La fille du Roi de la mer

Première partie

«Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière; ceux qui habitaient dans le pays de l'ombre de la mort,... la lumière a resplendi sur eux!» (Ésaïe 9:2)

Le prisonnier

— Helga! Où es-tu, Helga?

Perchée sur l'une des plus hautes branches du gigantesque sapin, Helga fait la sourde oreille. En vain sa mère multiplie les appels. La fillette se contente de rire et ne répond pas.

Helga est une robuste fille de treize ans. Elle possède un charmant visage, éclairé par de grands yeux bleu-vert, couleur de la mer orageuse. Ses longs cheveux, tressés en deux nattes blondes, ont la teinte chaude des épis mûrs. Helga est ravissante, et elle le sait! Elle est très fière de sa beauté, de son intelligence, de sa force, de son courage. La modestie est une vertu chrétienne. Helga est une jeune païenne, la Fille d'un roi de la mer. Elle vit dans la région des grands marais, dans le nord du Danemark. Son père, le Viking1, est un vaillant guerrier, un marin audacieux qui gouverne lui-même son drakkar2. Chaque automne, Olaf, le père d'Helga, revient chez lui avec ses guerriers, et leur drakkar est toujours chargé de butin... Helga est fière de son père, et se désole d'être une fille. Si elle était un garçon, son père l'autoriserait bientôt, l'an prochain sans doute, à l'accompagner dans ses expéditions vers les rives de France ou celles d'Angleterre.

1 Viking signifie roi de la mer. On appelait ainsi les chefs danois et norvégiens.

2 Drakkar, embarcation utilisée par les guerriers scandinaves (on les appelait les Normands, ce qui signifie: les hommes du Nord).

Olaf aime passionnément sa fille. Il est fier de la beauté d'Helga, de son courage. Sa violence, ses instincts sauvages et batailleurs, l'amusent. Il déclare avec orgueil: «Helga est digne d'être un garçon! » Ce compliment transporte de joie la fillette.

Olaf se dit que dans un an ou deux il mariera sa fille au jeune Éric, le fils d'un puissant chef du voisinage. Helga sera la digne épouse d'un tel guerrier.

Le vent qui souffle en tempête secoue violemment le grand sapin. Helga, solidement cramponnée au tronc rugueux, s'amuse follement. Elle s'imagine qu'elle est à bord d'un drakkar secoué par l'orage, et, comme les guerriers normands, qui chantent dans la tempête, elle lance à pleine voix une chanson de mer...

Pendant ce temps, sa mère, affolée, parcourt en vain le marais, appelant Helga tout à l'entour. Mais Helga, qui s'amuse royalement, se garde bien de répondre. La plainte du vent qui mugit dans les sapins couvre la voix d'Helga, la rafale emporte sa chanson et les appels de sa mère angoissée. Soudain, un éclair fulgurant illumine le ciel noir, la foudre tombe avec fracas et frappe un arbre gigantesque qui s'abat avec un craquement sinistre. Mais Helga ne redoute rien, ni les dieux, ni les éléments déchaînés. Elle crie:

— Salut Thor, dieu de la foudre! Salut à toi, qui donnes la victoire à nos guerriers! Une heure après, alors que la mère d'Helga, ayant depuis longtemps renoncé à retrouver sa terrible fille, implore les dieux à haute voix, Helga, triomphante,    ruisselante, échevelée, ouvre brutalement la porte et pénètre dans la maison. À sa vue, sa mère jette un cri et les servantes, qui filent leurs quenouilles près de l'âtre, s'exclament toutes ensemble.

— Helga, où étais-tu, méchante enfant? s'écrie la femme du Viking. Je t'ai appelée et cherchée dans tout le marais!

Pas du tout émue par l'angoisse qui se lit sur le visage de sa mère, Helga se met à rire d'un air ironique.

— Tu pouvais toujours me chercher! J'étais perchée tout en haut du grand sapin.

— Malheureuse enfant! Tu aurais pu tomber et te tuer, ou te casser bras et jambes!

Helga esquisse un sourire méprisant.

