Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

Il neige à Londres, mais dans la chambre chaude tout est rose. Tout en brossant les cheveux de sa petite fille de 12 ans, la maman d'Élaine dévoile son grand projet.

Je pense que tu pourrais suivre l'école là-bas, et que ce serait agréable pour toi au printemps. Voici ce qu'il en est, Élaine. On m'a proposé un emploi des plus intéressants. Mais cela nécessite que je voyage ici et à l'étranger, et il ne m'est pas possible de te prendre avec moi. En plus, c'est un travail de secrétaire et je serai terriblement occupée.

— Bon, fis-je, après avoir réfléchi un instant; je préférerais pourtant rester avec Mrs. Moody. Je passerais la journée à l'école, et le soir nous serions bien ici. Et tu viendrais à la maison pour les vacances, n'est-ce pas?

— Mais, ma chérie, reprit ma mère avec impatience (car elle voulait que chacun soit aussitôt d'accord avec ses plans), tu n'as rien compris! Nous ne pouvons envisager de conserver cet appartement et Mrs. Moody uniquement pour toi. Tu te plairas à la campagne, et une charmante famille est disposée à te recevoir. Il y a six enfants, dont une fillette du nom de Janine qui n'a que quelques mois de moins que toi.

— Mais si tu renonces à l'appartement et à Mrs. Moody, bredouillai-je, confuse, où sera mon chez-moi? Je veux dire, je n'appartiendrai à nulle part.

Ma mère eut un haussement d'épaules ennuyé, et je sus qu'elle me trouvait indocile et difficile — mais je ne pouvais m'en empêcher. Je n'attachais pas grande importance au départ de Maman, de toute manière je ne la voyais pas souvent. Quant à Mrs. Moody et à l'appartement, c'était une autre affaire. Moi, je serais comme un chat errant, sans point d'attache. En plus, aller à la campagne ne me souriait guère et, si cette bande de six enfants se montrait impossible, où irais-je?

— Ne sois pas stupide, Élaine! intervint ma mère. Bien sûr que je reviendrai, et nous aurons un nouveau logis où tu seras avec moi. Essaie d'entendre raison. Je ne désire pas te quitter; toutefois ce sera beaucoup mieux pour toi plus tard si je gagne davantage qu'avec mon travail actuel, à mi-temps. D'ailleurs, j'ai toujours souhaité aller à l'étranger et ceci est une chance exceptionnelle.

Assise, je fixai l'éclat rouge du radiateur électrique, les lèvres serrées en une ligne obstinée. Six enfants... et encore à la campagne! Cela s'annonçait féroce et dangereux. Non, je ne voulais pas y aller!

Mon silence mit ma mère presque hors d'elle. D'une voix enjôleuse elle reprit:

Tu n'as pas idée combien ce sera gentil, insista-t-elle. Je me suis donné tant de peine pour dénicher un endroit qui te conviendrait. Mrs. Owen était en classe avec moi. Bien que nous n'ayons pas gardé de relations, je la préférais à n'importe quelle autre compagne. Puis, lorsque ton père fut tué, elle m'écrivit. Elle avait lu dans les journaux la catastrophe aérienne et voulait savoir tout ce qui te concernait, s'informant si elle pouvait nous être de quelque secours. Naturellement tu étais alors toute petite. Il n'y a pas longtemps, je lui adressai une lettre, lui demandant si elle pourrait me recommander un bon pensionnat. Par retour du courrier elle m'offrit de te prendre chez elle, afin que tu puisses suivre chaque jour l'école avec Janine. C'est très, très aimable de sa part, Élaine, et tu dois t'efforcer d'être une enfant raisonnable. La France n'est pas bien loin et je reviendrai te voir de temps en temps.

Je ne pouvais expliquer que ce n'était pas à la séparation que je songeais, du fait que j'étais trop habituée à ne pas voir ma mère. Aussi je me tus. Mais, dans la glace se reflétait son visage, et il était clair qu'elle était chagrine et contrariée.

— Élaine, fit-elle soudain, j'aurai demain soir une réception pour faire mes adieux à quelques amis. Tu feras en sorte d'être prête et tu pourras  assister dans ta plus jolie robe de soirée au début de la réception. Ne sera-ce pas un grand honneur pour toi?

Je relevai brusquement la tête.

— Demain? Déjà? criais-je. Alors quand partons-nous?

— Eh bien! dit ma mère en hésitant, comme il y aura tant de choses à emballer dans l'appartement, je crois que plus tôt tu t'en iras, mieux ce sera. J'ai fait savoir à Mrs. Owen que tu partirais vendredi.

«Vendredi! pensais-je, et c'est aujourd'hui mardi... plus que trois jours!» Je me sentis tout à coup affreusement seule et abandonnée. Et il ne m'était pas permis de dire non! D'ailleurs inutile de faire des embarras quand tout était arrangé. Il n'y avait rien d'autre à ajouter, aussi je m'enfuis dès que je le pus et me glissai dans mon lit. Quand Mammy vint me dire bonne nuit, je feignis de dormir.

Le lendemain fut rempli et joyeux, et dans les préparatifs de la soirée, mes soucis s'estompèrent. Les invités arrivèrent à huit heures et demie et, dès sept heures, j'étais prête dans ma robe rose ornée de fronces, mes boucles soigneusement coiffées.

À suivre