La fille du Roi de la mer

Jacqueline Dumesnil aux Editions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

Éric est revenu au Danemark accompagné de Thierry. Là, il apprend qu'Helga a été chassée dans la forêt à coups de pierres par le prêtre de Wotan. Thierry a bien du mal à empêcher Éric de venger Helga, mais celui-ci finit par céder et décide d'aller visiter les parents d'Helga. Quand il apprend que Thierry est dans les parages, Olaf veut immédiatement le tuer. Mais Eric, qui a annoncé qu'il est devenu chrétien, désire premièrement raconter ce qu'il a vécu au pays des Francs.

Éric réalise qu'il joue non seulement sa vie — la mort ne lui fait pas peur — mais aussi celle des missionnaires, et que le triomphe ou la défaite de la cause de l'Évangile dépend de ce qu'il va dire. Saura-t-il convaincre ces farouches guerriers?

Il ne sait pas très bien prier: la prière chrétienne ressemble si peu aux invocations qu'on adresse à Wotan! Pourtant il prie silencieusement, dans son cœur, pour demander à Dieu de lui donner la force.

Il ignore qu'au même moment, Thierry, au pied du grand sapin, est lui aussi en prière.

Éric parle. Il raconte comment il a été blessé et pris par les Francs, il parle de sa captivité chez le baron, il dit comment il a été enchaîné, battu, affamé... Tandis qu'Éric parle, les yeux des farouches guerriers étincellent de rage. Éric dit qu'il a eu la tentation de se laisser mourir de faim pour échapper à l'esclavage... Ce qui l'a retenu, c'était la certitude qu'une telle mort le condamnerait à errer éternellement au royaume des ténèbres, sans jamais pouvoir atteindre le Walhalla, le paradis des braves...

— Je ne pouvais même pas prier les dieux, continua Éric, car je savais que les dieux ne se soucient ni des vaincus, ni des esclaves... Alors je me suis dit que le Dieu des chrétiens avait été plus fort que nos dieux... Mais je haïssais ce Dieu que je ne connaissais pas.

Éric s'arrête et reprend haleine. L'auditoire est suspendu à ses lèvres. Assis au premier rang, Harold, Nils et Kari écoutent leur frère avec des yeux brillants. Le regard de la jolie Thora est voilé de larmes.

Éric raconte comment Thierry l'a libéré, lui a ôté ses fers, lui a donné sa propre épée... Les guerriers danois grognent de plaisir.

Éric continue:

— Thierry aurait pu me traiter comme un esclave affranchi, comme un serviteur... tout au moins, comme un inférieur. C'est ce que j'aurais fait à sa place. Il m'a traité comme son égal, comme un hôte honoré, comme un ami. Et quand je lui ai demandé pourquoi il ne cherchait pas à se venger des coups qu'il avait reçus et des mauvais traitements qu'il avait subis lorsqu'il était esclave au pays des Vikings, il m'a répondu que Jésus Christ, son Seigneur, a dit d'aimer nos ennemis et de rendre le bien pour le mal.

Des exclamations se font entendre parmi l'auditoire et une vive discussion s'engage. Éric lève la main pour réclamer le silence.

— Laissez-moi finir mon récit. Le château de Hauterive, où j'ai été reçu, appartenait à l'oncle de Thierry, le comte de Hauterive. Le comte avait été tué par mon père lors de la prise du château; mais cela, Thierry l'ignorait, la femme et les enfants du comte également.

— Et que serait-il arrivé s'ils l'avaient appris? crie un guerrier à l'air sauvage. Crois-tu que tu serais là, vivant, parmi nous, pour nous conter tes aventures? Crois-tu qu'ils auraient obéi à la loi de leur dieu?

Éric sourit.

— La comtesse et son fils l'ont appris, Thierry également. Ils l'ont appris de ma propre bouche!

De nouvelles exclamations s'élèvent. Knut regarde son fils avec orgueil, les guerriers avec admiration et respect. Quoi! le fils de Knut a osé défier en face ces Francs en se vantant d'être le fils de celui qui a tué le comte! Cette audace est dans la pure tradition des héros vikings! Les guerriers manifestent bruyamment leur approbation.

Éric reprend son récit. Quand il l'achève, un grand silence se fait. Astrid et Thora sont très émues, et les guerriers eux-mêmes sont impressionnés.

C'est Knut qui rompt le silence.

— La comtesse a épargné ta vie. Mais tu avais sauvé sa fille. C'était vie pour vie. Éric acquiesce.

— C'est vrai. Mais elle aurait pu se contenter d'épargner ma vie, et me traiter avec dureté et mépris, comme un esclave, comme un captif misérable. Elle m'a reçu à sa table, elle m'a dit: «Ma demeure est la tienne, mon foyer est le tien. Je pardonne à ton père au nom du Christ».

