La fille du Roi de la mer

Éric apprend à Didier que c'est son père Knut qui a tué le comte de Hauterive. Le jeune Normand est déconcerté de voir que Didier n'essaie même pas de se venger. Au début de l'été, alors que les habitants du château se préparent à se rendre à Chartres pour fuir devant les Normands, Odette est introuvable. Partis à sa recherche, Thierry et Éric la découvrent au milieu d'un champ, alors qu'un chien enragé court dans sa direction! Éric lance à la volée une hache qu'il a prise au passage et atteint le chien qui s'écroule.

Thierry court vers Odette et la prend dans ses bras. La petite se jette à son cou en sanglotant. Les paysans font cercle autour du cadavre du chien en échangeant d'abondants commentaires.

— Pour un beau coup, c'est un beau coup!

— Ces Normands, tout de même! ce qu'ils sont adroits!

— C'était bien risqué... S'il avait manqué son coup et blessé la petite?

Laissant les paysans discuter, Thierry reprend le chemin du château, en portant Odette. Éric, silencieux, l'escorte.

La nourrice, en larmes, accourt à leur rencontre, suivie par toute la domesticité. Thierry explique brièvement ce qui s'est passé. Aussitôt, la nourrice éclate en lamentations bruyantes auxquelles font écho les exclamations des servantes. C'est suivi d'un véritable cortège que Thierry pénètre dans le château.

Comme il allait s'engager dans l'escalier en colimaçon, il manque de se heurter à Didier qui en débouche au même moment. Le garçon se jette sur sa petite sœur, la saisit et l'étreint presque sauvagement: — Ma petite Odette! ma mie! dit-il d'une voix entrecoupée.

— Oh! Didier, j'ai eu peur, tu sais! fait l'enfant. Mais Éric a tué le méchant chien!

Didier jette un regard reconnaissant au jeune Normand qui se tient à l'écart. Thierry est si bouleversé qu'il n'a pas encore trouvé un mot pour remercier Éric. Didier s'avance vers le sauveur d'Odette et lui tend la main.

— Elle l'invite d'un geste. Mais quand Thierry traduit, Éric recule.

— Dis-lui que je ne puis m'asseoir à sa table: il y a du sang entre nous, dit-il d'une voix sourde.

Thierry demeure profondément embarrassé.

La comtesse ignore que le père d'Éric est le meurtrier de son mari. Didier s'est bien gardé de lui en parler, et Thierry se refuse à le lui apprendre. Comment expliquer le recul d'Éric, son refus de s'asseoir à la table de la châtelaine, sans blesser la comtesse ou la peiner? Comme Thierry hésite, Éric prend les devants:

— Mon père tuer le comte, dit-il.

La comtesse tressaille; mais, doutant du sens de ces paroles, elle regarde Thierry d'un air interrogateur.

— Que veut-il dire?

Thierry comprend qu'il lui est impossible de se dérober, et il explique comment Knut a tué le comte de Hauterive lors de l'assaut du château. La comtesse demeure un moment pétrifiée de stupeur. Elle paraît lutter contre elle-même.

Puis son regard s'adoucit. Pressant Odette contre elle, elle reprend:

— Dites-lui qu'une seule chose compte à mes yeux: il a sauvé ma fille. Dites-lui que je pardonne à son père, au nom du Christ.

Thierry se tourne vers Éric et lui traduit ces paroles. À mesure qu'il parle, un immense étonnement se répand sur le visage d'Éric. À la fin, le jeune Danois paraît prendre une résolution:

— Dis à la comtesse que je donne ma vie à Jésus Christ, Thierry. Votre Dieu a vaincu les miens.

C'est à Chartres, où la comtesse s'est réfugiée avec ses enfants et ses serviteurs, qu'Éric reçoit le baptême qu'il a demandé. Pour Thierry et Éric, c'est un beau jour. Mais la menace que l'invasion normande fait peser sur la ville assombrit leur joie.

Lorsqu'ils ont quitté Hauterive, avec une longue colonne de fugitifs, Thierry n'a pas pu s'empêcher de dire à Éric:

— Éric, si tu veux rejoindre les tiens, tu es libre. Ne te crois pas obligé de nous accompagner à Chartres. Éric avait secoué la tête.

— Les guerriers de Rollon n'appartiennent pas à mon peuple. Je reste à tes côtés. Rollon n'est pas un chef danois, mais un chef norvégien, établi dans l'île de Walcheren. Il a pillé la Frise, puis s'y est installé une trentaine d'années auparavant. De là il a lancé des expéditions contre la France.

Quelques mois plus tôt, Éric aurait pu se sentir tenté de rejoindre les bandes de Rollon. Mais à présent, tout est changé. La noblesse et la grandeur d'âme de la comtesse ont vaincu le jeune païen et l'ont amené au pied de la croix. Il sent que sa place est auprès de celle qui lui a dit: «Mon foyer sera le tien.» Un jour, certes, il retournera dans sa patrie. Mais il trouverait méprisable de sa part d'abandonner la comtesse et ses enfants dans le danger.