— La fille d'un roi de la mer ne tombe pas! déclare-t-elle avec orgueil.

— J'ai cru que tu avais été tuée par la foudre, ou écrasée par la chute d'un arbre!

— La foudre a frappé un sapin à dix pas de moi, mais je n'ai pas eu peur! Je ne crains ni Thor, ni Wotan3!

3 Dieux de la mythologie scandinave

Il ne faut pas défier les dieux! dit la femme du Viking, en tremblant.

C'est une créature douce et craintive que l'audace et l'insolence de sa fille épouvantent.

— Je suis affamée, ditHelga. Qu'y a-t-il à manger?

Elle parle d'un ton impérieux. Depuis longtemps, la femme du Viking a renoncé à faire obéir cette enfant intraitable, que son père gâte déraisonnablement.

Parfois, elle lui dit:

— Quand tu seras mariée, tu seras bien obligée d'obéir à ton mari!

Mais Helga lui rit au nez.

— Ce n'est pas un mari qui me fera peur! Je saurai bien lui tenir tête!

— Il te battra, si tu refuses d'obéir!

— Eh bien, je lui rendrai les coups! Je suis de taille à me défendre!

Sa mère lève les bras au ciel.

— Qu'est-ce que j'ai fait aux dieux pour avoir une fille pareille!

Helga se met à rire et hausse les épaules.

L'automne est arrivé. Helga sait que le retour d'Olaf et de ses guerriers est imminent et elle commence à guetter, du haut d'une dune, l'apparition du drakkar de son père, ramenant le butin et les prisonniers. Quels beaux cadeaux va-t-il lui rapporter du pays des Francs? Des bijoux, sans doute, et de riches étoffes dont elle se parera. Car cette fille sauvage et garçonnière aime se faire belle.

L'année précédente, elle avait demandé des perles, et sa mère avait jeté des hauts cris.

— Des perles à une fille de ton âge! Cette petite est folle! Mais le Viking avait ri et, à l'automne, ilavait rapporté à sa fille un collier de perles.

Cette année, Helga avait demandé un esclave.

Entendu! avait promis Olaf. Je te ramènerai une belle petite fille qui fera, en grandissant, une robuste servante.

Helga s'était récriée.

C'est un garçon que je veux! Un fils de chef franc!

Pour la première fois, son père s'était fâché.

Allons, ne dis pas de bêtises! Les esclaves mâles reviennent aux guerriers. Je te ramènerai une petite fille, et si tu n'en veux pas, tant pis pour toi! Tu n'auras pas un garçon!

Helga avait fait une scène, mais son père était resté inflexible.

Un soir que la fillette guette à son poste habituel, elle voit des points sombres paraître à l'horizon. Un... deux... trois... Les points sombres grossissent, et la vue perçante d'Helga distingue bientôt trois drakkars. Folle de joie, elle s'élance vers la maison en criant:

— Les drakkars! Voilà les drakkars! Père arrive avec ses guerriers!

La femme du Viking court au village, suivie des servantes et des voisines. La nouvelle se répand d'une cabane à l'autre, et les épouses des guerriers arrivent avec leurs enfants. Mais Helga a devancé tout le monde. Debout sur la plage, elle agite le bras en signe de bienvenue. Et quand les drakkars accostent, elle est la première à s'élancer. Entrant dans la mer jusqu'à mi-jambe, elle court vers le Viking dont la haute taille domine les guerriers, et se jette dans ses bras en criant:

— Père, est-ce que tu m'as rapporté un esclave?

Olaf se met à rire.

— Tu penses encore à ça? Je croyais que tu avais oublié cette lubie! J'ai de beaux cadeaux pour toi, tu verras...

— C'est un esclave que je veux! fait Helga, boudeuse. Mais quand, dans la grande salle éclairée par la lueur des torches, le chef ouvre les coffres qui renferment sa part de butin, les yeux d'Helga se mettent à briller. Que de merveilles! De somptueuses étoffes brodées d'or et d'argent, des bijoux magnifiques, étincelants de mille feux, des armes ciselées...

