La captive de Noël

Dominique Floutier - Editions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

Diana accompagne son père à une fête organisée par l'Empereur, où ils s'apprêtent à assister à une course de chars. Chaque coureur porte les couleurs d'une jeune Romaine et Diana est l'une d'elle. Celui qui court: pour elle n'est autre que le tribun Claudius Faustulus qu'elle rencontre  lors des assemblées nocturnes. Son père désirait en effet vérifier si ce qu''on lui avait raconté sur le compte de sa fille était exact et c'est la raison pour laquelle il a choisi Claudius. Mais Diana ne se trouble pas et ne laisse pas du tout paraître qu'elle connaît le jeune tribun.

5. La course de chars

L'entracte est terminé, les spectateurs regagnent les gradins. Quatre palefreniers vêtus aux couleurs des auriges entrent dans le cirque, s'avancent, puis s'arrêtent devant chaque barrière formant les carcères1, comme pour monter la garde. Par la couleur du vêtement de chaque servant, la foule sait quel est l'aurige qui sortira de chaque remise. Aussitôt les spectateurs s'interpellent: le valet rouge est celui de Flavius Maximilus, le jaune celui de Martial Aulius. On dit même que Martial est assez brutal et désireux de remporter le prix par n'importe quel moyen. Le valet bleu est celui de Claudius Faustulus. Il porte les couleurs de la ravissante fille de Julius Quartus. Comme elle paraît jeune et si différente de toutes les autres nobles romaines! Enfin, le dernier valet, vêtu de vert, porte les couleurs d'Horace Attilio, un autre jeune tribun de grand renom.

1 Carcères: garages pour les chars et leurs chevaux.

Tous les spectateurs qui sont entassés sur les gradins suivent avec attention les derniers préparatifs. A ce moment, plusieurs autres valets entrent dans l'arène et montent sur la spina. À une extrémité, ils posent quatre boules de bois, à l'autre quatre dauphins en bois également. Les boules et les dauphins servent à compter le nombre de tours. Après chaque tour une boule et un dauphin sont enlevés. Puis les hommes qui sont montés sur la spina descendent et tendent en travers de la partie droite de la piste une corde blanchie à la chaux. Bientôt une sonnerie de trompettes éclatera, aussi tous les regards sont tournés vers le grand ordonnateur de la fête qui, de sa loge, lancera un voile blanc dans l'arène.

Enfin le voile est jeté dans l'arène, les trompettes sonnent, les barrières sont enlevées, les quadriges2 sortent et viennent se placer au pied de la tribune. Avant de prendre leur élan, ils sont venus occuper la place que le sort leur a assignée, dans un ordre impeccable et une tenue éclatante. Chacun d'eux va s'efforcer de représenter avec honneur une écurie de grande réputation en arrivant le premier.

2 Quadrige: char à deux roues attelé de quatre chevaux de front.

La fièvre s'empare du public; dès que la poussière commence à voler sous les roues des chars et jusqu'à la fin du parcours les spectateurs vont haleter d'espoir et de crainte, d'incertitude et de passion, d'angoisses au moindre choc ou d'enthousiasme délirant quand les bornes seront franchies sans incident.

Chaque aurige sait qu'il doit regarder en avant pour exciter et guider ses chevaux, en arrière pour éviter le choc du char qui tente de le dépasser, prendre garde aux bornes, garder son avance, garder sa place près du mur quand il est arrivé à s'y placer, surveiller les autres concurrents pour parer un coup brutal, profiter d'une faute ou d'un moment d'inattention de leur part; enfin déployer à cette occasion ses qualités physiques et morales, sa prestance, sa force, son agilité et son sang-froid qui font qu'un aurige est l'objet d'une extraordinaire considération. La distance qui sépare les quadriges de la corde blanche doit être couverte rapidement pour que les concurrents s'assurent la meilleure place, le plus favorisé étant celui qui se trouve près du mur. Martial la convoite; comme les autres, plus que les autres même, il la veut et il l'aura. Il ne ralentira pas, il ne reculera devant aucun obstacle et pour l'avoir, sans se soucier de ses voisins, il heurte violemment le char de Flavius qui a atteint le mur avant lui. Flavius comprend trop tard la manœuvre de Martial, ses chevaux font un écart et tandis qu'il s'efforce de remettre son char dans la ligne droite, il heurte la roue gauche du char d'Horace qui, malgré le choc, continue sa course, tandis que Flavius, projeté en l'air, tombe sous son attelage qui le traîne sur la piste sablée, car il n'a pas eu le temps de trancher les rênes enroulées autour de sa taille. Diana a fermé les yeux pour ne pas voir Claudius renversé à son tour, mais au cri de rage que pousse son père, elle ne peut s'empêcher de regarder la piste.

