La fille du roi de la mer

Comme chaque automne, Olaf le Viking revient avec ses hommes d'une expédition guerrière au pays des Francs. Il expose son butin sous les yeux émerveillés de toute la maisonnée et autorise sa fille Helga à choisir quelque chose. Cette dernière saisit un magnifique couteau de chasse. Pour prouver à tous qu'elle sait s'en servir, elle sort précipitamment dans la nuit, accompagnée des chiens. Helga ne réapparaît qu'à l'aube, après avoir tué un élan, une prouesse pour le chasseur le plus expérimenté.

— Vive Helga la vaillante! Gloire à la fille de notre grand chef! Heureux le guerrier qui deviendra ton Époux, Helga! Les fils que tu lui donneras seront de vaillants guerriers!

Astrid et les servantes sortent à la rencontre des arrivants. Un cortège triomphal s'avance dans la lumière du matin.

En tête viennent Olaf et Helga, suivis de deux hommes robustes qui portent sur leurs épaules une grosse perche à laquelle est suspendu l'élan. Les guerriers escortent le chef et sa fille, sautant, criant et poussant des acclamations frénétiques.

Astrid joint les mains et, au lieu de la plainte habituelle: «Qu'est-ce que j'ai fait aux dieux pour avoir une fille pareille?», elle s'écrie, frémissante d'orgueil:

— Bénis soient les dieux qui m'ont donné une fille dont le courage égale celui d'un guerrier!

Olaf l'entend et sourit.

— Tu as bien parlé, Astrid! La fille que les dieux nous ont donnée vaut pour moi autant qu'un fils!

C'est le plus beau compliment qu'un Viking puisse faire à une fille. Les yeux verts d'Helga brillent de joie. Et cette joie est à son comble quand Olaf ajoute:

— Pour un pareil exploit, tu mérites une récompense: je t'accorde l'esclave que tu m'as demandé. Allons le choisir. Helga pousse un cri de triomphe et bondit vers l'enclos où l'on a parqué les captifs. C'est un enclos entouré d'une palissade de troncs d'arbres. Les esclaves, mains liées derrière le dos, gisent sur le sol boueux. Ils ont passé toute la nuit dehors, exposés au froid déjà mordant dans ce pays du Nord et au vent glacial qui souffle en rafales. Ils sont à peine vêtus, car le premier acte des Normands a été de dépouiller les captifs de leurs chaussures, de leurs manteaux, et même de leurs cottes1, ne leur laissant que les caleçons et la chemise. Les malheureux n'ont pas mangé depuis plusieurs jours. Affamés, transis, ils se serrent les uns contre les autres pour avoir un peu moins froid. Le Viking saute dans l'enclos, pioche dans le tas, et en tire un garçon de treize ou quatorze ans, qu'il fait lever d'un coup de pied.

1 A cette époque, les hommes ne portaient pas de veste ni de culotte, mais une cotte (sorte de tunique avec ou sans manches) et des chausses.

— Tiens, dit-il à Helga, voilà pour toi! C'est un fils de chef franc. Nous l'avons enlevé dans un château que nous avons pris d'assaut et brûlé. Sa famille doit être riche car nous avons fait un beau butin là-dedans! Helga, frémissante de joie, dévisage le captif. C'est un beau garçon à l'air fier, au visage intelligent. Des cheveux blonds, en désordre, encadrent son visage pâle, éclairé par des yeux noirs. Olaf tâte les muscles du captif.

— Tu vois, c'est un garçon solide. Il est large d'épaules et a de bons muscles. Il fera un esclave robuste. Mais si tu veux qu'il obéisse, tu feras bien de le dresser et de ne pas lui épargner le fouet! Ces Francs sont orgueilleux et difficiles à mater. Si tu n'y arrives pas, je le corrigerai moi-même, quand il faudra!

— Oh! j'y arriverai très bien! répond Helga d'un ton de défi. Le garçon la dépasse d'une tête. Mais elle se promet d'en venir à bout! L'idée d'humilier, d'asservir un fils de chef franc, d'en faire un esclave docile et soumis, la remplit d'une joie sauvage.

