dernière pour fuir?

Cette idée était encore si nouvelle pour lui qu'il avait besoin d'y penser à tête reposée.

Il sortit et s'assit à l'ombre du vieux pommier pour réfléchir à toutes les possibilités qui s'offraient à lui.

Supposons que trouver la pièce était une réponse à ses prières. Partir maintenant était très tentant, mais pas très malin, tout bien considéré. Il savait qu'il devait se diriger vers le nord pour atteindre la Hollande, mais comment s'assurer de ne pas être pris?

C'était là, en fait, le principal obstacle.

Petit à petit, ses pensées se mirent en place et il dressa un plan ayant des chances de réussir. Il ne prendrait pas les grands axes mais choisirait les forêts qu'il connaissait bien. Évidemment, cela signifiait aller direction ouest plutôt que nord, mais après? Personne ne le rechercherait de ce côté et il bifurquerait vers le nord plus tard.

Les premiers jours, malgré tout, il savait qu'il vaudrait mieux se cacher dans les environs jusqu'à ce que les recherches soient abandonnées. Ensuite, il traverserait les bois sans danger d'être poursuivi. Mais où rester caché sans être découvert? Il avait plusieurs endroits en tête et l'un d'entre eux pourrait convenir parfaitement à ce projet. À vingt minutes de la maison se trouvait une grande clairière, complètement recouverte de char­dons, d'orties et de rosiers sauvages. C'était presque impossible de traverser ces épines; même avec de hautes bottes, on n'était pas certain de ne pas s'égratigner. Il aurait besoin d'une bonne hache pour se frayer un chemin. Presque au centre de cette clairière, il avait découvert une place dégagée, un jour, en chassant un lapin. L'animal avait sauté dans cette espèce de fossé caché par les buissons. Jean l'y avait suivi et avait découvert cet endroit. Il était encore là assis par terre, appuyé contre le mur, quand il vit à son grand déplaisir que le soleil allait bientôt se coucher.

Naturellement, il n'était pas possible de partir cette nuit sans préparer sa fuite. Non, la nuit prochaine, il serait prêt. En attendant, il n'avait pas besoin d'emporter ses récentes trouvailles. Il replaça donc chacune d'elles dans la cachette, remit la brique en place et fit disparaître toute trace de l'ouverture. Puis, il hissa le panier sur son dos et se dépêcha de rentrer vers tante Marie.

Chapitre 4: La fuite

Le jour suivant, Jean rentra très fatigué à l'heure du souper. Il avait travaillé dur toute la matinée; l'après-midi, il était retourné à la maison de ses parents où il n'avait pas non plus chômé. Il n'avait pas pu échapper aux tâches matinales, parce que tante Marie était restée près de lui tout le temps. Mais avant sa sieste quotidienne, elle lui avait donné la permission de passer l'après-midi avec ses amis, à condition qu'il rentre assez tôt pour nettoyer le poulailler.

Enchanté qu'elle n'ait plus besoin de lui, il avait filé directement à la maison de son enfance et à sa cachette pour préparer sa fuite.

D'abord, il avait agrandi le petit espace dans les ronces avec la seule aide de son couteau; cette entreprise était plutôt difficile et prenait beaucoup de temps. Ensuite il s'était fait un lit de mousse et d'aiguilles de pin. Malheureusement, comme il n'avait rien pour les transporter, il avait dû utiliser sa chemise qu'il tirait derrière lui comme un sac. Beaucoup d'aller et retour, à plat ventre dans l'étroit fossé, lui permirent d'obtenir une couche assez confortable, et le soleil-se couchait déjà quand finalement il arriva au bout de ses préparatifs.

Il n'avait pas vraiment envie que tante Marie se fâche à nouveau s'il rentrait après le souper, et il hésita un instant à retourner au village. Après tout, il prévoyait de s'enfuir cette nuit même... Mais d'un autre côté, ce n'était pas très malin de ne pas rentrer pour cette dernière nuit, parce qu'il avait besoin de nourriture pour trois jours au moins. En plus, il lui fallait aussi se procurer une petite hache pour tailler un buisson qui cacherait l'entrée de sa retraite. Oui, il était préférable de rentrer à la maison. Il pourrait toujours changer d'avis si oncle Louis était déjà rentré, parce qu'il avait peur d'en dire trop sur son plan. Son oncle n'était pas quelqu'un qu'on pouvait tromper aisément.

