La captive de Noël

Dominique Floutier - Éditions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

Malgré les avertissements de ses esclaves, Diana tient à se rendre dans les catacombes le 24 décembre pour fêter sa première veille de Noël. Mais avant de pouvoir y pénétrer, son père l'intercepte et l'oblige à retourner à la maison. Là, il l'enferme dans un cachot tout en lui annonçant qu'il ne la considère plus comme sa fille!

Le lendemain, Julius Quartus vient la chercher, lui ordonne de le suivre et l'amène dans la salle où Diana avait l'habitude de faire de la musique.

Dans un angle de la pièce, un jet d'eau égrène ses notes cristallines, des poissons multicolores poursuivent leurs rondes sans fin dans la pièce d'eau. En face, la volière. Chaque oiseau semble accueillir Diana, l'appeler, s'étonner de ne pas la voir courir vers eux comme chaque matin. Ses oiseaux, ses beaux oiseaux, si rares, si précieux, ses oiseaux qu'elle aime tant.. que vont-ils devenir? Livie en prendra soin si elle reste au palais. Les yeux pleins de larmes elle les regarde, sans un geste vers eux, malgré leurs appels joyeux. Puis la voyant muette, immobile, ils se taisent déçus.

Elle se tient debout, attendant que son père l'invite à s'asseoir. Celui-ci la regarde comme si elle était une étrangère, une étrangère envers qui l'on reste indifférent. Enfin sa voix dure, implacable, rompt le lourd silence.

— Ainsi donc, ce qu'on raconte est vrai! Ma fille, mon unique enfant, la plus noble, la plus belle, la plus riche patricienne de Rome, vêtue comme une esclave, sort chaque soir du palais de son père, pour aller où?... où?... où?

Saisi d'une colère terrible, Julius Quartus se lève, arpente la pièce, gesticule et s'assied face à Diana toujours debout. Hors de lui, il continue:

— Oui, pour aller où? Là-bas, sous terre, se mêler à des va-nu-pieds, des vagabonds, des scélérats, des esclaves! Pour entendre qui? Je te le demande! Un Juif, pêcheur de son métier. Belles relations pour la fille d'un Sénateur! Et de qui parle-t-il? De ce Galiléen condamné pour trahison et pour hérésie.

— Ce condamné était le Messie tant attendu, mon père, qu'un des nôtres a laissé crucifier.

— Comment? tu oses encore me répondre! Si tu veux gâcher ta vie, devenir un objet de risée, libre à toi!... Mais moi je ne supporterai pas cela. As-tu l'intention de fréquenter encore longtemps ces lieux et ces gens?

— Oui, mon père, tant que je serai libre.

— Es-tu folle, Diana? Enfin, n'es-tu pas comblée? Que te faut-il de plus? Que te manque-t-il?

— Plus rien, père, depuis que j'ai appris à connaître le Galiléen, comme tu dis. Je suis parfaitement heureuse. Je voudrais seulement qu'il n'y ait plus d'esclaves, d'opprimés, de persécutés. Je voudrais qu'ils connaissent tous la joie de vivre libres et heureux. Père, nos serviteurs et nos esclaves sont des hommes et des femmes avec une âme et un cœur tout pareils aux nôtres. Qu'ils seraient heureux si leur vie n'était plus une servitude!

— C'est un prêche que tu me fais?

— Non, père, je te dis simplement ce que je pense, ce que j'espère, ce que je voudrais te faire partager.

Vraiment, Diana, tu ne manques pas d'audace! Moi qui croyais que tu ressemblais à ta mère, toute douceur, toute bonté et soumission.

— Je suis aussi ta fille, père.

— Vraiment, je vais avec toi de surprise en surprise! Que veux-tu dire par là?

— Qu'aux charmes de ma mère peuvent s'ajouter certains traits du caractère de mon père.

— C'est-à-dire?

— Que je tiens à mes idées, comme tu tiens aux tiennes.

— Et alors?

— Jamais je ne renoncerai à la foi qui est devenue la mienne.

— Tu sais ce qui t'attend?