Le Dieu des chrétiens

Couché sur le sol de terre battue dans l'appentis où l'on garde la provision de bois de chauffage, Thierry se tourne et se retourne sans trouver le sommeil. Il a froid, dans cette espèce de hangar ouvert à tous les vents et où l'on n'aurait même pas, chez lui, mis une bête. Et en France, le plus pauvre serf2 aurait au moins eu pour dormir, une botte de paille, à défaut de lit, et une peau de mouton pour se couvrir. Thierry grelotte. Le gardien des esclaves s'est approprié sa chemise de toile, dont il a fait cadeau à son fils, et il a donné à Thierry, pour tout vêtement, une tunique d'étoffe grossière, à manches courtes.

2 Serf: au Moyen-Âge, personne qui appartenait, ainsi que ses biens, à un maître.

Thierry se met en boule pour essayer de conserver un peu de chaleur. Dans ce mouvement, il tire sur la lourde chaîne fixée à sa cheville par un anneau de fer, et l'anneau le blesse cruellement. La nuit, on l'enchaîne comme un chien, de peur qu'il ne prenne la fuite. La chaîne est fixée à l'un des poteaux qui soutient la toiture. Elle est très courte et ne laisse au captif qu'une liberté de mouvements très restreinte. Il peut à peine faire quelques pas, en tournant autour du poteau.

Thierry serre les poings. Des larmes de rage et d'humiliation jaillissent de ses yeux. Lui, un noble, le neveu du puissant comte de Hauterive, est là, enchaîné comme une bête, transi, affamé, plus mal vêtu que le plus misérable serf... Tout à l'heure, le gardien des esclaves va le faire lever à coups de pied et à coups de poing, et lui fera fendre du bois et puiser l'eau. Et si le travail ne va pas assez vite, Thierry recevra des coups de lanière. Ensuite, on lui donnera une écuelle de brouet noirâtre3, sa seule pitance pour toute la journée, et il devra se mettre à la disposition de cette fille orgueilleuse et brutale, qui le frappe quand il ne comprend pas assez vite le sens des ordres qu'elle lui jette en langue norme... À la fin, brisé de fatigue, rompu par les coups, il regagnera, l'estomac vide, le hangar glacé où le gardien des esclaves l'enchaînera pour la nuit...

3 Brouet: aliment presque liquide, sorte de ragoût grossier.

— Je voudrais mourir! crie Thierry désespérément. Oh! mon Dieu! viens à mon secours! Délivre-moi!

Il revoit la grande salle du château, éclairée par la lueur des torches, le feu qui brille gaiement dans l'immense cheminée où l'on brûle un tronc d'arbre entier, le comte et la comtesse de Hauterive, avec leurs vassaux4, assis autour de la grande table chargée de mets succulents... Il lui semble respirer l'odeur délicieuse des volailles rôties, voir défiler sous ses yeux les pièces de gibier, les pâtés à la croûte dorée que les valets en livrée apportent sur des plats d'argent... Les Normands sont venus, ont attaqué le château dont ils se sont emparés malgré une héroïque défense au cours de laquelle le comte de Hauterive a été tué. Les Normands ont massacré les serviteurs et les survivants de la garnison, pillé l'argenterie, les bijoux, les armes, et tous les objets de valeur. Puis ils ont mis le feu au château. Thierry s'est battu courageusement. Un Normand de taille gigantesque l'a abattu d'un coup violent sur la tête, en criant quelque chose en langue norme aux autres guerriers. Thierry s'est évanoui, et il est revenu à lui pour voir les Normands piller le château avant de l'incendier...

4 Vassal: personne liée à un seigneur et lui devant des services personnels.

C'est Olaf qui avait assommé Thierry, en criant à ses hommes qu'il voulait ce garçon pour lui. C'est ainsi que Thierry, dépouillé de ses armes et d'une partie de ses vêtements, s'est vu poussé, mains liées, vers les drakkars qui couvraient la Seine. Les Normands avaient épargné également les plus beaux soldats de la garnison, les serviteurs les plus robustes, dont ils voulaient faire des esclaves. Les captifs et le butin ont été partagés, répartis dans les drakkars, et la flotte normande a remonté la Seine pour continuer ailleurs ses pillages et ses massacres.

