La fille du Roi de la mer

Helga a été chassée dans la forêt à coups de pierres par les villageois, eux-mêmes encouragés par le prêtre de Wotan. À l'automne, lorsque les drakkars reviennent, plusieurs guerriers manquent à l'appel, dont Eric.

Thierry, qui est à nouveau en France depuis une année, rencontre Eric qui est devenu l'esclave d'un baron. Face à l'insistance de Thierry, le baron accepte finalement de lui donner Eric. Thierry désire lui rendre sa liberté. Un forgeron est appelé pour couper la chaîne qui retient Eric prisonnier.

Mais à peine Éric est-il délivré de sa chaîne qu'il se rue sur Thierry, lui arrache l'épée qu'il porte au côté, et s'enfuit en courant. La porte du château se trouve ouverte et le pont-levis baissé pour le départ des invités. Avec la vitesse d'un lévrier, Éric traverse la cour, franchit le pont-levis et fonce à travers champs, en direction de la forêt proche.

— Qu'on lance les chiens après lui! hurle le baron, furieux.

— Non! non! messire, je vous en supplie! s'écrie Thierry. Ne lancez pas les chiens, ils le mettraient en pièces! Laissez-moi faire.

Le cheval de Thierry est déjà sellé. L'adolescent saute sur sa monture et se lance à la poursuite d'Éric. Le baron, inquiet de savoir Thierry désarmé, bondit sur un cheval qu'un page tient par la bride et part au galop; plusieurs gentilshommes qui se trouvent dans la cour montent à cheval et suivent le baron pour lui prêter main-forte. Se voyant sur le point d'être atteint par Thierry, Éric franchit un fossé et se jette dans un épais fourré où il se dissimule. L'épée à la main, ramassé sur lui-même et prêt à bondir, il attend, bien décidé à vendre chèrement sa vie.

Thierry a arrêté sa monture, il saute à terre et s'avance vers le fourré, sans crainte ni hésitation.

— Éric, dit-il calmement, tu n'as rien à redouter. Je suis sans armes et je ne te veux aucun mal. Je te rendrai la liberté, comme je te l'ai promis, et tu retourneras dans ton pays. Éric ne bouge pas et ne répond rien. Il reste sur la défensive. Le petit groupe des cavaliers arrive au galop. Sur l'ordre du baron, ils encerclent le fourré.

Un rictus tord la bouche d'Éric.

Je sais que les tiens vont m'abattre comme une bête enragée, crie-t-il à Thierry. Mais je veux mourir l'épée à la main, comme un Viking, et non comme un esclave.

— Il n'est pas question de mourir, Éric, dit Thierry fermement. Personne ne te touchera, je t'en donne ma parole. Il se tourne vers le baron qui avait mis pied à terre et s'avance vers le fourré, l'épée à la main, suivi de plusieurs gentilshommes.

— Messire baron, dit-il, je vous demande de ne point intervenir. Que personne ne touche cet homme. J'en fais mon affaire.

Croyez-vous que je vais laisser ce sauvage abattre sous mes yeux un noble désarmé? s'écrie Noirmont.

Je vous remercie, messire baron, de votre bonne intention. Mais je vous demande de vous retirer et de me laisser agir seul.

— C'est de la folie, messire. Je ne saurais souffrir que vous vous exposiez ainsi.

— Veuillez me laisser faire, messire baron, je vous prie. Je vous assure que je ne cours aucun risque, pourvu que vous me laissiez libre d'agir comme je l'entends.

Mais Noirmont, persuadé que le jeune Danois allait transpercer Thierry d'un coup d'épée dès qu'il serait seul avec celui-ci, refuse de s'éloigner. Cette obstination du baron rend la tentative de Thierry beaucoup plus difficile: comment amener le jeune Danois à renoncer au combat alors qu'il se voit encerclé par les cavaliers comme une bête traquée?

— Éric, reprend Thierry avec douceur et fermeté, tu es sous ma sauvegarde. Personne ne te fera de mal. Sors de ce fourré et viens avec moi.

— Tu me promets la vie sauve et la liberté? dit Éric avec méfiance.

Je te le promets.

— Me le promettrais-tu au nom de ton Dieu? reprend Éric après un silence.