— Fais ton choix, petite! dit Olaf en souriant.

Astrid, la mère d'Helga, et les servantes, font cercle et poussent des cris d'admiration à l'apparition de chaque nouvelle merveille. Que ces Francs sont donc riches! Et qu'ils sont habiles dans l'art de broder les étoffes et de ciseler les bijoux! Quel honneur pour Astrid d'être la femme d'un vaillant guerrier, d'un grand chef qui rapporte pareil butin!

Helga a déjà essayé plusieurs parures quand, soudain, ses yeux verts jettent un éclair. Elle se penche et, d'un geste vif, saisit une arme magnifique et la brandit triomphalement.

— Je prends ça! crie-t-elle.

— Ça? fit Olaf. Qu'est-ce que tu veux en faire? C'est un couteau de chasse.

— Tu crois que je ne sais pas m'en servir? s'écrie Helga. Eh bien! tu vas voir!

Passant le couteau à sa ceinture, elle bondit vers la porte, l'ouvre et disparaît dans les ténèbres.

— Helga! Helga! Où vas-tu? crie Astrid, affolée.

— À la chasse! répond la voix d'Helga qui s'éloigne.

— Reviens! fait sa mère, éperdue. Helga reviens!

Un éclat de rire est la seule réponse. On entend Helga siffler les chiens – des dogues à demi-sauvages – quelques aboiements, puis c'est le silence.

— Cette petite est folle! gémit Astrid en se tordant les bras. À la chasse!... Toute seule!... En pleine nuit!... Il faut aller à sa recherche, Olaf!

— Pas du tout! dit le Viking. Il est temps qu'Helga apprenne la différence qu'il y a entre une femme et un guerrier. Si elle se perd et erre dans la forêt toute la nuit, cela lui fera du bien! Avec les chiens, elle ne risque pas grand-chose, même si elle rencontrait un loup. Nous avons eu une rude journée en mer, mes hommes et moi. À table! Je meurs de faim!

Le festin se prolonge jusqu'à l'aube, au milieu des rires et des chansons. Les guerriers racontent leurs exploits, que les femmes écoutent avec admiration. Mais Astrid ne prête qu'une oreille distraite aux récits de son Époux. Son cœur de mère est inquiet pour sa terrible fille.

Helga reparaît à l'aube, échevelée, les vêtements en désordre, couverte de boue de la tête aux pieds, mais triomphante.

J'ai tué un élan! crie-t-elle. Les guerriers, qui somnolent, se réveillent à cette nouvelle et regardent d'un air de doute cette fille de treize ans qui se vante d'un exploit dont seul est capable un chasseur expérimenté. Olaf fixe Helga avec sévérité.

Je n'aime pas qu'une fille se vante et dise des mensonges! fait-il d'un ton rude.

Les joues d'Helga s'empourprent et son regard vert flamboie.

— Je ne mens pas! crie-t-elle outragée. J'ai tué un élan, mais je n'ai pas pu le rapporter, c'est trop lourd! Si les hommes veulent aller le chercher, il est près de l'Étang Noir, pas loin des trois chênes.

Le Viking regarde fixement Helga qui soutient fièrement son regard.

— C'est bien, dit-il enfin. Je te crois. Allons chercher la bête. Les hommes partent vers la forêt, Olaf en tête. Helga, malgré sa fatigue, les accompagne. Elle veut montrer à ces guerriers de quoi, elle, la fille du chef, est capable, leur montrer qu'elle ignore la fatigue et la crainte, et qu'elle a osé affronter une bête dangereuse; car si l'élan est habituellement un animal assez doux, il devient redoutable quand il a été poursuivi par des chiens. Plus d'un chasseur imprudent ou maladroit a été renversé et piétiné par un élan furieux, déchiré par ses cornes, avant d'avoir pu planter son couteau de chasse dans la gorge de l'animal. Deux heures après, les femmes qui guettent le retour d'Olaf et de ses hommes entendent s'élever un concert d'acclamations, au milieu desquelles retentit le nom d'Helga.

À suivre