La captive de Noël

Dominique Floutier - Éditions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

Si le récit de «la fille du roi de la mer» se déroulait dans les années 900, nous allons encore remonter dans le temps avec l'histoire que nous commençons ce mois. Elle se passe en effet à Rome, dans les années 60. À cette époque, c'est-à-dire une trentaine d'années après la mort du Seigneur Jésus, les Romains adoraient une quantité de dieux païens. Les chrétiens devenaient néanmoins de plus en plus nombreux, pour le plus grand déplaisir de l'empereur Néron qui se mit à les persécuter et à les faire mourir. Ils devaient donc être très prudents et se cacher pour se réunir.

Diana et Livie

En ce temps-là à proximité de Rome, au flanc d'une colline, se dressait le palais du Sénateur Julius Quartus. C'était une demeure magnifique, entourée de parcs où nichaient et gazouillaient mille sortes d'oiseaux rares aux plumages rutilants. Sur les pelouses, des paons promenaient leurs éventails de plumes. Des statues se cachaient dans les bosquets et les allées. Dans la maison comme dans les jardins, des fontaines et des jets d'eau répandaient la fraîcheur en égrenant leurs chansons.

Tout était calme dans ce palais où le riche Sénateur Julius vivait avec sa fille Diana. Une multitude de serviteurs et d'esclaves travaillaient en silence et leurs silhouettes glissaient comme des ombres dans les riches appartements et les jardins. Le palais semblait dormir, quand des éclats de rire et des refrains joyeux éveillèrent soudain les jardins, les péristyles1 et les salles de réception. C'était Diana qui profitait de l'absence de son père pour s'ébattre avec ses esclaves et des amies de son âge.

1 Péristyle: sorte de préau, cour intérieure fermée d'un toit reposant sur des colonnes de marbre ou de mosaïque. Les cloîtres du Moyen Age sont inspirés du péristyle.

La vie était sévère chez Julius Quartus; aussi dès que la litière2 de son père disparaissait au bas de la colline, Diana sortait de ses appartements, et jeux et promenades étaient vite organisés.

2 Litière: sorte de lit ambulant généralement couvert, porté sur un double brancard.

Tant qu'elle avait été une petite fille, Diana avait vécu dans une partie du palais où son père ne venait jamais. Avec Terentilla, la nourrice de sa mère, Livie, une esclave de son âge et les enfants des serviteurs, Diana avait eu une enfance très heureuse. Mais voici que le jour de ses treize ans, son père l'avait fait appeler pour lui faire connaître ce qu'il attendait d'elle. À partir de ce jour, Diana avait dû vivre dans les appartements d'apparat, prendre les repas avec son père, repas si solennels qu'elle n'avait plus envie de manger même les mets les plus fins que lui présentaient les serviteurs. Elle avait aussi dû revêtir le costume des grandes dames romaines. Elle avait beaucoup pleuré en enlevant sa jolie tunique courte et en laissant Livie et sa nourrice la revêtir de la gracieuse stola3 de soie blanche aux longs plis, aux manches fendues et retenues par des boutons d'or. Un bandeau de perles rouge et or laissait échapper une frange de boucles noires. Elle était ainsi devenue tout à coup une très jolie jeune fille. Livie et Terentilla s'extasiaient en la voyant si belle, mais leur admiration naïve ne consolait pas Diana. Elle ne voulait pas être une grande Dame. Broder dans le péristyle, se promener en litière, recevoir les invités de son père quand celui-ci donnait des réceptions dans son palais et les jardins, tout cela ennuyait Diana. Elle regrettait sa vie libre, simple et heureuse. Elle détestait le luxe et la richesse dans lesquels elle vivait et ne descendait à Rome que lorsque son père l'exigeait, car personne n'osait enfreindre les ordres du puissant Sénateur.

3 Stola: robe des femmes et jeunes filles romaines sur laquelle s'enroulait, lorsqu'elles sortaient, le péplum, c'est-à-dire un voile.

Diana aurait pu être, si elle l'avait voulu, la jeune fille la plus admirée et la plus comblée de la société romaine, mais la puissance de son père la terrifiait et la société romaine l'épouvantait. Alors elle restait sur sa colline parmi les fleurs et les oiseaux, réunissant autour d'elle les esclaves de son âge, visitant les paysans qui travaillaient sur les immenses domaines de Julius Quartus, aidant les malheureux, soulageant bien des misères, se faisant aimer par tout un peuple pauvre et misérable, entièrement dévoué à sa jeune maîtresse. Toujours suivie de sa fidèle esclave, Diana allait chez les uns et les autres, mais depuis quelque temps elle aimait prendre le chemin des collines. Là-haut, loin de tous, Diana pouvait parler à Livie sans crainte d'être entendue; elle pouvait lui poser toutes les questions qui l'assaillaient et Livie pouvait répondre en toute liberté.

En cette fin d'après-midi, Diana et Livie ont pris le chemin des collines et, tout en suivant, sur le Tibre, le mouvement des voiles blanches, Diana interroge sa compagne.

— Dis-moi Livie, es-tu sortie du palais la nuit dernière?

— Oui, comme d'habitude et tout s'est bien passé.

— Raconte-moi, raconte-moi tout, je veux tout savoir.

— C'était comme les autres nuits, avec peut-être plus de monde encore.

— Es-tu bien sûre, Livie, de n'être pas suivie quand tu sors du palais ou que tu reviens de là-bas?

— Qui suivrait une esclave traversant des quartiers misérables et un cimetière abandonné?

— Explique-moi pourquoi vous vous réunissez là-bas.

— Parce que depuis toujours le cimetière des Juifs est l'endroit où tous ceux qui sont traqués, persécutés peuvent se réfugier sans qu'on les poursuive.