Au nom du Christ, je te le promets.

Les branches s'écartent. Éric sort du fourré, la main crispée sur la garde de l'épée. Il ne peut se résoudre à rendre l'arme à Thierry. Celui-ci devine ce qui se passe dans l'âme du Normand.

— Garde-la, dit-il, je te la donne.

Il détache sa ceinture à laquelle pend le fourreau vide et la tend à Éric. Le captif s'en empare avidement, boucle la ceinture sur sa tunique d'esclave et met l'épée au fourreau. Puis il relève la tête et regarde Thierry. Un immense étonnement se lit dans ses yeux bleu foncé.

— Pourquoi fais-tu cela? dit-il.

— Parce que je suis chrétien et que Jésus Christ, notre Seigneur, a dit d'aimer nos ennemis et de rendre le bien pour le mal.

Éric hoche la tête et, désignant d'un mouvement du menton le baron et les chevaliers qui se tiennent à petite distance:

— Et eux, alors, dit-il, ils ne sont pas chrétiens? Sur le moment, Thierry ne trouve pas de réponse. Quel argument présenter à ce garçon qui a été si cruellement maltraité?

— Ceux qui se disent chrétiens ne mettent pas tous en pratique les enseignements du Christ, dit-il enfin.

Éric ne fait pas d'autre réflexion et suit Thierry.

Le baron de Noirmont a assisté à toute cette scène sans en croire ses yeux. Il a vu un gentilhomme français donner sa propre épée et sa ceinture à ce Normand qu'il considère à peine comme un être humain (il doute fort, en tous cas, que les Normands aient une âme)! Et celui qui a fait ce geste incroyable a lui-même été esclave chez les Vikings! Tant de générosité dépasse le baron. Thierry saute sur son cheval, fait monter Eric en croupe, et ils reviennent vers le château. La comtesse de Hauterive court à la rencontre de son neveu. Elle avait aperçu par une fenêtre la scène qui s'était déroulée dans la cour, et elle était folle d'angoisse. Mais sa terreur se change en stupéfaction quand elle voit le jeune danois assis en croupe derrière son neveu, et portant au côté l'épée de Thierry.

— Que s'est-il passé, Thierry? bégaie-t-elle. Pourquoi avez-vous laissé à ce Normand l'épée qu'il vous avait arrachée?

Thierry saute à terre et salue la comtesse avec courtoisie.

— Madame, dit-il, permettez-moi de vous présenter Éric, fils de Knut le Viking. Le père d'Éric est un chef danois. Éric est le fiancé d'Helga, la fille d'Olaf. Je désire, avec votre permission, le recevoir au château de Hauterive comme mon hôte, en attendant le jour où il pourra regagner son pays.

Le sourire d'Odette

Éric est maintenant installé au château de Hauterive. Ce n'était pas de gaieté de cœur que la comtesse avait accueilli un Normand sous son toit. Mais elle aime Thierry comme un fils et elle n'aurait pas voulu lui faire de la peine en refusant de recevoir le jeune Danois.

Si encore Thierry avait traité Éric en subalterne, l'avait relégué au chenil ou aux écuries, la comtesse aurait pu se faire à l'idée qu'un Normand vive dans les dépendances du château, avec le personnel. Mais tout de suite Thierry avait traité Éric en égal: il l'emmène avec lui à la chasse et dans ses promenades à cheval. Éric ne mange pas à la table des châtelains, la comtesse ne l'aurait pas admis; cependant, Thierry avait obtenu que le jeune Danois prenne ses repas avec les gardes, et non avec les domestiques.

Éric vit donc au château comme un hôte, et non comme un domestique.

La comtesse l'évite soigneusement. Ce païen lui fait peur.

