La fille du Roi de la mer

Jacqueline Dumesnil (Éditions Le Phare, 5620 Flavion, Belgique)

Éric révèle à la comtesse que c'est son père qui a tué le comte. La comtesse pardonne, au nom de Jésus Christ. Éric sent que les dieux de ses pères sont vaincus et il accepte Jésus pour son Sauveur.

Un soir, des missionnaires qui évangélisent les pays scandinaves demandent l'hospitalité au château. Thierry les supplie de l'emmener, ainsi qu'Éric, avec eux au Danemark. C'est ainsi que tous deux se retrouvent sur un bateau qui s'approche du village natal d'Éric...

Des enfants qui ont aperçu le bateau de loin accourent. Éric reconnaît parmi eux deux de ses jeunes frères et, mettant ses mains en porte-voix, il les hèle.

— Harold! Nils!

Stupéfaits, les deux garçons fixent un moment la silhouette qui se dresse à l'avant du bateau. Un rugissement leur échappe.

— Éric!

Harold se jette dans la mer pour rejoindre plus vite son frère miraculeusement retrouvé. Éric, lui, saute pardessus bord et, dans l'eau jusqu'à mi-corps, s'élance vers Harold, les bras ouverts. Les deux frères s'étreignent sauvagement, tandis que Nils file d'un trait vers la maison de Knut pour avertir toute la famille. Il revient escorté de Knut, d'Ingrid, de Kari, des deux filles, des serviteurs, des esclaves et de la moitié du village. Tous bénissent les dieux à haute voix, et le prêtre de Wotan en personne, alerté par la rumeur publique, apparaît sur le rivage. La foule grossit de minute en minute. Éric, entouré, assailli de questions, a l'allure d'un triomphateur. Mais le visage de Knut s'assombrit soudain quand le chef reconnaît Thierry qui débarque à son tour.

Pourquoi avoir amené avec toi ce chrétien de malheur? gronde-t-il. Olaf a juré de l'écorcher vif et de le faire rôtir à petit feu s'il lui tombait entre les mains!

Éric appuie sa main sur l'épaule de Thierry.

— Thierry de Hauterive est mon frère! dit-il à haute voix. C'est grâce à lui que je suis vivant et libre, et que j'ai pu regagner mon pays! Personne ne touchera un cheveu de sa tête!

Il y a un murmure parmi la foule et des regards se tournent vers le prêtre de Wotan.

Cependant Éric commence à s'inquiéter de ne pas voir Helga. Il pose la question qui lui brûle les lèvres:

— Où est Helga?

Un silence de mort tombe. Éric, saisi d'un sinistre pressentiment, s'écrie:

— Où est-elle? Qu'est-ce que vous me cachez? Est-ce qu'elle est morte?

Knut, gêné, détourne le regard. C'est Ingrid qui répond:

— Ne parle pas de cette maudite! Elle a attiré sur nous la colère des dieux! C'est à cause d'elle que trois de nos drakkars ont été détruits et que nos guerriers ont été vaincus! crie-t-elle.

— Où est Helga? gronde Éric.

Qui l'a tuée?

Ses yeux lancent des éclairs. Ingrid regarde son fils avec effroi. Éric n'est plus l'adolescent qui était parti un matin de printemps, deux ans auparavant. C'est un grand gaillard à l'air mâle et résolu qu'elle a maintenant devant elle. Mais Ingrid est une femme hardie. Elle ne veut pas laisser voir que son fils lui fait peur. Elle relève la tête d'un air de défi.

— Helga a été chassée dans la forêt à coups de pierres sur l'ordre du prêtre de Wotan, crie-t-elle.

Un rugissement de fauve blessé échappe à Éric. II tire son épée et fonce dans la direction du prêtre. Son visage est effrayant.

— Prêtre de l'enfer! crie-t-il en brandissant son épée. Ton crime sera châtié. Tes faux dieux ne te protégeront pas de la mort! Les gens s'écartent précipitamment devant Éric, et le prêtre de Wotan, le visage gris comme la cendre, s'enfuit à toutes jambes. Éric se lance à sa poursuite.

Arrête, Éric, arrête! crie Thierry désespérément, en courant derrière son ami. Ne le tue pas!

