La fille du Roi de la mer

Deux jours avant son mariage avec Eric, Helga décide d'annoncer aux siens qu'elle est devenue chrétienne. Olaf est furieux! Pour essayer de la faire changer d'avis, il la fouette et l'attache à un arbre, dans la forêt, où elle devra passer la nuit. Le lendemain, quand elle reprend connaissance, Eric l'a détachée et est à ses côtés.

— Pour toi, Helga, je courrai le risque de défier les dieux en t'épousant, dit Eric.

— Il n'y a aucun risque à courir, dit Helga fièrement. Le Dieu des chrétiens nous donnera sa bénédiction. C'est le seul Dieu, le vrai Dieu, entends-tu Eric? Thor et Wotan...

Mais Eric lui met sa main sur la bouche.

— Je n'insulte pas ton dieu. N'insulte pas les miens.

Helga sent la justesse de cet argument et se tait.

— Peux-tu te lever? Marcher? demande Eric.

— Je vais essayer.

Eric lui tend la main et l'aide à se relever. Mais une fois debout, Helga se sent prise de vertige. Ses jambes plient sous elle et elle se sent si faible qu'elle doit s'accrocher au bras d'Eric pour ne pas tomber. Eric passe son bras autour de la taille mince d'Helga et la soutient.

— Veux-tu que je te porte? offre-t-il.

— Non! Oh! non! crie Helga, dans un sursaut de fierté. Je ne suis pas un bébé!

Eric sourit et n'insiste pas. Soudain, le garçon sent Helga frémir tout entière.

Voilà mon père! dit-elle tout bas.

Et elle se serre instinctivement contre Eric.

— Je te défendrai Helga, dit l'adolescent fermement.

Olaf avait bu une partie de la nuit, essayant de noyer dans le vin sa colère et sa honte. Il avait fini par sombrer dans le lourd sommeil de l'ivresse. Il s'était éveillé à l'aube, dégrisé, mais la tête encore lourde. Les événements de la veille lui étaient revenus à l'esprit à mesure que se dissipaient les brumes de l'alcool et, se rappelant de quelle façon il avait maltraité sa fille et l'avait abandonnée dans la forêt, attachée à un arbre, il ne s'était pas senti très fier de lui. Persuadé, cependant, que ce cruel châtiment aurait porté ses fruits et qu'il allait trouver Helga soumise et repentante, il sort de la maison et se dirige vers la clairière.

Il se trouve à mi-chemin quand il voit un jeune couple s'avancer vers lui, dans la lumière dorée du matin. Il ne peut en croire ses yeux! Eric, le fier Eric, qui doit se considérer comme bafoué, comme mortellement offensé après avoir entendu celle qu'on lui proposait pour femme déclarer publiquement, en présence du chef Knut et de ses guerriers, qu'elle était chrétienne et ne croyait plus aux dieux, Eric tient Helga par la taille et la serre contre lui! Olaf pousse un soupir de soulagement. Allons! le mariage n'est pas rompu! Eric, sans doute, a su trouver de meilleurs arguments que lui pour convaincre Helga et la ramener à l'obéissance. Olaf se promet d'offrir un magnifique sacrifice aux dieux pour les apaiser et les rendre propices.

— Salut, Eric! crie-t-il en s'efforçant de prendre un air dégagé. Je vois que tu as réussi à convaincre cette entêtée!

Avant qu'Éric ait le temps de dire à Helga de se taire, la jeune fille réplique brusquement, d'un air de défi:

— Eric ne m'a pas convaincue du tout! Je suis chrétienne et le resterai.

— Fille maudite! rugit Olaf, transporté de fureur, tu as donc juré ma mort! Tu veux donc me faire descendre, déshonoré, au royaume de Hel1!

1 Les Normands (comme les Germains) croyaient que les guerriers morts dans la bataille allaient dans une sorte de paradis guerrier, le Walhalla, qui était le palais de Wotan. Mais ceux qui mouraient de maladie allaient dans le sinistre royaume de Hel, déesse des enfers, séjour de tristesse et d'obscurité.

— Je ne souhaite pas ta mort, père, mais ta conversion, dit Helga hardiment. Je prie Dieu chaque jour pour que ma mère et toi...