— Oui, père.

— Cela est ton dernier mot?

— C'est Noël aujourd'hui, père, cela veut dire Emmanuel, Dieu avec nous, et Il est avec moi.

— Et demain?

— Demain comme aujourd'hui.

— Réfléchis bien, Diana. Par ta réponse tu engages toute ta vie. Quel âge as-tu? Quatorze ans! Et toute la vie devant toi. Réfléchis, mon enfant.

— Je t'ai dit, père, que je ne pourrais pas renier mon Sauveur.

— Ah, si je tenais celui qui t'a conduite là-bas! Ou tu renonces à ces sottises et tu seras comblée de toutes les richesses, de tous les honneurs, de toute la puissance qu'un père tel que moi peut te donner, ou bien dès maintenant...

— Dès maintenant, père?

Le Sénateur s'est levé, il s'est éloigné de cette enfant qu'il chérit. Il sait qu'elle ne cédera pas: comme elle le lui a si bien dit, à la douceur de sa mère s'ajoute l'obstination du père... Sa fille! sa Diana, chrétienne! Cette chose insensée lui arrive, à lui, Julius Quartus, Sénateur et favori de l'Empereur! La raison d'État doit lui dicter une sentence qu'il hésite à formuler, mais il faut qu'il y arrive.

Diana, que cet entretien a épuisée car elle aime tendrement son père, s'est laissée tomber sur le banc près de la volière. Tous ses oiseaux l'entourent, ils gazouillent doucement. «Vraiment, nous n'y comprenons rien», semblent-ils lui dire. C'est à celui qui se perchera le plus près possible d'elle en faisant des mines si drôles que Diana ne peut s'empêcher de leur sourire. Elle ouvre la porte de la volière, aussitôt un nuage multicolore l'entoure, chacun réclame sa caresse puis retourne sagement dans sa cage dorée.

Là-bas, l'eau chante sa chanson claire et joyeuse et les poissons font la ronde. Tout est si paisible que Diana se sent réconfortée. Elle s'aperçoit soudain qu'elle est seule, seule dans cette pièce où elle aime tant se tenir avec ses amies, avec Livie, avec son père aussi... Diana n'ose bouger, elle aperçoit son père qui va et vient sous la pergola où fleurissent encore des roses. Il arrache celles qui sont à portée de sa main. D'un coup sec, il les broie et les jette rageusement au loin. «Enfin il revient!» soupire Diana.

— Refuses-tu toujours la vie que je t'offre?

— Qu'importe cette vie, père, si je ne peux la vivre selon ma foi? Je suis chrétienne et je veux le rester.

— Fort bien! Ma décision est prise, le Grand Pontife1 la ratifiera. Dès ce soir tu seras prêtresse de Vesta.

1 Grand Pontife: Ministre du culte païen.

— Moi? Vestale? Moi au service d'un dieu païen?

— C'est le plus grand privilège qu'on puisse accorder à une fille de Rome. Tu apprendras les honneurs dus à la déesse ainsi que les litanies dont ils sont accompagnés. Tu seras servie et honorée plus qu'une reine. Jamais tu ne reviendras ici, jamais tu ne pourras te marier, et si tu laisses éteindre la flamme, tu subiras la peine de mort sans que je puisse et veuille intervenir en ta faveur, tu peux en être certaine.

— Oui, père, je le sais.

— Tu es bien jeune pour engager ainsi ta vie. Ce n'est pas celle que j'avais rêvée pour toi. S'il t'arrive de le regretter, il sera trop tard.

— Je ne regretterai rien car même dans le temple de Vesta mon âme sera libre.

— Tu veux dire que même là-bas...? La Grande Prêtresse saura te faire revenir à d'autres sentiments.

— N'y compte pas, père, mais permets-moi de te remercier. Je n'oublierai jamais que c'est pour me sauver de la mort atroce du cirque que tu as choisi cela pour moi. Je crois même que je serai très heureuse... je serai sans doute la première vestale chrétienne.