Cela a duré plusieurs mois, pendant lesquels Thierry et ses compagnons de captivité ont vécu entassés dans les drakkars, comme du bétail, à peine nourris, exposés au soleil, au froid, à la pluie. Aux premiers jours de l'automne, les drakkars chargés de butin et de captifs ont cinglé vers les pays du Nord. Bien des prisonniers sont morts en route, d'épuisement ou de maladie. Quand le drakkar d'Olaf a abordé au Danemark, Thierry était le seul survivant du château de Hauterive qui se trouvait parmi les captifs du chef. Plusieurs sont morts en route, les autres ont été distribués à des guerriers appartenant à d'autres villages.

Thierry se sent donc seul, affreusement seul. On ne lui parle que pour l'injurier, le menacer, ou lui donner des ordres. Heureux encore quand les injures et les menaces ne sont pas accompagnées de coups. Olaf a dit à sa fille: «Il faut le mener très durement au début si tu ne veux pas que ton esclave devienne insolent et refuse d'obéir. Par la suite, quand il sera définitivement maté, on pourra le traiter avec moins de dureté et lui donner davantage à manger, car ce serait dommage d'abîmer un esclave de valeur, qui peut faire beaucoup d'ouvrage!» Depuis longtemps, il a enseigné à sa fille que la pitié est un sentiment qui ne doit pas exister dans le cœur d'un Viking. La pitié, c'est un sentiment vil et méprisable, un sentiment d'esclave. Helga, du reste, n'éprouve aucune pitié pour Thierry. C'est un fils de vaincu, un esclave. Elle ne peut même pas concevoir qu'on traite un esclave ou un vaincu avec bonté. C'était une jeune païenne à l'âme farouche; les dieux qu'elle adore sont des dieux cruels, qui réclament du sang. Thierry a été pétrifié d'horreur quand il a découvert qu'on offrait à Wotan des sacrifices humains et qu'il a vu trois de ses compagnons d'esclavage tomber sous la hache du prêtre, au cours d'une fête religieuse où le Viking et ses guerriers ont offert des sacrifices aux dieux pour les remercier d'avoir protégé leur expédition.

— Je suis chez des sauvages, de vrais sauvages! s'est-il dit avec épouvante.

Et ce qui mit le comble à l'indignation qu'il éprouvait, ce fut de voir Helga regarder tranquillement la scène, sans un frisson, sans même détourner la tête.

Pourtant à la longue, il a réfléchi.

«Ces gens sont des païens, s'est-il dit, d'abominables païens. Mais moi, je connais le vrai Dieu. Je sais que Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour sauver tous les hommes, même les Normands. Puisque je suis chrétien, je dois essayer de faire connaître le vrai Dieu à ces gens-là, et leur parler de l'amour de Jésus.»

C'est difficile. C'est même terrifiant. Lui, un garçon de quatorze ans, un esclave méprisé, battu, aller dire en face à ces païens que leurs dieux sont de faux dieux... Pendant longtemps, Thierry ne s'en est pas senti le courage. Il finira à coup sûr sous la hache du prêtre de Wotan. Mais il ne redoute pas la mort. Comme tous les garçons de la noblesse à cette époque, il a reçu une éducation virile, et on lui a appris à mépriser le danger et la mort. Ce qui le terrifie, c'est l'idée des tortures qu'on peut lui infliger pour le punir d'avoir défié les dieux...

Il y a deux mois que Thierry est arrivé au Danemark. On est aux premiers jours de novembre. La neige est tombée et couvre le sol, le froid est terrible. Thierry a maintenant la permission de coucher dans un coin de la salle commune, et on ne l'enchaîne plus pour la nuit. On le considère comme définitivement maté. Pour sa nourriture, on lui jette les restes de la table du maître, comme à un chien. Thierry s'était d'abord refusé, par fierté, à manger ce qu'on lui jetait. Mais la faim a été la plus forte.

Helga l'emmène avec elle dans ses randonnées en forêt. Elle lui fait porter le gibier abattu. Depuis que le froid s'est établi, elle lui a fait donner une peau de bête pour se couvrir.

Cependant, Astrid voit d'un œil inquiet sa fille partir escortée par l'esclave.

À suivre