La fuite

A. Van der Jagt

Chapitre 1 - L'interrogatoire

— Jean, Jean, le repas est servi!

La fillette qui appelait ainsi sortit sur le seuil d'une petite cabane construite dans une clairière, au milieu d'une grande forêt du Sud de la France. Elle avait huit ou neuf ans, marchait pieds nus et portait une robe grise toute simple. N'entendant pas le sifflement habituel de Jean en réponse à son appel, elle cria de nouveau, cette fois beaucoup plus fort. Toujours pas de réponse! Il doit être trop loin, pensa-t-elle, en train d'aider Papa à couper du bois, ou d'observer les ruches. Sans attendre, elle dépassa en sautillant le jardin potager et l'abri des chèvres, et s'engagea sur un étroit sentier menant à une autre grande clairière. Là, elle s'arrêta, plissa les yeux pour se protéger du soleil et regarda de l'autre côté de la clairière. Quand elle aperçut Jean et son père penchés au-dessus d'une ruche, elle traversa le champ de fleurs en courant et cria: «Papa, Papa, Jean! C'est l'heure de rentrer, le repas est prêt.»

Ensemble ils levèrent les yeux, et le père écarta les bras juste à temps pour l'attraper. Il la serra bien fort puis la laissa glisser à terre.

— Je ne savais pas que vous étiez là, Papa. Y a-t-il un problème avec les abeilles? Pourquoi êtes-vous là à les regarder?

— Jean m'a dit que les abeilles de cette ruche pourraient bien commencer à essaimer et on essaie de voir s'il a raison ou non. Regarde comme elles ont l'air affairées! Je ne pense quand même pas que ce sera pour aujourd'hui. Peut-être sortent-elles parce qu'il fait trop chaud à l'intérieur. Regarde, elles essaient de rafraîchir la ruche.

La fillette regarda avec un intérêt soudain l'ouverture de la ruche et vit une quantité d'abeilles les unes à côté des autres, battant des ailes.

— Que c'est drôle! Est-ce toi qui leur as dit de faire comme ça, Jean?

— Bien sûr que non, c'est leur roi qui le leur a demandé, n'est-ce pas, Papa1?

1 A cette époque, on croyait que les abeilles avaient une vie très organisée, dirigée par un roi (la plus grosse abeille de la ruche). Jan Swammerdam (1637-1680), le célèbre entomologiste, fut le premier à découvrir que le roi était en fait une reine qui pondait tous les œufs de la ruche.

Leur père, prêt à rentrer, ramassa sa lourde hache, la fit passer sur son épaule et prit le chemin du retour.

Oui, tu as raison. Tu as bien retenu ce que je t'ai appris la semaine passée. Venez maintenant, les enfants; ne faisons pas attendre Maman!

— On fait la course, Jean? C'est moi qui vais gagner, s'exclama gaîment la fillette qui se mit à courir aussi vite que ses pieds pouvaient la porter.

Jean, qui aurait pu facilement la dépasser avec ses grandes jambes, resta exprès quelques pas en arrière pour la laisser gagner. Mais elle ne put conserver son rythme et ralentit déjà avant d'arriver. Parvenu à sa hauteur, Jean lui prit gentiment la main.

— Tu sais quoi, Manette? Papa pense qu'on devrait récolter le miel de la ruche de tout à l'heure; il m'a promis que je pourrai le faire demain. Et si je m'applique, je pourrai aussi récolter celui des autres ruches. Est-ce que ça ne serait pas fantastique?

— Oh! Jean, dire que Maman a cuit du pain aujourd'hui parce qu'on n'avait plus rien d'autre à manger! Demain, du pain avec du miel! Quel délice! Manette se pourlécha les lèvres à l'idée d'un tel repas.

Cela fait si longtemps qu'on n'a plus mangé de miel que je ne me rappelle presque plus son goût! ajouta-t-elle.

Leur mère, une petite femme aux cheveux noirs et au visage sympathique, sortait juste de l'abri des chèvres avec un pot de lait et se dirigea vers la maison.

Est-ce que votre père arrive aussi? demanda-t-elle.

Avant qu'ils puissent répondre, il entra, posa sa hache contre le mur et serra sa femme comme s'il ne l'avait pas vue depuis des jours!

Comme ça sent bon! dit-il, étonné. As-tu fait du pain aujourd'hui?