Un soir, Éric et Thierry se promènent au bord de l'Eure. Éric dit tout à coup:

— Thierry, il y a quelque chose que je voudrais te dire. C'est au sujet d'Helga. Je ne t'ai jamais parlé d'elle et j'ai refusé de répondre aux questions que tu m'as posées... Tu comprends, cela m'humiliait d'avoir à t'avouer que ton Dieu avait été plus fort que les nôtres. Maintenant, c'est différent, puisque je suis moi aussi chrétien. Tu seras heureux d'apprendre qu'Helga est restée fidèle à sa foi. Elle a tenu bon, malgré tout ce qu'elle a eu à endurer. Et je dois te dire aussi que j'ai épousé Helga, il y aura deux ans à l'automne.

Il raconte en détails tout ce qui s'est passé, comment la jeune fille a bravé son père, et tout ce qu'elle a eu à subir, comment ils se sont mariés, et la promesse qu'Helga lui a fait faire avant son départ.

— Et voilà! dit-il en terminant. La prière d'Helga a été exaucée, son Dieu a remporté la victoire.

Thierry a écouté ce récit avec une vive émotion. Bien des fois il a pensé à la fille sauvage et fière qu'il avait connue chez les Vikings, et il s'était demandé avec angoisse si elle avait réussi à tenir bon, seule au milieu des païens. Elle savait si peu de chose de la religion chrétienne! Il avait prié pour elle; c'était la seule chose qu'il pouvait faire et il apprend maintenant, de la bouche d'Éric, que ses prières ont été exaucées.

Il rend grâces à Dieu dans son cœur et, saisissant la main d'Éric, il la serre chaleureusement.

— Je suis fort heureux de tout ce que tu m'apprends, Éric, dit-il. J'admire le courage dont Helga a fait preuve, et je vous souhaite, à tous les deux, beaucoup de bonheur, et de nombreux enfants que vous élèverez dans la foi chrétienne. Helga sera pour toi, j'en suis sûr, la meilleure des épouses. J'espère que bientôt vous serez réunis...

À ce moment, une grande clameur retentit dans la ville:

— Les Normands! voilà les Normands.

Les troupes de Rollon sont en vue.

Retour au pays des Vikings

Chartres soutient un siège héroïque contre l'envahisseur. L'évêque a organisé la défense de la ville. Il fait demander du secours au comte de Paris, au duc de Bourgogne et au comte de Poitiers, qui arrivent à marches forcées avec leurs troupes. Après une rude bataille, Rollon, se voyant cerné, réussit à se dégager et à battre en retraite, non sans laisser sur le terrain un grand nombre d'hommes, tués ou blessés. Le roi Charles III profite de cette défaite des Normands pour offrir la paix à Rollon.

Un soir, au château de Hauterive, se présentent des missionnaires de passage qui demandent l'hospitalité. Ils se rendent à Rouen et viennent de Hambourg où est établi le siège de la mission fondée au siècle précédent pour l'évangélisation des pays scandinaves. Thierry, qui n'a jamais entendu parler de cette œuvre, interroge les missionnaires. En réponse à ses questions, ceux-ci lui apprennent qu'à l'heure actuelle, la mission est en sommeil. Les missionnaires de Hambourg s'efforcent de garder le contact avec les convertis de Suède et du Danemark. Mais c'est fort difficile.

Transporté d'enthousiasme, Thierry fait aux missionnaires le récit de sa captivité au Danemark, il leur présente Éric et leur fait part de son brûlant désir d'aller porter l'Évangile au pays des Vikings. Ne peuvent-ils pas l'emmener avec eux? Il servirait volontiers d'interprète et Éric, fils de chef, introduirait les missionnaires auprès de son père, Knut, et de son beau-père, Olaf.

Après réflexion, les missionnaires acceptent d'emmener les deux jeunes gens à Hambourg, auprès du chef de la mission.

Le lendemain, quand les missionnaires repartent, Thierry et Éric les accompagnent.

Debout à l'avant du bateau, Thierry regarde le soleil se lever sur la terre des Vikings. Son rêve se réalise enfin: après un séjour de quelques mois à Hambourg, au siège de la mission, où ils ont été fort bien reçus, Éric et lui ont pu se joindre à un petit groupe de missionnaires qui se rendent à Ribe, grand port danois. De là, les missionnaires se sont dispersés, par groupes de deux ou trois, pour évangéliser le Nord du pays. Accompagnés de deux missionnaires, Éric et Thierry ont pris place à bord d'un petit voilier qui doit les déposer près du village dont Knut est le chef. À mesure qu'on approche du but, l'impatience des deux garçons grandit.

— Ce bateau se traîne comme une limace! bougonne Éric. Ah! si j'avais un drakkar! Au fond de son cœur, une sourde inquiétude qu'il n'ose avouer se mêle à la joie du retour. Comment les choses se sont-elles passées pour Helga durant sa longue absence? Comment Ingrid a-t-elle traité la jeune épouse chrétienne de son fils? Helga le croit peut-être mort... Et si elle s'est remariée? Ou si le prêtre de Wotan, par quelque manœuvre sournoise, a tenté de se débarrasser de cette chrétienne gênante?

Enfin le bateau entre dans la baie au fond de laquelle s'élève le village natal d'Éric.

À suivre