Mais Éric, transporté par la fureur, n'écoute rien. Le prêtre, hors d'haleine, se réfugie dans le temple de Wotan dont il ferme et barricade la porte derrière lui. Sans perdre un instant, Éric entre dans la maison la plus proche, y prend une hache et revient s'attaquer à la porte du temple. La porte est en bois, comme tout l'édifice. Elle ne tarde pas à céder sous les coups furieux d'Éric.

— Arrête, Éric! supplie Thierry.

Arrête, fils insensé gronde Knut. Tu vas attirer sur nous tous la colère des dieux!

— Sacrilège! Sacrilège! hurle la foule.

Éric se retourne, en brandissant la hache. Il est terrible et magnifique dans son courroux.

— Écoutez bien! crie-t-il d'une voix vibrante. Je suis chrétien comme Helga! Comme Helga que vous avez chassée à coups de pierres pour qu'elle meure de faim dans la forêt ou qu'elle soit déchirée par les bêtes féroces! Je vous pardonne votre crime. Mais l'instigateur de ce crime, le prêtre de Wotan, mourra de ma main!

Il se fait un grand silence. Impressionnés par l'attitude énergique d'Éric et par ses paroles, les païens se taisent. Mais Thierry ne se tient pas pour battu.

— Éric, arrête, au nom du Christ! s'écrie-t-il en saisissant le bras de son ami.

Éric lutte pour se dégager.

— Laisse-moi! Je veux venger Helga.

— Tu ne dois pas la venger! Si tu es chrétien, tu dois pardonner, comme le Christ, sur la croix, a pardonné à ses bourreaux!

Éric baisse la tête, vaincu. Il revoit la comtesse de Hauterive lui disant:

— Je pardonne à ton père, au nom du Christ.

Didier, lui aussi, avait pardonné.

Éric sent qu'il est incapable, lui, de pardonner. C'est au-dessus de ses forces. Du moins peut-il, pour obéir à Christ, renoncer à sa vengeance. Il jette la hache loin de lui.

— C'est bien, dit-il enfin, je ne le tuerai pas. Mais je promets que j'abattrai son temple et que je détruirai ses idoles maudites!

Éric raconte ses aventures

«Je promets que j'abattrai son temple et que je détruirai ses idoles maudites!» a dit Éric.

Cependant, il se résigne à ne pas mettre ses menaces à exécution sur-le-champ.

— Allons voir les parents d'Helga, dit-il à Thierry.

Knut tente de retenir son fils.

— J'aurais voulu fêter ton retour dans la joie... dit-il.

— Il n'y aura pas de joie pour moi tant que je n'aurai pas retrouvé Helga, répond Éric d'un air sombre. Laisse-moi aller chez les parents de ma femme.

— Je t'accompagne, dit Knut.

Éric se serait fort bien passé de la présence de son père. Mais il ne peut pas le blesser par un refus. Il se met en marche, suivi par Thierry, Knut, Harold, Nils, Kari et par les guerriers de Knut. Tout cela forme une escorte imposante. Knut juge bon de prévenir son fils des changements survenus en l'absence de celui-ci:

— Olaf a pris une seconde femme: il a épousé ma sœur Thora qui lui a donné un fils, Svend.

La polygamie est admise chez les Danois. Mais seuls les chefs, assez riches pour entretenir plusieurs femmes et de nombreux enfants, la pratiquent. Knut, cependant, n'a qu'une seule épouse. Quant à Olaf, il ne s'est décidé à introduire une seconde femme dans son foyer qu'après la disparition de sa fille unique.

— Je te conseille de laisser ton ami franc à quelque distance, dit Knut, quand la demeure d'Olaf apparaît entre les sapins. Olaf serait capable de fracasser le crâne de Thierry d'un coup de hache dès qu'il l'apercevrait, sans attendre tes explications.

Éric comprend que ce conseil est sage. Thierry s'arrête sous le grand sapin, tandis qu'Éric, Knut et leur escorte s'approchent de la maison.