Des murmures s'élèvent. Certains guerriers n'approuvent pas qu'une femme pardonne la mort de son mari et invite à sa table le fils du meurtrier. Mais tous, cependant, sont impressionnés par la grandeur d'âme dont la comtesse et son fils ont fait preuve.

— J'ai encore une chose à ajouter, dit Eric. Avant que je quitte le Danemark, Helga m'avait demandé de faire un pacte avec elle: j'avais accepté. Nous avions décidé de prier tous les jours, elle, le Dieu des chrétiens pour qu'Il m'attire à Lui, moi, Thor et Wotan pour qu'ils la ramènent à la foi des ancêtres. Et nous avions décidé que le dieu qui exaucerait nos prières serait le vrai Dieu.

— Excellente idée! approuve Knut bruyamment.

Éric a un large sourire.

— Eh bien! la preuve est faite! dit-il triomphalement. Helga n'a pas renié sa foi, et moi je suis devenu chrétien! Donc, le Dieu des chrétiens est le vrai Dieu!

Knut demeure bouche bée. Il n'a pas prévu cette conclusion! Éric continue:

— Jésus Christ, le Fils du vrai Dieu, est venu sur la terre. Il est mort sur la croix pour sauver tous les hommes, les Danois aussi bien que les Francs. Il a envoyé vers vous deux de ses serviteurs qui viennent pour vous apprendre à connaître le vrai Dieu et pour vous enseigner la religion chrétienne. Je vous demande de recevoir ces hommes avec respect et bienveillance. Et je vous demande de recevoir comme mon frère Thierry de Hauterive, qui m'a accompagné.

L'assemblée approuve; la partie est gagnée.

Le secret du marais

La partie est gagnée, certes. Mais il faudra encore longtemps avant que les guerriers de Knut et d'Olaf se décident pour Christ. Cependant le principal est fait: ils ont accepté d'accueillir les missionnaires. La porte est donc ouverte à l'Évangile.

Il n'y eut pas de sacrifices aux dieux ni de libations pour le retour d'Éric: après ce qui s'était passé entre Éric et le prêtre de Wotan, il ne pouvait en être question, Knut lui-même dut l'admettre. Ingrid voulut du moins célébrer le retour de son fils par un grand festin. Elle se mit aussitôt à l'œuvre avec ses servantes et travailla toute la journée aux préparatifs, tandis que Knut et les hommes du village organisaient une battue gigantesque afin de rapporter le gibier destiné au festin. La chasse fut fructueuse: les chasseurs revinrent chargés d'une dizaine de grosses pièces et d'une quantité de menu gibier. Pendant qu'ils dépouillent et dépècent daims et élans, et que les femmes plument canards sauvages, coqs de bruyère et perdrix, Eric, muré dans son chagrin, s'est retiré à l'écart. Thierry est parti avec les missionnaires, à la recherche d'un emplacement favorable à l'édification d'une école que les missionnaires désirent construire en dehors du village. Éric a refusé de les accompagner, comme il a refusé de se joindre aux chasseurs.

Quand il a épousé Helga, il voyait encore en elle une amie d'enfance, une compagne de jeux, plutôt qu'une épouse. Le sentiment qui les unissait était une vive amitié, teintée de camaraderie. Mais la séparation, l'éloignement, les épreuves terribles qu'Éric a traversées au cours de ces deux années, tout a contribué à transformer lentement, mais sûrement, les sentiments de l'adolescent à l'égard d'Helga. Il ne voit plus en elle la fille fière et sauvage qu'il a épousé deux ans auparavant, mais une héroïne chrétienne. Elle lui apparaît ainsi transfigurée, idéalisée, et son désespoir est à la mesure de l'admiration qu'il éprouve pour elle.

Tandis qu'Éric est plongé dans de douloureuses pensées, Harold s'approche timidement de lui.

— Qu'est-ce que tu veux? demande Éric d'un ton bourru.

— Je voudrais te parler d'Helga.

— Laisse-moi tranquille! répond Éric avec impatience. Il désire rester seul avec sa douleur.

Harold insiste.

— C'est que je sais... certaines choses.

— Quelles choses?

— J'ai revu Helga plusieurs fois.

Éric bondit.

— Tu as revu Helga? Après qu'elle a été chassée dans la forêt?

— Oui.

— Et tu ne pouvais pas le dire plus tôt? crie Éric avec un manque de logique absolu.

— Comment voulais-tu que je fasse? Je ne pouvais pas te dire cela devant tout le monde... j'attendais que tu sois seul.

— Parle!

— Il faut que je te dise d'abord comment les choses se sont passées.

Harold raconte comment Ingrid a surpris Helga en train de narrer aux enfants un récit de l'Évangile, comment elle est allée prévenir le prêtre de Wotan, et comment celui-ci a maudit Helga et a donné l'ordre aux gens du village de chasser la jeune chrétienne dans la forêt. Éric serre les poings et ses yeux étincellent...

À suivre