— L'imbécile! crie son père, il prend un demi-tour de retard! Pourquoi? Pour que son attelage ne piétine pas le corps de ce maladroit Flavius.

En effet, Claudius a ralenti l'allure de ses chevaux pour contourner, sans l'endommager davantage, l'équipage de Flavius. Dès qu'il a dépassé les lieux de l'accident, les valets se hâtent de couper les rênes des chevaux, de traîner hors de la piste la carcasse disloquée du char et le corps inanimé du blessé.

Claudius ayant prévu la bousculade des chars pour obtenir la place près du mur a volontairement diminué l'allure de son char avant l'accrochage de Martial et de Flavius. Il sait qu'il peut faire confiance à son attelage, à ses quatre chevaux racés, fougueux mais spécialement dressés dans le haras qu'il possède en Crète, haras où ils sont nés et où jamais la mèche d'un fouet ne les a touchés autrement que pour leur caresser la croupe ou les oreilles. Ces pur-sang entourés de soins constants et dressés à la voix sont vraiment superbes à voir courir. Diana a vite remarqué ces bêtes magnifiques qu'elle admire en silence. L'Empereur et Julius Quartus qui ne s'attendaient pas à voir de si beaux spécimens dans cette course les apprécient en fins connaisseurs et admirent sans réserve l'attelage de Claudius.

— Où donc a-t-il eu ces chevaux? demande l'Empereur. Il n'est pas un pur-sang de cette race dans notre province... Ils sont parfaitement merveilleux!

— Si avec de pareilles bêtes il ne gagne pas, c'est qu'il n'est pas digne de les posséder. Je m'en porterai acquéreur à n'importe quel prix, repartit Julius Quartus.

— Si ton Empereur n'en est pas devenu propriétaire avant toi, Julius Quartus. Mais où a-t-il pu avoir ces chevaux?

— Sa mère était Grecque et possédait, je crois, de vastes domaines en Grèce ou dans une île voisine. Claudius a là-bas un élevage.

— En effet, tu as raison Julius, j'avais oublié que ce jeune tribun n'était pas Romain de pure race. Entre nous, Julius, il n'en est que plus beau et tu as bon goût... Tu as parfaitement choisi celui qui défend tes couleurs! Pendant cet échange de vues, Claudius, comme par enchantement, a distancé Horace et surgi à quelques mètres de Martial qu'il rejoint bientôt. Dans un instant ils contourneront la première borne. Seul le bruit des sabots sur le sable et du crissement des roues se fait entendre. La foule haletante est silencieuse. Claudius prend de l'avance sur Martial, sans toutefois forcer ses chevaux. Il laisse les rênes souples, et encourage ses bêtes de la voix sans un seul coup de fouet. Martial mène à fond son quadrige. Ses chevaux sont déjà couverts d'écume, leur pelage lacéré de coups de fouet. Martial va à un train d'enfer. Il jette un coup d'œil à Claudius qui le distance d'une longueur. Alors, poussant son quadrige sauvagement, il dépasse Claudius qu'il cingle d'un violent coup de fouet, le second coup s'abat sur les chevaux qui, au lieu de se cabrer, bondissent en avant, arrachant le char à la piste dans un nuage de sable. Jamais encore ces chevaux n'ont senti une lanière s'abattre sur eux, ils seraient fous si la voix chaude et rassurante de leur maître n'essayait de les calmer.