Ils trouvent Olaf et Astrid assis au coin du feu, car l'automne s'avance et les journées sont froides. Tous deux ont beaucoup vieilli depuis leur malheur. Les cheveux blonds d'Astrid sont striés de mèches grises et la haute taille d'Olaf s'est voûtée. Astrid file d'un air morne. Elle a le visage d'une femme qui a beaucoup pleuré. Dans un angle de la pièce, une adolescente aux tresses blondes allaite un poupon de quelques mois: c'est Thora, la nouvelle épouse d'Olaf. Quand elle aperçoit Éric, ses yeux bleus s'ouvrent tout grands. Astrid jette un cri et laisse tomber sa quenouille. Olaf se dresse et fixe le mari de sa fille d'un air égaré, comme s'il voit un revenant.

Eh bien, oui! dit Knut d'un ton jovial. Le voilà, il est revenu! Les dieux nous ont rendu notre fils!

Astrid pousse un gémissement et enfouit son visage dans ses mains. Olaf s'avance vers le garçon et le prend aux épaules.

— C'est bien toi! dit-il d'une voix rauque. Vivant! Que les dieux soient bénis! J'avais bien cru avoir attiré le malheur sur toi en te donnant ma fille... Éric regarde son beau-père en face.

— C'est le bonheur que tu as attiré sur moi le jour où ta fille est entrée à mon foyer! dit-il fermement. Helga m'a appris à connaître le vrai Dieu, et c'est ce Dieu qui m'a gardé et qui me ramène parmi vous. Je suis chrétien!

Un cri de stupeur échappe à Astrid et à Thora. Olaf recule comme si on l'avait frappé.

— Quoi? Tu as renié les dieux? Toi, le fils de Knut?

— Il n'y a qu'un seul Dieu! affirme Éric avec force. Le Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer. Thor et Wotan n'ont jamais existé!

Il y avait deux ans à peine qu'une fille de quinze ans avait, dans cette même salle, proclamé elle aussi sa foi, et presque dans les mêmes termes. Elle avait tenu tête à son père, résisté aux coups, et, finalement, le prêtre de Wotan avait dû donner l'ordre de chasser la maudite dans la forêt pour qu'elle y meure de faim... Quand Olaf, à son retour, avait appris ce dénouement tragique, sa douleur avait été telle qu'il avait failli en perdre la raison. Des remords s'ajoutaient à son désespoir, car il croyait fermement avoir attiré le malheur sur Éric en lui donnant pour femme une chrétienne... Olaf passe la main sur son front.

J'ai donc vécu jusqu'à ce jour pour entendre bafouer les dieux sous mon propre toit! gémit-il. Ma propre fille d'abord, puis mon gendre que j'aimais comme un fils... Ah! maudit soit l'esclave chrétien qui a apporté la honte et le malheur dans ma maison! Que ne lui ai-je fendu le crâne lorsqu'il est tombé sous mes coups, lors de l'assaut de ce château!

Thierry de Hauterive n'a pas apporté la honte et le malheur sous ton toit, Olaf! proteste Éric. Si Helga est morte, le prêtre de Wotan est le seul coupable. Et il aurait déjà expié son crime si Thierry ne m'avait pas empêché de le tuer!

Que dis-tu? rugit Olaf. Ce misérable serait ici? Où est-il? où est-il, que je le tue?

Éric commence à s'apercevoir que les appréhensions de son père étaient pleinement justifiées. Il tente d'apaiser Olaf.

Veux-tu m'écouter, Olaf? dit-il en s'efforçant de garder son calme. Laisse-moi d'abord te raconter ce qui s'est passé au pays des Francs où j'étais captif. Ensuite, tu jugeras.

Olaf incline la tête en signe d'assentiment: la demande d'Éric est conforme aux coutumes des Vikings. Il envoie même chercher les guerriers du village et leur fait dire que le fils de Knut est de retour et qu'il a un message à leur donner. Tous arrivent promptement et un cercle attentif se forme autour d'Éric. Tous les regards se fixent sur le jeune homme qui ne peut se défendre contre une certaine émotion. Éric réalise qu'il joue non seulement sa vie — la mort ne lui fait pas peur — mais aussi celle des missionnaires, et que le triomphe ou la défaite de la cause de l'Évangile dépend de ce qu'il va dire. Saura-t-il convaincre ces farouches guerriers?

À suivre