La captive de Noël

Dominique Floutier - Editions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

Après la course de char remportée par Claudius Faustulus, Julius Quartus renonce à obliger sa fille de l'accompagner à la fête organisée dans les jardins de l'Empereur. Diana est bien soulagée d'éviter cela, mais se demande ce que signifie ce changement d'attitude. De son côté, Claudius n'a pu repousser l'invitation de l'Empereur. Mais avant de se rendre au palais impérial, il se hâte de rejoindre Livie et Démétrius, pour qu'ils empêchent Diana de se rendre aux catacombes le soir même: en effet, après avoir été remarquée dans la loge de l'Empereur, elle ne pourra plus passer inaperçue.

6 - Une rencontre inattendue

Quelques semaines se sont succédé depuis la course de chars dans les arènes de Rome.

Dans le palais du Sénateur Quartus, en cette soirée du 24 décembre, Diana attend Livie avec impatience.

— Enfin te voilà, Livie, je croyais que tu ne reviendrais pas!... Je suis prête, vite, partons! Mon père reçoit les Sénateurs et tu sais que chaque fois ils passent leur nuit à festoyer. Nous serons revenues avant qu'ils soient partis et sortis de la torpeur où les plongent leurs excès de boisson. Tu sais que lorsque mon père les reçoit, je vais passer la nuit chez Terentilla. Je déteste ces orgies. J'ai horreur de ces voix éméchées et criardes. Si par hasard il vient dans mes appartements, père pensera que je dors chez ma nourrice. Te voilà changée en statue de marbre, Livie? Qu'as-tu?

— Je viens te dire qu'il ne faut pas sortir ce soir.

— Pas sortir! Pourquoi?

— Julius Quartus m'a fait appeler et m'a ordonné de transmettre sur l'heure des ordres à Calixte, le chef jardinier. Il habite très loin à la limite du domaine, près de la voie triomphale. Je dois partir sans plus tarder. Quand je reviendrai, ce sera trop tard pour aller là-bas.

— Je vais demander à Terentilla de m'accompagner.

— Terentilla a reçu l'ordre d'aider ceux qui sont chargés de rincer les coupes et la vaisselle d'or.

— Que c'est ennuyeux! Que faire?

— Rester ici, Diana, et attendre un autre jour plus favorable pour sortir.

— Non, va chercher Démétrius avant d'aller chez Calixte et dis-lui que je désire qu'il m'accompagne.

— C'est impossible, Julius Quartus lui a donné l'ordre de servir les boissons.

— Mais qu'est-ce qui arrive, Livie?... C'est bien la première fois qu'il demande aux personnes affectées à mon service d'aider aux réceptions! La centaine de serviteurs de mon père et ses nombreux esclaves ne sont-ils plus suffisants, Livie?

— Ils le seraient, Diana, si le Sénateur n'avait voulu nous éloigner de toi.

— Pourquoi veut-il vous occuper ainsi?

— Je ne peux rien te dire Diana, je ne sais rien. Il faut que je parte chez Calixte, mais avant promets-moi de ne pas aller à l'assemblée, je t'en prie...

— Ne pas aller là-bas! C'est impossible Livie! Ce soir on célèbre la naissance de notre Sauveur, c'est mon premier Noël, Livie, aussi je veux joindre mon adoration à celle de tous ceux qui célébreront sa venue.

— Diana, si ton père nous éloigne de toi, c'est qu'il sait quelque chose.

— Comment saurait-il que je suis chrétienne et que je fréquente les catacombes?

— Depuis ces derniers mois, tu t'es rendue très souvent là-bas.

— Oui, mais soit avec toi, soit avec Démétrius, toujours par un chemin différent, toujours tellement voilée que l'on pouvait à peine voir mes yeux et là-bas toujours restant dans un endroit bien sombre. Comment me reconnaître?

— Le jeune tribun te reconnaissait bien!

— Lui c'est différent, il savait que j'étais là!

— Peut-être, mais pour ton père c'est pareil, et ce soir il veut voir ce que tu feras.