— Efface-toi de ma vue! ... Fassent les dieux que j'oublie ton existence même!... Retire-toi dans tes appartements jusqu'au moment où le char des Vestales viendra te soustraire à la vie de ce palais!

Sans un mot d'adieu, Julius Quartus sort d'un pas ferme et le front haut. Un instant après, le roulement d'un chariot, le piétinement des chevaux annoncent que le maître descend vers Rome, escorté par ses licteurs. Alors Diana se dirige vers ses appartements comme dans un rêve. Mais à peine a-t-elle pénétré chez elle que Terentilla se précipite:

— Ma fille, mon enfant, ma colombe, mais d'où viens-tu ainsi vêtue?

— Des prisons.

— Quelles prisons?

Celles de mon père. Il m'a enfermée pour la nuit dans un cachot. Mon premier Noël, je l'ai passé ainsi, je ne le regrette pas!

— Qui t'a sortie de là?

— Mon père!

— Il t'a relâchée, Diana? Il t'a pardonné?

— Le connais-tu si peu, ma bonne nourrice, pour croire cela?

— Hélas, maîtresse, à quoi te condamnera-t-il?

— Il ne m'a pas condamnée, Livie. Il n'a pu se décider à me voir livrée aux bêtes féroces.

— Dieu soit loué!

— Ma pauvre Terentilla, ce sera un supplice qui se renouvellera chaque jour de ma vie. Il me consacre au culte de Vesta.

— Vestale, toi! Oh! quel malheur, ma colombe!

— Non Terentilla, je pourrai servir mon Dieu et parler de lui à mes compagnes.

— Malheureuse, pour cela la Grande Vestale peut t'infliger de très dures peines.

— Je sais Livie. Je peux être persécutée, humiliée, mais quand même je reste reconnaissante à mon père d'avoir choisi cela.

— Nous te reverrons, ma colombe, les filles de Vesta ont le droit d'aller dans leur famille.

— Ma bonne nourrice, moi je ne l'aurai pas. On va venir me chercher, je partirai pour ne plus jamais revenir.

— Qui a dit cela?

Mon père. Livie, je te confie mes oiseaux. À tous les vieux serviteurs que nous allions secourir toutes les deux, aux esclaves malheureux, aux jeunes femmes, aux enfants, à tous, tu diras que je les aime toujours. Tu leur diras que là-haut, dans le temple rond des Vestales, il y en aura une qui priera chaque jour pour eux. Et toi Terentilla, vas-tu rester ici?

— Oui, à moins que l'on me chasse. J'attendrai ton retour, tu reviendras Diana.

— Veille sur mon père, il sera bien seul maintenant. Livie, sois prudente le soir et si tu vois notre jeune tribun, raconte-lui comment mon père a épargné ma vie.

— Je ne lui dirai rien d'autre?

— Non, Livie, sinon qu'il soit vigilant. Mon père doit savoir qu'il fréquente les assemblées et lui, il ne l'épargnera pas. S'il pouvait fuir Rome, je crois que ce serait plus sage.

— C'est là ton vœu pour lui?

Je n'ai pas de vœu à formuler pour lui, mais j'ai peur que mon père, dans sa colère, porte sa vengeance sur quelqu'un et Claudius Faustulus pourrait être la première victime.

— Sois tranquille, Diana, dès ce soir le jeune tribun sera prévenu, peut-être même avant.

— Avant, Terentilla? comment cela?

— Par Démétrius: le maître lui a donné l'ordre de porter un message à Marcellus Gallino. Il lui sera facile d'avertir Claudius Faustulus, sa villa est proche de la sienne.

— Livie, cours chercher Démétrius, raconte-lui ce qui nous arrive et ce que Diana craint pour Claudius.

— J'y vais, Terentilla. Oh! Diana, je ne peux pas croire que je te vois pour la dernière fois!

— Adieu Livie, ma sœur…

— Adieu Diana. Je ferai l'impossible pour t'enlever à Vesta. Aie patience, ne désespère pas!

— Merci Livie, je saurai attendre l'heure de la délivrance. Va vite!

À suivre