Heureusement, l'écurie était vide quand il arriva. Un peu honteux, il pénétra dans la maison. À peine avait-il passé le seuil que tante Marie l'accueillit d'une remontrance. Elle n'était pas aussi fâchée qu'elle le prétendait. Au fond, elle était contente de le voir arriver, même en retard. Mais elle était quand même un peu déçue qu'il l'ait laissée seule à la maison justement le jour où oncle Louis était absent.

— Où étais-tu? Je t'ai cherché tout l'après-midi mais personne ne savait où tu étais passé. Alors, réponds-moi!

Jean ne savait pas quoi dire et préféra se taire.

— Ne reste pas planté là, dis-moi comment tu as passé ton après-midi. Tu n'as pas perdu ta langue, j'espère?

Jean ne répondait toujours pas, mais quand il vit que tante Marie attendait vraiment une réponse, il haussa les épaules d'un air dégagé et dit:

— J'ai fait un tour.

Cette réponse peu vraisemblable irrita tante Marie.

— Juste fait un tour! Qu'est-ce que cela veut dire? Tu essaie de me faire croire des histoires, hein! Où as-tu «fait un tour»? Et pourquoi personne ne t'a vu?

Elle attendit quelques secondes, puis comme Jean se taisait toujours, elle comprit qu'elle n'obtiendrait rien de plus. Elle se raidit et dit:

— Jean, va au lit. Tu n'auras pas de souper. Les garçons indociles ne le méritent pas. Je ne m'attendais pas à un tel comportement de ta part. Dès qu'oncle Louis sera rentré, je lui raconterai tout et tu seras puni.

Lentement, Jean gravit les marches. Quel dommage que tante Marie soit si fâchée! Elle et oncle Louis avaient toujours été si aimables envers lui et sa mère. Quand son père avait été fait prisonnier, ils leur avaient souvent rendu visite et apporté quelque chose: un morceau de viande, de la farine ou un coupon d'étoffe. Il se sentait tout abattu en pensant à leur affection.

Pour la première fois, il lui vint à l'esprit qu'il ne les reverrait probablement jamais. Comprendraient-ils pourquoi il s'enfuyait? Il se demanda s'il serait capable de le leur dire. Il pourrait envoyer une lettre une fois en Hollande. Et pourquoi pas? Cette pensée le réconforta et lui redonna un peu de courage.

Il n'était pas très tard et il devait encore attendre plusieurs heures avant de mettre son plan à exécution: il ne pouvait partir avant qu'ils soient endormis. Mais en attendant il fallait rester éveillé. S'il s'endormait, il courait le risque de ne pas se réveiller à temps et son merveilleux plan échouerait lamentablement. Ce n'était pas chose facile car il ne pouvait rien faire d'autre que de rester au lit. Même s'asseoir au bord était trop risqué. Tante Marie pouvait monter et lui demander pourquoi il n'était pas encore endormi.

Les dix premières minutes, ce fut facile. Il rejoua son plan mentalement et s'assura qu'il saurait exactement ce qu'il allait prendre avec lui. Mais petit à petit il eut de la peine à se concentrer. Il avait travaillé toute la journée en plein air et le lit lui paraissait d'autant plus confortable. Il lutta contre le sommeil en écarquillant les yeux et en prêtant l'oreille au bruit qu'oncle Louis ferait en rentrant. Mais ses paupières s'alourdirent et le sommeil le surprit. Il n'entendit même pas son oncle arriver avec son cheval et sa charrette.

En bas, tante Marie attendait. L'unique chandelle qui brûlait n'éclairait pas grand-chose, mais cela ne la dérangeait pas.