— Écoute Livie, ce soir mon père ne rentre pas. Nous avons le temps de parler longuement alors donne-moi beaucoup de détails sur ces gens. S'ils se cachent ainsi, c'est que ce doit être très dangereux de se réunir de cette manière!

— Oh! oui, nous risquons notre vie chaque fois que nous y allons!

— Connais-tu très bien le chemin pour s'y rendre?

— Assez bien: quand on a traversé le cimetière, on descend dans une espèce de souterrain par des marches étroites et irrégulières qui conduisent à un tunnel où règne l'obscurité la plus complète. Dès qu'on arrive au fond, une faible lumière permet de deviner, sur la gauche, l'entrée du couloir. Alors il faut s'engager sur ce chemin. Bientôt un homme de haute taille fait un pas en avant, élève sa lanterne au-dessus de sa tête, examine celui qui passe et lui pose une question. S'il peut y répondre, il le laisse passer. Alors on tourne à droite et on entre dans un passage encore plus étroit et tout à fait obscur. Au bout de ce passage, une lumière vacillante éclaire une lourde porte de bois. Une seconde sentinelle sort de l'ombre et pose une autre question. Puis on pénètre dans une immense salle voûtée pleine d'hommes, de femmes et d'enfants qui se réunissent là pour écouter un prédicateur.

— Mais si un traître entre?

— Il ne pourrait pas puisqu'il y a partout des sentinelles à qui il faut répondre par un mot de passe pour aller plus loin.

— Qui vient donc à ces réunions?

Tous ceux qui veulent suivre cette nouvelle religion. Puisqu'ils n'ont pas le droit de se réunir au grand jour, ils se réunissent la nuit, sous terre.

— Mais si l'Empereur envoie ses légions, qu'arrivera-t-il si elles surprennent tous ces gens?

— Ce ne serait pas si facile que cela, tu sais. Il y a dans ces catacombes des kilomètres de tunnels enchevêtrés les uns dans les autres. Les légionnaires y regarderaient à deux fois avant de descendre en file indienne dans ce trou noir. Ils savent trop bien qu'une de leurs patrouilles, en poursuivant les Juifs, n'a jamais retrouvé son chemin et n'est jamais revenue.

— C'est terrible Livie, ce que tu me racontes là. Mais dis-moi, parmi ces Romains qui se rendent aux catacombes, n'y a-t-il que des esclaves comme toi?

— Il y en a beaucoup, mais il y a aussi des marchands, des soldats, des marins, et même des tribuns et des patriciennes comme toi.

— Eux aussi y vont! Mais comment font-ils pour ne pas être pris?

— Ils n'y vont qu'à la nuit et chacun se cache. Les nobles qui viennent n'ont pas leurs beaux habits. Tu penses bien qu'ils sont vêtus comme nous. Là-bas il n'y a ni riche ni pauvre, ni esclave ni maître. C'est beau tu sais!

— Et si un jour vous êtes surpris, que fera-t-on de vous? - Ensemble nous serons jetés aux fauves dans l'arène.

— Tais-toi, c'est trop affreux! Mais j'y pense Livie, ce doit être à une de ces fêtes que mon père voulait me conduire. Quelle horreur!

— Pour toi c'est épouvantable, mais pour les martyrs c'est tout différent.

— Livie, comment peux-tu dire cela?

C'est pour eux le moyen de montrer que c'est parce qu'ils aiment leur Sauveur qu'ils acceptent de mourir de cette manière et comme ça, ceux qui ne veulent pas entendre parler de cette religion comprennent bien qu'il y a quelque chose d'extraordinaire.

— Et parce qu'ils aiment leur Sauveur ils n'ont pas peur d'aller au supplice?... Pas peur d'être déchirés par les fauves?... c'est incroyable!

— Ils sont heureux de mourir. Tu sais, le Christ, lui, est mort sur une croix.

— Mais c'est un supplice atroce, Livie.

— Oh! oui, maîtresse! Il est mort pour eux, pour toi, pour moi, pour tous! Alors il faut que tous le sachent. J'écouterai bien ce que dira le prédicateur et puis, chaque jour, je te le répéterai, alors tu comprendras et tu seras heureuse comme nous le sommes tous.

— Non Livie, tu ne me répéteras rien parce que je veux aller là-bas, dans ces catacombes, je veux entendre ce que dit cet homme.

— Oh! non, maîtresse, pas toi!... Il ne faut pas que tu ailles là-bas!... Je te raconterai tout mais toi aller avec moi... oh! non, jamais!

— Pourquoi pas moi aussi?... ce soir?

— Parce que si ton père l'apprenait... que t'arriverait-il? Je ne veux pas y penser!

— Mon père hait les chrétiens, je le sais. J'ai bien peur que lui aussi donne des ordres pour que les légions de l'Empereur les pourchassent sans pitié.

— Et si parmi les légionnaires qui rôdent partout le soir, l'un d'eux te reconnaissait?

— Peut-être mon père haïrait-il moins les chrétiens et ne les traquerait-il pas si j'étais parmi eux?

Ton père te laisserait punir. Il te laisserait envoyer dans l'arène. Il est trop fier de sa puissance, de sa place près de l'Empereur, et même s'il ne voulait pas te voir devenir la proie des bêtes féroces, pour donner un exemple il te laisserait condamner. Il le ferait pour que les filles de ta caste n'aient pas envie de faire comme toi.

— Non Livie, il m'aime trop. Penses-y, il n'a plus que moi... et puis je lui rappelle beaucoup ma mère qu'il aimait tant... Elle avait mon âge quand il l'a épousée... Jamais il ne voudrait me laisser dévorer par les bêtes féroces.

Alors il trouverait autre chose! Comprends, maîtresse, que malgré son affection pour toi, ton père serait obligé de te punir.

— Pourquoi?

À suivre