La fuite

A. Van der Jagt

Résumé

Oncle Louis est parti au marché tôt le matin. Lorsque Jean s'est réveillé, la matinée était bien entamée: Tante Marie a déjà fait toutes les tâches qu'il doit habituellement accomplir. En retour de sa paresse, elle lui a promis une sévère punition...

— Bon, dit tante Marie, quand on a mangé autant, il faut dépenser tout ça en travaillant! J'aimerais que tu ailles au jardin de ta maman ramasser les haricots. Ce serait du gaspillage de ne pas les manger. Essaie de remplir ce panier jusqu'à ras bord. Je t'ai préparé un déjeuner à emporter et je ne veux pas te revoir avant ce soir. Allez, galopin, dépêche-toi avant que la journée ne soit passée!

Jean, qui était encore à table, repoussa vivement sa chaise et sauta sur ses pieds comme s'il allait se mettre immédiatement au travail; mais au lieu de saisir le panier, il serra sa tante dans ses bras.

— Mais quelle excellente idée! Par ce beau temps c'est bien ce que je préférerais faire!

— Arrête, coquin de bon à rien! Tu oses embrasser une vieille dame comme moi? Allez, ouste, à la forêt!

Elle se dégagea d'un mouvement vif, le poussa vers la porte et lui lança le panier en riant de tout son cœur.

— Eh! attends Jean, j'oubliais presque. N'emmène personne avec toi, comme ça il n'y aura pas de dégâts. Et reviens avant qu'il fasse nuit! A ce soir! Elle lui tapota l'épaule, puis ferma la porte derrière lui. Il attrapa le panier, passa ses bras dans les lanières de cuir et le mit sur son dos.

Après avoir traversé la rue et quelques lopins de terre cultivés, il se retrouva en dehors du village, sur le chemin de la maison de ses parents. Au bout d'une heure de marche, il prit le fameux petit sentier rarement utilisé et complètement envahi de mauvaises herbes.

Il y avait tant à voir que déjà son pas ferme avait ralenti pour prendre le rythme d'un pas de balade. Il ne pouvait s'empêcher de revenir à la conversation du soir d'avant avec oncle Louis. Il aurait voulu pouvoir s'enfuir, mais sans argent, c'était impossible. Il arriva finalement à la petite clairière d'où l'on voyait leur vieille maison, une simple cabane avec de petites fenêtres, son père n'ayant pas eu les moyens de s'offrir des grands carreaux. Érigé contre le dos de la maison se trouvait le petit abri où ils avaient élevé une chèvre. Un peu plus en arrière, la porcherie. La maison était entourée d'arbres fruitiers dont un grand planté devant, juste à côté du puits. Il revoyait sa mère assise à l'ombre durant les grandes chaleurs. Bien que l'endroit lui donnât une impression d'abandon, il lui était si familier qu'il lui semblait qu'à tout moment sa mère allait sortir sur le pas de porte et dire: «Bonjour, mon fils! Où étais-tu?» comme elle en avait l'habitude.

Il s'approcha de la maison mais resta sur le seuil un long moment avant d'avoir le courage d'entrer par la porte qui semblait l'inviter. Il savait qu'il n'y avait personne à l'intérieur, bien sûr, mais il inspecta partout comme s'il s'attendait à voir quelqu'un.

Soudain, tout le poids de sa solitude lui pesa comme jamais auparavant. Sa mère, son père, Manette étaient partis, il ne les reverrait plus! Il se sentit si malheureux qu'il se laissa tomber sur le sol et fondit en larmes. Il était si seul, sans personne qui se souciât de lui, à part oncle Louis et tante Marie peut-être; mais ils ne pourraient jamais prendre la place de ses propres parents. Puis, il sécha ses larmes, sachant bien que cela ne servait à rien. Rien n'allait changer! Sans énergie, il se releva. Il lui fallait ramasser les haricots et essayer d'oublier sa peine. Après tout, sa mère ne reviendrait jamais, et qui sait s'il reverrait un jour son père ou sa sœur? Il se déchargea du panier qu'il portait encore sur son dos et se rendit au jardin potager. C'était le bon moment. Les plants étaient chargés de haricots, juste mûrs pour la cueillette. En quelques heures il aurait fini. Il avait soif. Il se rendit au puits afin de boire un peu d'eau. Fort heureusement, il y avait encore le seau pour puiser, sa chaîne attachée au puits par une boucle. Il le remplit, le porta à la bouche des deux mains et but à longues gorgées. Que c'était bon!