Elle ne peut achever. Olaf bondit, brandissant le poing, prêt à assommer sa fille. Eric s'interpose. Se plaçant devant Helga, il déclare fermement:

— Olaf, je comprends ta colère et ta douleur. Mais je te demande de me faire confiance. Si tu veux me donner ta fille en mariage, je saurai bien la ramener à la foi de nos ancêtres!

Stupéfait, Olaf regarde le prétendant de sa fille.

— Tu l'épouserais malgré tout?

— Je suis décidé à l'épouser.

Le Viking pousse un soupir de soulagement. Pourtant, il ne peut s'empêcher de murmurer:

— Ne crains-tu pas la colère des dieux?

— Je suis prêt à courir ce risque, dit Eric. J'apaiserai les dieux par des sacrifices.

— Après tout, c'est ton affaire, dit Olaf. Pour ramener sa femme à l'obéissance, un mari a certainement des moyens dont un père ne dispose pas! Je te donne Helga avec plaisir! Au fond, il se sent soulagé, en même temps que débarrassé d'une lourde responsabilité. Qu'Eric se débrouille avec cette fille indomptable! C'est lui que cela regarde désormais.

Les noces d'Helga sont célébrées joyeusement deux jours plus tard. Le festin se prolonge tard dans la nuit. Une fois les guerriers sombrés dans l'ivresse, Helga se glisse hors de la salle et vient s'appuyer au tronc du grand sapin. Elle ne peut songer à escalader l'arbre avec sa robe de noces. Mais elle enlace tendrement le vieux tronc, appuyant sa joue contre l'écorce rugueuse. Il lui semble prendre congé d'un vieil ami, d'un confident très cher. Sous les branches du grand sapin où chante la brise nocturne, elle abandonne son enfance. Un chemin inconnu s'ouvre devant elle. Une nouvelle famille, un nouveau foyer, l'attendent. Et cet inconnu lui fait un peu peur. Mais pourtant, elle a une certitude: le Dieu qu'elle a choisi ne l'abandonnera pas. Elle s'agenouille dans l'herbe et fait monter vers Lui une ardente prière.

Le Pacte

Helga entre dans la maison de Knut comme un ouragan. Knut est un homme d'une quarantaine d'années, tranquille et massif, qui n'aime pas les scènes de ménage et veut la paix sous son toit. Il ne bat pas sa femme, mais il lui suffit de hausser la voix pour qu'elle et ses enfants aient envie de disparaître dans un trou de souris.

Ingrid, son épouse, n'a que trente-deux ans. Elle s'est mariée à treize ans. Elle est très belle, fort énergique, et fait marcher toute la maisonnée – enfants, serviteurs et esclaves – au doigt et à l'œil. Un ordre impeccable règne dans la demeure, car elle est excellente ménagère et sait mettre la main à la pâte.

Dès qu'elle avait été informée par son mari des projets de mariage qui concernaient son fils aîné, elle avait pensé: «Cette Helga est insupportable. Cela n'a rien d'étonnant, ses parents lui ont laissé faire tout ce qu'elle voulait! Mais moi, je me chargerai de la dresser!»

Elle devait bientôt découvrir que la tâche n'était pas aisée! Helga, nous l'avons dit, n'est pas devenue subitement un ange de douceur et de patience. Et si elle fait, depuis sa conversion, des efforts méritoires pour s'intéresser aux travaux ménagers, qu'elle a en horreur, il lui arrive encore souvent de disparaître, de s'évanouir dans la nature, quand elle voit quelque corvée poindre à l'horizon.

Eric a trois frères et deux sœurs. L'aîné de la bande, Harold, a treize ans. La plus petite, Solveig, en a quatre. Les cinq enfants sont tombés en admiration devant Helga dès le premier jour. Au bout d'une semaine, ils se seraient jetés dans le feu pour elle! Helga tire à l'arc avec les garçons, nage avec eux, court les bois en leur compagnie, au très grand déplaisir de sa belle-mère. Quant aux deux filles, Loa et Solveig, Helga a fait leur conquête en leur racontant des histoires merveilleuses, qu'elle invente à mesure, car elle est douée d'une prodigieuse imagination. Solveig a été particulièrement séduite par l'histoire d'un petit elfe2 vert, qui demeurait dans le tronc creux d'un vieux chêne, et qui s'était lié d'amitié avec un écureuil gris, Beau-Panache. Elle réclame constamment la suite des aventures de Beau-Panache et du petit elfe, et Helga doit inventer chaque jour de nouveaux épisodes!