— Comment le verra-t-il?... Il reçoit des Sénateurs et je suis bien loin de ses pensées.

— Je ne crois pas. Diana, ne pars pas, c'est de la folie. C'est ton arrêt de mort que tu prépares.

— Non Livie, mon père m'aime, j'ai confiance en lui. Il sait bien que je ne fais aucun mal et lui ne me veut aucun mal. Va chez Calixte! Ne te tourmente pas, tu me retrouveras ici, demain, dormant tranquillement, heureuse d'avoir pour la première fois célébré la naissance de notre Sauveur. Va!

Livie, le visage inondé de larmes, court à travers le parc vers la maison de Calixte.

Dans son costume d'esclave, Diana sort par la petite porte du jardin d'hiver. Elle inspecte les alentours mais la nuit est si dense qu'elle ne peut rien voir. Elle avance d'un pas ferme, malgré l'angoisse qui lui étreint le cœur. Le but est proche. Elle se met à courir, comme si elle craignait de ne pas l'atteindre. Elle arrive au champ des morts. À ce moment, une main masculine la retient à l'épaule. Diana sursaute. Serait-ce Claudius? Dans l'obscurité, elle ne distingue pas les traits de celui qui la retient. Elle veut se remettre en marche.

— Inutile, ma fille, dit la voix de son père à son oreille. Ce que je craignais est arrivé... Ce qu'on m'a raconté est donc vrai!... Rentrons!

— Père, je t'en prie, ce soir laisse-moi aller. Je ne fais rien de mal, laisse-moi aller!...

— Non!

— Père!

— Je ne suis plus ton père... Suis-moi!... Julius Quartus, renommé pour son zèle à traquer ces chiens de chrétiens, ne sera pas, à cause de toi, la risée de Rome!... Marche, je suis pressé. Demain nous nous expliquerons... et pas un mot jusque chez nous!

De retour à la villa, Julius conduit sa fille dans une des cellules réservées aux esclaves et aux serviteurs punis par le maître. Il jette une tenture à Diana. Elle lui servira à la fois de couche et de couverture. Sans un mot, il referme la porte sur elle.

Julius Quartus court vers ses appartements, change de vêtements. Il ne peut retourner dans la salle du banquet vêtu comme un serviteur. Superbe, sûr de lui, un pli amer aux lèvres, il rejoint ses invités qui n'ont pas eu le temps de s'apercevoir de son absence...

Pour Diana, cette rencontre a été si inattendue qu'elle ne réalise pas tout de suite ce qu'il lui arrive.

«En prison! Je suis en prison!... et c'est père qui m'a enfermée là!»

Diana éclate en sanglots. Ainsi ce que Livie et Terentilla lui ont si souvent prédit est arrivé. «Suivie, arrêtée, emprisonnée par mon père! Jamais je n'ai pensé qu'il puisse faire cela, à moi, sa fille qu'il aime tant!»

Le premier moment de désespoir passé, Diana réfléchit à sa situation. Elle se pelotonne dans sa tenture et après une fervente prière essaie de s'endormir. Mais le sommeil fuit ses paupières. Le sol du cachot est dur, une odeur écœurante rend difficile un repos qui serait le bienvenu.

Alors, à sa manière, Diana se met à célébrer son premier Noël. Noël jour de joie, Noël jour de lumière éclairera son obscur cachot. Et pour le célébrer en son cœur, elle répète à mi-voix les paroles qu'elle a entendues si souvent là-bas, sous terre, à la lumière confuse des torches.

«L'Éternel est mon berger... Il ne permettra pas que mon pied chancelle...

Il me gardera de tout mal...

... Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce soi-même, et qu'il prenne sa croix chaque jour, et me suive: car quiconque voudra sauver sa vie la perdra; et quiconque perdra sa vie pour l'amour de moi, celui-là la sauvera...

... Heureux serez-vous lorsqu'on vous chassera...

... Je vous donne ma paix...»