Elle tricotait (elle y passait toutes ses soirées) et elle pouvait même le faire dans la nuit. Il met bien du temps à ren­trer, pensa-t-elle. D'habitude cela ne lui faisait rien d'être seule à la maison, mais ce jour-là, c'était différent. Elle avait tellement de préoccupations... Elle tournait et retournait dans sa tête le problème de Jean et le moyen de le tenir écarté de Père Francis. Au fond de son cœur, elle n'était pas vraiment sûre que Jean deviendrait catholique romain, en dépit de l'avis encourageant de Louis. Après tout, que ses parents aient été huguenots, personne ne pouvait le nier. Et elle connaissait bien la famille de son mari! Tous les hommes étaient, sans exception aucune, extrêmement obstinés. Pas seulement le père de Jean, mais aussi Louis et Francis, spécialement quand ils étaient persuadés d'avoir raison. Jean ne peut imaginer un seul instant de devenir catholique romain s'il ressemble un tant soit peu à son père, pensa-t-elle. Louis est beaucoup trop optimiste et ne pourra jamais le protéger. Elle imagina envoyer Jean dans un autre coin du pays où personne ne le connaîtrait. Elle avait quelques cousins qui l'accueilleraient. Elle décida d'en parler à Louis quand il rentrerait.

Voilà les pensées qui la travaillèrent durant toute la soirée jusqu'à ce qu'elle prenne la décision de ne pas se laisser troubler.

— Non, Marie, se dit-elle, se faire du souci ne sert à rien. Je ferais mieux de réciter un rosaire1. Elle fouilla sa poche à sa recherche, mais avant même de mettre la main dessus elle entendit le trot du cheval et le grincement des roues du chariot. Son mari était arrivé.

1 Un rosaire est un objet formé de perles enfilés que l'on fait glisser entre ses doigts en récitant des prières.

Rapidement, elle se leva pour préparer un petit souper froid. Sur la table, elle disposa un morceau de jambon et un poulet froid, avec quelques tranches de pain et un verre de vin. Elle entendit son mari ôter le harnais du cheval et l'apporter à l'écurie. Il devait être de fort méchante humeur car il faisait bien plus de bruit que d'habitude et il claqua la porte de l'écurie avec une telle violence que toute la maison trembla.

Quand il entra, elle comprit tout de suite que quelque chose de grave était arrivé. Normalement Louis était calme et plutôt placide, mais ce soir il était furieux, comme elle ne l'avait encore jamais vu!

— Qu'est-ce qui se passe, Louis? demanda-t-elle d'une voix anxieuse. Il la regarda bouillonnant de colère et dit:

— Nous allons perdre Jean! Père Francis, ce pieux hypocrite, nous a menés en bateau.

— Oh! non Louis, c'est impossible!

— C'est ce qu'on pensait mais aujourd'hui, il a promis à l'évêque que Jean irait travailler au palais pour aider le jardinier. Il passerait ses nuits au cloître, car ils ont l'intention de faire de lui un moine, répondit Louis, amer.

Il se laissa choir sur une chaise et frappa la table de son poing.

— Et bête que je suis, j'ai dû promettre à l'évêque que Jean serait au palais dans les dix jours.

— Mais, Louis, dit tante Marie stupéfaite, tu ne peux pas faire ça, c'est simplement impossible! Tu n'es pas d'accord avec ça non plus, n'est-ce pas? Aidons-le à fuir. On doit retirer Jean de leurs griffes, allez, faisons quelque chose!

— Non, Marie. Sur le chemin du retour, j'ai essayé d'imaginer une solution, mais je n'ai rien trouvé.

— Oh! tu dois être fatigué. Mange et bois quelque chose. Cela t'aidera et je suis sûre que tu vas trouver une idée pour le tirer d'affaire.

— Oui, je mangerais bien quelque chose, parce que je n'ai rien avalé depuis ce matin.

Elle attendit qu'il entame son repas pour dire:

— Je pensais justement ce soir qu'il n'était plus possible de garder Jean ici plus longtemps, de toute manière. Ça serait beaucoup mieux de l'envoyer secrètement dans ma famille. Je suis sûre que mon père serait d'accord de l'accueillir, surtout qu'il possède une bonne paire de solides mains. Il pourrait être une aide efficace à la ferme. Il nous reviendrait dans quelques années, quand Père Francis se sera un peu calmé.

— Impossible, Marie, nous devons l'envoyer chez l'évêque. Écoute ce qui s'est passé et tu seras du même avis que moi.

À suivre