2 elfe : génie du folklore scandinave

Fille unique, Helga a toujours souffert de sa solitude. Elle a ardemment désiré avoir un frère qui partagerait ses jeux. Ses souhaits sont maintenant réalisés: elle a trois frères et deux sœurs, et elle est absolument ravie.

Ingrid est complètement suffoquée par les allures indépendantes d'Helga. Toutes ses observations aigres-douces paraissent ne pas faire plus d'effet sur Helga que l'eau sur le dos d'un canard.

Ingrid fait d'amers reproches à Eric.

— Comment peux-tu laisser ton épouse courir ainsi les bois avec des garçons? - Je ne laisserais certainement pas Helga courir les bois avec «des garçons», répond Eric. Mais je ne peux pas l'empêcher de sortir avec mes frères si elle en a envie! Ce serait ridicule et odieux de ma part. Helga n'a pas encore quinze ans, elle est presque du même âge que Harold. C'est naturel qu'ils soient amis.

— Moi, à l'âge d'Helga, je ne songeais pas à courir les bois! rétorque aigrement Ingrid. Je restais assise à la maison toute la journée, à coudre ou à filer! J'étais aux petits soins de la mère de mon mari et j'écoutais respectueusement ses conseils.

Eric s'abstient de répliquer, pour ne pas envenimer la discussion. Mais il pense: «Dans quelques mois les drakkars repartiront et Helga restera seule avec ma mère. Elle ne se doute pas de ce qui l'attend, la pauvre petite! Je m'en voudrais de la priver de ses derniers mois de liberté! Elle aura toujours le temps de devenir une femme raisonnable. Ma mère aura tout le printemps et tout l'été pour la dresser et en faire une ménagère accomplie».

Les fêtes du Solstice d'hiver arrivées, Helga refuse tout net de paraître aux cérémonies religieuses. Ni Ingrid ni Eric ne peuvent venir à bout de son obstination. Par contre, elle accepte de fort bonne grâce, puisqu'elle reste à la maison pendant que tout le monde assiste aux sacrifices, de se charger de certaines tâches ménagères. Sournoisement, sa belle-mère s'arrange pour laisser à Helga les tâches les plus fatigantes et les plus rebutantes, celles qui d'habitude sont réservées aux esclaves: récurer les marmites, frotter les dalles, etc... Elle pense qu'Helga se cabrera. Mais celle-ci ne dit rien.

Quand Ingrid, au retour de la fête, se précipite dans la maison, avec la quasi-certitude de trouver l'ouvrage inachevé et Helga disparue, elle manque de s'étrangler de rage devant le spectacle qui s'offre à sa vue! La maison resplendit de propreté, les dalles sont d'une blancheur éblouissante, le couvert est mis avec soin dans la grande salle décorée de guirlandes, et des odeurs appétissantes s'échappent de la cuisine... mais au milieu de ladite cuisine, Helga et ses trois esclaves chrétiennes sont fort occupées, leur tâche terminée, à chanter des cantiques! Bien qu'elle ne puisse saisir le sens des paroles, puisqu'elle ignore le français, Ingrid comprend immédiatement, à l'ouïe de ces accents qui ressemblent si peu aux chants rudes des Vikings, qu'il s'agit d'hymnes religieux et que sa belle-fille, la bravant sous son propre toit, est occupée à rendre un culte au Dieu des chrétiens, avec la complicité de ses esclaves! Furieuse, elle marche vers Helga et la soufflette à deux reprises, de toutes ses forces. Un flot d'injures monte à ses lèvres. Froidement, Helga se dirige vers la porte, l'ouvre, et s'enfuit dans la forêt. Ingrid, qui ne peut décemment courir après Helga, retourne alors sa colère contre les petites esclaves terrorisées, les menaçant des pires châtiments si elles s'avisent de recommencer. Elle crie si fort que le bruit en vient aux oreilles du chef, qui s'apprête à festoyer dans la grande salle avec ses guerriers. Knut soulève le rideau en peau d'élan qui sert de porte entre la salle et la cuisine et crie d'une voix de stentor:

— La paix!

Ingrid se tait instantanément.

À suivre