— Ah! je me sens mieux. Allons-y! se dit-il.

Il cueillit les haricots diligemment et, après quelques heures, constata que le travail avançait bien. Encore une heure, pas plus, pour remplir le panier à ras bord, pensa-t-il. Il souffla un instant et se dit tout à coup que c'était le moment idéal pour chercher la cachette où sa mère avait placé la Bible. Elle y avait fait allusion en prononçant ses dernières paroles, le pressant de vivre près de Christ. À la fin, elle était épuisée. Il lui avait alors dit d'essayer de se reposer, mais elle avait refusé.

— Ce sera peut-être trop tard, après, avait-elle objecté avec un sourire doux. Mais malgré bien des efforts, elle n'avait plus réussi à dire grand-chose. Commençant à lui révéler que la Bible était cachée derrière une brique descellée du foyer, elle avait un peu bégayé puis, finalement, s'était endormie pour ne plus jamais se réveiller. Depuis ce moment-là, il avait été si abattu qu'il n'avait plus du tout pensé à la Bible. De toute manière, il n'aurait pas pu la chercher discrètement. Ses deux oncles, Père Francis et oncle Louis, étaient venus juste après le décès de sa mère et avaient emporté les quelques meubles qu'elle possédait; puis oncle Louis l'avait accueilli pour vivre avec lui et tante Marie, chez qui il demeurait maintenant.

À présent, il pouvait passer toute la journée à chercher cette Bible sans que personne ne le remarque.

Quelle heure était-il? Il regarda le soleil et en déduisit qu'il devait être environ midi. Encore une heure passée à remplir le panier et l'après-midi s'ouvrait devant lui pour aller à la recherche du Livre. Il n'en connaissait pas l'emplacement exact mais s'imagina qu'il ne devait pas être trop difficile à trouver.

Rapidement il se remit au travail et bientôt le panier fut complètement rempli.

— Voilà une bonne chose de faite, se dit-il joyeusement, puis il se dirigea vers le puits où il avait laissé son casse-croûte.

Tout ce travail lui avait donné si faim et soif qu'il mangea à toute vitesse et fut prêt en quelques minutes pour sa recherche.

La bouche encore pleine, il entra dans la maison et scruta les briques.

Oui, ça doit être celle-là, se dit-il en distinguant une brique différente des autres.

Il regarda de plus près et s'aperçut que les joints n'étaient pas remplis de ciment. Il prit le couteau dont il ne se séparait jamais, le glissa dans l'un des joints et essaya de soulever la brique. Rien n'y fit. Ça ne marchait pas. Chaque fois que la brique bougeait, le couteau glissait hors de la fente sans la déplacer le moins du monde. Il doit y avoir un meilleur moyen de déloger cette brique, pensa-t-il. Il balaya la pièce vide du regard à la recherche d'un outil quelconque. Il avait besoin de quelque chose qui passerait entre les joints, des deux côtés de la brique, une sorte de levier. Il savait que cela serait impossible autrement car les joints étaient beaucoup trop étroits pour ses doigts. Il n'y avait vraiment rien dans cette pièce.

— Hé! mais j'y pense, je n'ai pas encore vérifié le lit!

Il faisait partie du mur et était à moitié rempli de vieille paille. Mais rien! Sous le lit se trouvait une minuscule armoire où sa mère gardait des choses de petite taille. Il en ouvrit la porte, se pencha et regarda à l'intérieur. Au premier abord, elle avait l'air vide aussi mais quand ses yeux furent habitués à l'obscurité, il vit quelque chose dans le coin le plus éloigné. Il ne pouvait pas distinguer de quoi il s'agissait et n'arrivait pas à l'attraper. L'ouverture de l'armoire était vraiment petite, mais après de gros efforts, il parvint à se faufiler jusqu'à mi-corps à l'intérieur, juste assez pour s'emparer de l'objet.

Au moment où il le toucha, il sut ce que c'était: une vieille pince servant à tenir les bûches et que sa mère utilisait pour alimenter le feu. Eh! qui sait, peut-être cela pourrait-il marcher si les extrémités étaient assez plates!

Il se dépêcha d'essayer. Oui, elles entraient facilement dans les interstices. Habilement, il retira la brique de la cheminée et la fit brutalement tomber par terre.