Sa femme lui expliqua qu'elle n'avait pu attendre davantage pour le faire, car il ne restait plus rien à manger.

Il acquiesça d'un signe de tête et s'assit à la table en bois toute simple. Elle y apporta le pain avec le pot de lait et s'assit en face de lui. Les enfants, selon leur habitude, restèrent debout, eux aussi face à face, autour de la table. Quand leur père eut rendu grâces au Seigneur pour la nourriture et demandé Sa bénédiction1, ils commencèrent leur frugal repas. Pendant qu'ils mangeaient, Jean raconta avec excitation à sa mère son après-midi vers la ruche et la permission de papa de l'enfumer parce qu'il pensait qu'il y avait assez de miel. Manette, que la question du roi des abeilles préoccupait, voulait en savoir plus et chacun s'en mêla. Jean expliquait que chaque ruche avait seulement un roi et qu'il était beaucoup plus gros que les abeilles, quand soudain il s'arrêta au milieu d'une phrase: il avait entendu un bruit inhabituel venant de l'extérieur. Les autres l'ayant aussi entendu écoutèrent avec attention. C'était si rare que quelqu'un s'aventure jusqu'à leur maisonnette, qu'ils s'étonnaient de reconnaître aussi distinctement le trot d'un cheval s'arrêtant devant la maison. Jean et Manette se précipitèrent vers la porte pour sortir en courant mais ils furent arrêtés dans leur élan par la voix de leur père leur ordonnant fermement de revenir à leur place.

1En France, jusqu'en 1750, la prière personnelle, en particulier celle à haute voix, chez soi, était considérée comme un crime. La punition en était la mort ou les galères à perpétuité. En 1685, dans la ville de Beaucaire, un pasteur qui n'avait rien fait d'autre que prier Dieu fut pendu.

— Je vais voir moi-même de quel visiteur il peut bien s'agir, dit-il à sa femme. Peut-être un voyageur qui a perdu son chemin.

Il sortit et les enfants entendirent un bref échange de paroles qu'ils ne purent comprendre, suivi du galop du cheval qui repartait. Quand leur père rentra, il avait l'air songeur...

— Je ne sais pas ce qui se passe, dit-il à sa femme. C'était Alphonse. Il n'a même pas mis pied à terre, disant juste que Francis voulait qu'on vienne immédiatement. Il avait l'air pressé, car il a tiré les rênes et s'en est allé au galop en parlant encore. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, il a tourné la tête et m'a crié que nous devions nous dépêcher.

— Peut-être Francis est-il malade ou a-t-il reçu une lettre du Comte comme il y a deux ans? suggéra sa femme d'une voix hésitante.

— Oui, sans doute, mais je ne vois pas pourquoi toi et les enfants devez venir aussi. Bon, dépêchons-nous. Prépare-toi, on y va.

Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour être prêts à se mettre en route vers le village où Francis, le frère du père de Jean et Manette, était prêtre. Ils marchèrent un peu plus de deux heures le long d'un sen­tier peu fréquenté avant d'arriver à Lisieux. Pendant le trajet, le père et la mère restèrent anormalement silencieux, secouant parfois la tête comme pour chasser quelques pensées d'inquiétude.

Normalement, l'unique rue du village était déserte à cette heure-là de l'après-midi; mais aujourd'hui, beaucoup de villageois discutaient par petits groupes, à voix basse. Il semblait même que des étrangers se trouvaient parmi eux.

— Je ne savais pas que les gens s'inquiétaient tellement pour Francis, remarqua le père à mi-voix, à l'intention de sa femme, pensant que son frère était malade et que les gens parlaient de cela. Il s'approcha de l'un des groupes et leur demanda de quoi ils s'entretenaient. Mais certains tournèrent les talons, tandis que d'autres eurent une expression étrange, comme s'ils étaient trop embarrassés pour parler. Impatient comme toujours, il ne prit pas le temps d'attendre une réponse, se retourna et continua son chemin vers la maison du prêtre.

— N'attendons pas que ces gens nous répondent, murmura-t-il. De toute façon, chez Francis nous saurons tout ce que nous avons besoin de savoir.

La porte de la maison était grande ouverte. Il les fit entrer dans le vestibule, mais avant qu'ils aient atteint le bureau, deux soldats sortirent d'une petite pièce sur le côté. Ils se plantèrent devant la porte d'entrée qu'ils venaient de refermer. Quand le père vit les soldats, il pâlit et se tourna vers sa femme:

Le moment est venu de confesser notre foi dans le Seigneur. Ne sois pas découragée. Mets ta confiance en Lui, Il fera toutes choses bien, ma chérie.