Didier, bien au contraire, est mystérieusement attiré par ce garçon fier et sauvage, venu d'un pays lointain. Éric représente pour lui l'aventure, les navigations hardies vers des rivages inconnus. Entendre Thierry parler du Danemark, c'est passionnant. Mais voir de près quelqu'un qui vient du pays des Vikings, c'est plus merveilleux encore! Didier aurait bien voulu connaître la langue norme pour pouvoir interroger Éric sur son pays, lui demander une saga... Il ne peut lui poser des questions que par l'intermédiaire de son cousin, Thierry, qui, de bonne grâce, fait office d'interprète. Un soir d'hiver, la comtesse, souffrante, s'est retirée de bonne heure. La nourrice a couché Odette. Thierry et son cousin restent à veiller dans la grande salle, au coin du feu. Didier s'est assis sur la pierre de l'âtre et regarde danser les flammes. Un chien de chasse, allongé à ses pieds, dort, le museau entre les pattes. Le vent d'hiver hurle au-dehors et secoue les volets de bois plein.

Thierry se lève et descend à la salle des gardes.

— Viens veiller avec nous, dit-il à Éric. Je suis seul avec mon cousin.

Éric le suit. Un éclair brille dans les yeux du jeune comte quand il voit entrer le fils du Viking.

— Oh! Thierry, dit-il vivement, demande-lui donc une légende de son pays!

Quand Thierry lui eut transmis la requête de son cousin, Éric fixe sur Didier ses yeux bleu foncé, profonds comme la mer.

— Je dirai la saga de Ragnard Lodbrog, déclare-t-il. Thierry traduit, et explique:

— Ce n'est pas une légende, mais une épopée héroïque. Ragnard Lodbrog a existé, c'était un chef danois qui vivait il y a une cinquantaine d'années et qui fit la guerre aux Saxons installés en Northumbrie1. Mais les bardes danois ont embelli l'histoire et ils ont ajouté aux faits d'armes de Ragnard un certain nombre d'exploits fabuleux.

1 Les Saxons avaient fait la conquête d'une partie de l'Angleterre au V' siècle. À la fin du VIII' siècle, l'Angleterre fut envahie par les Danois, qui y fondèrent un royaume. La Northumbrie s'appelle aujourd'hui le Northumberland.

Éric annonce:

— La mort de Ragnard.

Et d'une voix ardente, il commence son récit «Ragnard revêt la tunique enchantée que son épouse fidèle, la belle Anauga, lui a tissée avec amour et son compagnon lui remet une lance...» Il fait une pause pour laisser à Thierry le temps de traduire. Malgré sa connaissance imparfaite de la langue norme, Thierry essaie de rendre en français toute la beauté de cette saga héroïque et sauvage. Didier écoute, suspendu aux lèvres de son cousin. La grande cheminée et les épaisses murailles du château de Hauterive se sont évanouies: Didier se trouve à bord d'un drakkar cinglant vers les côtes d'Angleterre. Il débarque avec Ragnard et ses guerriers, il s'avance avec eux à la rencontre des Saxons... «À quatre reprises, Ragnard pénètre au travers des rangs ennemis. Il reste invulnérable aux coups et aux flèches, alors que par dizaines ses compagnons tombent à ses côtés...

Les Saxons l'emportent enfin. Les guerriers normands sont exterminés. Ragnard, resté seul survivant grâce à la tunique enchantée, est fait prisonnier. On le conduit au roi Aella, qui donne l'ordre de jeter le captif dans une fosse pleine de vipères. Mais Ragnard est encore protégé par la tunique enchantée, et les serpents ne le touchent pas. Devant ce prodige, les Saxons s'étonnent, et commencent à murmurer que le captif est un dieu. Mais Aella, impitoyable, donne l'ordre qu'on enlève la tunique du Normand. Les vipères s'approchent en rampant et s'enroulent autour des jambes de Ragnard. Se voyant perdu, l'intrépide Normand entonne un chant de guerre et meurt en chantant sous les morsures des serpents. Les fils de Ragnard jurent de venger leur père. Deux ans plus tard, ils débarquent en Northumbrie avec des guerriers. Ils réussissent à capturer le roi Aella et à le faire mourir...» Le tronc d'arbre qui brûle dans la cheminée s'effondre, faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Éric s'est tu. Son regard flamboie. La haine, la passion, la soif de vengeance, convulse ses traits. Soudain, Didier a presque peur, et son regard cherche Thierry. Celui-ci sourit à son cousin.

— Les sagas nordiques sont très belles, mais terriblement violentes, dit-il. Il ne faut pas oublier que ceux qui les ont composées sont des païens, qui ne connaissent pas l'amour de Christ.

À suivre