— L'infâme, la brute, le lâche! crie Diana. Tu vois bien, père, qu'il vaut mieux un vaincu honnête qu'un vainqueur déloyal! C'est une honte! un déshonneur!

L'indignation de Diana amuse l'Empereur.

— Que ta fille est donc jeune et innocente! Quelle fraîcheur et quelle spontanéité, Julius! Ne sait-elle pas que ce sont des incidents de cette sorte qui rendent les paris passionnants et le jeu plein d'imprévus?

Diana est si indignée par les réflexions de l'Empereur qu'elle va lui répondre, mais à l'expression du visage de son père, elle s'enferme dans un mutisme qui en dit long sur ses sentiments. Et jusqu'à la fin de la course, ignorant tous ceux qui l'entourent, sans une exclamation, sans un geste, le visage figé, les yeux rivés à la piste, enveloppée dans son voile qu'elle a relevé sur sa tête, elle demeure dans la loge impériale indifférente à tous.

Cependant Claudius est arrivé à calmer ses chevaux. Il les maintient toujours à une allure régulière; on sent qu'ils n'ont pas encore donné leur maximum. Au moment de doubler le deuxième dauphin, Claudius fonce tout à coup, dépassant Horace et même Martial qu'il ne daigne pas regarder. Son quadrige s'élance, il vole plus qu'il ne roule, il contourne la troisième boule, puis le troisième dauphin et au fur et à mesure sa vitesse augmente. Les chevaux comme les hommes sentent venir la fin de la course.

Les chevaux de Martial galopent têtes basses, les prunelles dilatées, les naseaux sanglants. Ils dépassent Claudius. Martial lève de nouveau son fouet, mais Claudius, sur ses gardes, intercepte son geste et d'un coup sec de son propre fouet arrache celui de Martial qui, après une rapide trajectoire, s'enfonce dans le sable. Des vivats éclatent sur les gradins, des huées fusent de tous côtés. Cependant, malgré son coup raté, Martial a pris de l'avance sur le char de Claudius. Dans sa loge, Julius Quartus trépigne de rage.

— Mais que fait-il? Il a un attelage des dieux qu'il n'a pas encore forcé. Il est arrivé premier à tous les tours. Qu'attend-il pour enlever le dernier au lieu de se laisser devancer par Martial?

Celui-ci s'apprête à prendre le dernier tournant. Voyant Claudius arriver, il ralentit l'allure de son cheval de gauche pour qu'il serve de pivot au reste de l'attelage afin que celui-ci, en tournant, accroche le char de Claudius, sans dommage pour le sien. Heurté de cette manière, Claudius et tout son équipage culbuteront et lui, Martial Aulius, sera vainqueur.

La foule hurle, trépigne, puis acclame. Absorbé par sa manœuvre difficile, Martial n'a pas réalisé que Claudius, pour l'éviter, s'est, par un écart audacieux, mis hors de son atteinte. Martial jette un regard fou à son adversaire qui le devance. Il crèvera ses bêtes mais il arrivera! Son fouet lui manque bien, alors il déroule les rênes autour de sa taille pour en frapper ses chevaux, car il se sent talonné par le char d'Horace.

Claudius, lui, vient de détendre ses rênes. De la mèche de son fouet il caresse les oreilles de ses chevaux. Ceux-ci, n'attendant que ce signal pour s'imposer dans cette course, s'élancent, redoublent de vitesse, contournent le mur et dans un style extraordinaire viennent s'immobiliser devant la loge de l'Empereur, tandis que Claudius fait tourner la mèche de son fouet au-dessus de sa tête en signe de triomphe. Comme Claudius arrive au pied de la loge impériale, une rage aveugle s'empare de Martial qui va heurter la borne qu'il voulait contourner et son char, à son tour disloqué, s'effondre sur le sable, tandis que Martial, les mains nouées à ses rênes, est entraîné par ses chevaux affolés.

À suivre