Le bureau était plein de monde. Jean vit Poirot avec sa femme et ses enfants, ainsi que le forgeron, Armand et sa femme.

Après un peu de remue-ménage, chacun trouva sa place.

Les adultes, tous alignés contre le mur, leurs enfants en rang devant eux, se tenaient en face de Père Francis et d'un prêtre inconnu, assis derrière une large table. Le prêtre étranger, vêtu d'une belle robe de couleur, était un évêque. Il se dressa, attendit que le silence se fasse et commença à parler d'un air particulièrement sévère.

Il expliqua qu'une année auparavant, en 1685, leur gracieux roi Louis XIV, le Roi Soleil1, avait abrogé toutes les lois protégeant les Huguenots pour les voir retourner dans le sein de l'Église romaine2. Il expliqua aussi que le Père Francis avait demandé son aide afin de s'assurer que les Huguenots de Lisieux comprenaient bien la situation.

1Le Roi de France Louis XIV (1638-1715) se considérait comme le roi absolu. Il pensait que personne n'occupait un rang plus élevé que le sien. S'il n'a jamais dit: «L'État c'est moi», il approuvait totalement la formule. C'est pourquoi il encourageait les gens à l'appeler le Roi Soleil ou le Grand Monarque.

2En 1598, le roi Henri IV de Navarre avait édicté, pour les protestants français (Huguenots), une loi spéciale, l'Édit de Nantes, dans laquelle la liberté de religion et beaucoup d'autres privilèges étaient garantis. Cependant, ils perdirent la plupart de ces droits avant 1628 et, peu de temps après, la persécution reprit de plus belle. Le roi Louis XIV voulait unifier la France et atteindre ce but en forçant les Huguenots à retourner dans l'Église romaine par n'importe quels moyens, incluant corruption, exil, persécution et meurtre.

L'évêque continua de débiter son discours et s'étendit longuement sur les punitions qu'encourraient ceux qui ne se repentiraient pas.

Puis, enfin, avec un sourire onctueux, il mit un terme à son sermon en déclarant que l'Église romaine comprenait leur hésitation et désirait rendre leur retour le plus facile possible. À peine prononceraient-ils devant lui-même et le Père Francis la phrase: «Je rejoins l'Église romaine», que tout rentrerait dans l'ordre. Plus tard, des accords légaux seraient mis par écrit; ils auraient bien sûr à les signer et le sujet serait clos.

Les adultes exprimèrent de vives objections à ces pressions et une longue discussion s'ensuivit, ponctuée par les menaces des prêtres. Finalement, Poirot renonça à résister plus longtemps ainsi que sa femme et ils consentirent à redevenir romains. Armand, sa femme et les parents de Jean ne réagirent pas. Ils expliquèrent qu'ils ne pouvaient se rétracter étant donné que l'Église romaine n'était pas l'Église du Christ, que le Seigneur lui-même déclarait dans la Bible qu'ils n'étaient autorisés à se joindre qu'à son Église et qu'on devait lui obéir!

Plus tard, dans l'après-midi, les prêtres irrités réalisèrent que seule la famille Poirot était prête à abandonner. Ils arrêtèrent là leurs efforts et autorisèrent les deux autres familles à rentrer chez elles pour reconsidérer leur attitude «hérétique».

Une fois sortie, la famille d'Armand raccompagna celle de Jean un petit bout de chemin. Jean entendit Armand demander à son père pourquoi il ne quittait pas le pays et ce dernier répondre que c'était impossible: leurs enfants leur seraient enlevés et placés dans un cloître.

Quand ils les eurent quittés, Jean marcha longtemps aux côtés de son père. Ils ne dirent pas un mot, mais juste avant d'arriver à la maison, son père lui confia à voix basse, loin des oreilles de sa mère et de Manette, qu'il serait probablement jeté en prison sous peu. Quand cela arriverait, il attendait de Jean qu'il se comporte comme un homme, en aidant sa mère et sa sœur autant qu'il le pourrait. Il ajouta qu'il pouvait être assuré que le Seigneur ne les abandonnerait jamais, en dépit des temps difficiles qui s'ouvraient devant eux.

À suivre