Comme le jour se lève, elle s'endort enfin, petite fleur frêle et délicate que la tempête flétrira bientôt.

Les invités sont partis. Les serviteurs réparent le désordre de cette nuit d'orgie. Terentilla a replacé, dans les coffres de bois précieux incrustés d'ivoire et de nacre, la vaisselle d'or et les coupes d'argent. Ses vieilles jambes fatiguées par cette nuit de travail la portent encore vers la chambre où sa «fille» a dû rentrer avant le jour. Terentilla sourit en pensant à son enfant. Elle aime tant la voir dormir, si fine, si jolie, toujours paisible et souriante dans son sommeil. Ce n'est pas la pénombre habituelle qui règne dans les appartements de sa chère Diana.

«Livie a-t-elle oublié de tirer les tentures devant les fenêtres? Diana était-elle si fatiguée qu'elle n'a pas ôté ses vêtements qui restent toujours dans l'antichambre?» Tremblante, la vieille femme soulève la tenture qui la sépare de la chambre de son enfant: sa couche est vide!

— Ma fille!... Ma colombe!... Mon enfant bien-aimée, où donc es-tu? gémit la vieille nourrice.

— Inutile, Terentilla, de rester ici!

C'est la voix sèche et dure du maître qui répond à l'angoisse de la pauvre femme.

— Celle que tu cherches n'existe plus, ni pour toi, ni pour moi.

— Elle est morte? Qui l'a tuée?

Plût aux dieux qu'elle fût morte!

— Maître, toi, dire une chose pareille... Elle est ta fille!

— Rentre chez toi, te dis-je, et attends mes ordres!

— Oui, maître.

Et la vieille nourrice, courbée en deux devant son maître, s'efface, s'éloigne, s'interroge et retient ses sanglots.

7 - Matin de Noël

Un bruit de chaînes contre le mur proche de la tête de Diana l'éveille. Elle s'assied sur sa couche.

«Comme c'est dur! Où suis-je donc? Pas le moindre rai de lumière... Pourquoi Terentilla et Livie agitent-elles ainsi des chaînes? Mais je suis tout habillée!... C'est vrai, je l'avais oublié, ce sont mes vêtements d'esclave. Hélas! Me voilà dans le cachot des esclaves! Est-ce un bruit de chaînes que j'entends de l'autre côté du mur? Mais oui... ce doit être un de nos serviteurs ou un de nos esclaves qui tourne autour de son cachot en traînant ses fers. Pourquoi mon père les fait-il enchaîner? Être dans cet affreux cachot n'est-il pas suffisant? C'est trop cruel! Que de misère aux portes de notre palais...! Que de détresse et de souffrance... Il n'y a pas longtemps, j'ignorais tout cela. Comme ils doivent nous haïr ceux qui courbent l'échine devant nous! Comme ils doivent être malheureux! Que je suis heureuse que tous ceux qui vivent chez nous aillent entendre parler le prédicateur... À leur place je ferais comme eux et comme ce message doit être bon pour tous ces pauvres gens. J'entends des pas... Si c'était mon père! Que va-t-il me faire? Seigneur, peut-il m'arriver du mal en ce jour de joie? Le pire serait de céder en échange de ma liberté... Mon père l'exigerait-il? Non, je ne céderai pas, je ne trahirai pas ce petit enfant qui est né dans une étable. Il a souffert pour nous, je, peux bien aussi souffrir pour lui...»

La porte s'ouvre, une voix brève ordonne: «Suis-moi». Diana se lève, s'enveloppe dans son modeste voile. Elle suit son père à travers l'enfilade somptueuse des salons et des péristyles.

«On dirait qu'après une nuit passée dans le cachot, mon père prend plaisir à me faire voir encore une fois les splendeurs de notre domaine.» Pas un esclave, pas un serviteur sur leur passage. Les ordres ont dû être donnés de façon à être obéis... Enfin arrivé dans la salle où Diana aime chanter pour son père en s'accompagnant sur son luth, Julius Quartus s'arrête et s'assied.

À suivre