À l'intérieur, il trouva un morceau de drap qu'il mit de côté avec fébrilité: il avait découvert la Bible!

Elle était là, appuyée contre le mur. Il ne s'attendait pas à la trouver si grande. Apparemment, le vieux bout de tissu servait à la protéger de la rugosité des briques. Il la retira délicatement du trou et trouva alors un autre paquet, plus petit, emballé lui aussi dans un morceau d'étoffe. L'état de cette étoffe témoignait des longues années qu'il avait dû passer dans ce trou: elle était toute sale et jaunie.

Lentement, il le déballa, quand, soudain, quelque chose tomba en tintant sur le sol brut. Quelle ne fut pas sa surprise d'y trouver un collier tout fin, avec une sorte de croix et une pièce en pendentif. D'où cela venait-il? Sa mère n'avait jamais porté de bijoux: ils étaient bien trop pauvres pour se permettre un tel luxe!

Il ramassa la piécette et l'observa de près. Les deux côtés étaient frappés d'une image, un peu effacée mais encore visible. La première montrait une Bible ouverte sous un cœur avec quelques mots gravés à l'intérieur. Il put lire: «Ne crains pas, petit troupeau.»'

C'était un passage de la Bible qu'il connaissait. Cela le toucha beaucoup car il lui sembla que ces mots étaient écrits juste pour lui. Comme c'était étrange! Au moment même où il était plein de crainte et avait besoin d'un encouragement, le Seigneur lui disait de ne pas avoir peur, qu'Il s'occuperait de lui.

Aussitôt il se rappela un autre passage que sa mère lui avait conseillé de mémoriser: «Par mon Dieu, je franchirai une muraille» (Luc 12:32; Psaume 18:29). Si Dieu avait promis de l'aider, pourquoi devait-il encore avoir peur? Il tourna la pièce pour regarder l'autre gravure: c'était un berger avec un tout petit troupeau. Il était armé d'une lance et soufflait dans une trompette pour avertir les moutons d'un danger éventuel. Visiblement, le Berger était Christ qui rassemblait son Église et protégeait son troupeau de la méchanceté du monde.

En regardant cette médaille, il se rappela vaguement que son père avait parlé des pièces utilisées par les Huguenots comme un mot de passe pour éliminer tout risque d'admettre un espion dans leurs réunions. Il ignorait si elles étaient encore utilisées.

En revanche, la croix huguenote qu'il examina ensuite lui était familière. Son père la portait sur lui en secret et il avait dû la mettre dans la cachette après leur visite chez Père Francis. Résolument, il mit le collier à son cou et cacha le pendentif sous ses habits. Après tout, se dit-il, je suis moi aussi un huguenot et ce collier est un magnifique souvenir.

Il avait encore le reste de l'emballage dans la main et continua à l'ouvrir en se demandant s'il contenait autre chose. Oui! il y trouva une pièce jaune, une pièce d'or! Il n'en avait jamais vu auparavant, mais il savait que c'était une pièce de monnaie, un véritable louis d'or, d'après l'image du roi qui y était gravée. Cela représentait une grosse somme pour un garçon comme lui. Et même pour son père. Par quel moyen ses parents se l'étaient procurée? Mystère!

Il ne pouvait pas savoir que sa mère avait économisé centime après centime durant des années et des années. Elle avait eu l'intention d'utiliser cet argent à l'achat d'une Bible pour ses enfants quand ils auraient été assez grands. Et, bien qu'elle n'ait rien pu mettre de côté depuis que son mari avait été envoyé aux galères, elle n'avait jamais touché au petit trésor placé dans sa cachette.

Jean resta indécis. Que pouvait-il faire de cet argent? Il ne pouvait le confier à oncle Louis parce qu'il lui poserait des questions pour savoir où il avait fait cette trouvaille. Il ramassa l'un des bouts de tissu et remballa la pièce. Mais soudain une pensée traversa son esprit. Pouvait-elle être une réponse à ses prières? Ne pourrait-il pas l'utiliser pour fuir si l'on essayait de l'envoyer dans un monastère? Cependant, il ne trouverait peut-être pas le temps d'aller la sortir de sa cachette au moment opportun! Il décida alors de la prendre avec lui et de la cacher dans la maison de son oncle. Ainsi, il l'aurait sous la main quand le besoin s'en présenterait. Mais... pourquoi attendre encore? Pourquoi ne pas s'enfuir maintenant?

À suivre