Le Passeport (fin)

L'hiver arrive, particulièrement rigoureux. Les Martin, prisonniers de leur ferme, sont alors rejoints par Monsieur Rénatus qui, ayant terminé son voyage à travers les Etats-Unis, désire revoir ses amis avant son retour en Europe. Hélas, la famille est bientôt à cours de vivres et de combustible; routes et chemins de fer sont devenus impraticables. Néanmoins, cette épreuve est le moyen que Dieu choisit pour amener à lui Monsieur Rénatus. Alors que tout espoir semble perdu, survient le dégel...

Pour les infortunés c'était comme une rosée miraculeuse, divine réponse à la prière de la foi. Tous s'étaient précipités vers la porte à la suite de Martin; tous répétaient avec émotion: «Dieu soit loué! Le dégel!» Et finalement, la détente succédant aux heures si terribles qu'ils avaient endurées, ils tombèrent en pleurant dans les bras les uns des autres.

Jacques, sans abandonner son calme, était allé bien vite se mettre à genoux dans un coin de la pièce, disant à mi-voix:

— O Dieu! je te remercie parce que tu nous as délivrés. Tu nous as exaucés dans notre détresse, et je t'en remercie beaucoup, beaucoup! Au nom du Seigneur Jésus. Amen!

L'enfant rappelait ainsi aux grandes personnes la forme que devait prendre leur joie. Et bientôt toute la famille se trouva à genoux. Qui dira les actions de grâces et de reconnaissance qui s'élevèrent alors vers le Dieu qui seul fait des merveilles? N'est-ce pas Lui qui sauve et qui délivre tous ceux qui crient à Lui?

Chacun reprit son activité avec un nouvel entrain, avec une satisfaction instinctive et intense. On allait, on venait, on travaillait, pour compenser, par le mouvement, la chaleur du feu qui ne pouvait plus brûler tout le jour. D'ailleurs le dégel était aussi actif que le froid avait été rude. La neige eut bientôt fondu suffisamment pour permettre aux colons de se mettre à la recherche d'un abri plus confortable. Au prix d'efforts considérables, car les voies d'accès se trouvaient dans un état indescriptible, ils parvinrent jusqu'à la ville la plus proche; ils ne voulaient plus s'exposer à être séparés les uns des autres. Bien leur en prit. Le dégel n'avait pas tardé à amener les conséquences les plus désastreuses dans toute la région. Les rivières, grossies par la fonte des neiges, bouchées par les blocs de glace entassés, débordaient partout. Dans le Haut Missouri surtout, les inondations furent terribles. Des hameaux, des villages entiers disparurent, l'eau recouvrait de vastes régions. Kotteros fut atteint à son tour. Lorsque Martin et M. Rénatus s'y rendirent en chemin de fer et en canot, ils ne trouvèrent plus trace de la ferme, ni des beaux champs ensemencés avec tant de peine. Tout avait été détruit par l'élément dévastateur. Ce fut un rude coup pour le fermier. Il ne pouvait que courber la tête sous la puissante main de Dieu, mais ce fut le cœur bien gros qu'il revint auprès des siens.

— Dieu nous l'avait donné, Dieu nous l'a repris, dit-il, que Sa volonté soit faite. Mais c'est dur quand même. Tout est fini, tout est détruit. Il faudra recommencer de fond en comble. Que la main de Dieu nous dirige dans un endroit plus sûr, où nous ne serons plus exposés à de tels dangers. Plus loin dans l'Ouest peut-être. Mais... Si la nuit ne commençait à tomber, on aurait pu voir des larmes de découragement dans les yeux du pauvre homme. Il ne savait pas encore par expérience que Dieu agit toujours en amour envers les siens.

— Martin, dit M. Rénatus, avant de prendre cette grave décision, pensez à vos enfants. Ils grandiront ici sans rien apprendre. Qui les instruira même dans les choses de Dieu? Ne vaudrait-il pas mieux retourner en France? Le colon eut un sourire douloureux.

— C'est facile à dire, monsieur, dit Martin. Je connais, croyez-le, ce que la patrie a de bon, mais j'aurais tout juste de quoi faire le voyage. Une fois là-bas, je serai aussi avancé qu'il y a trois ans. Non, non, il n'y a plus de place chez nous.

— Et si je la trouvais, moi, cette place? dit M. Rénatus. Si je vous offrais, à dix minutes d'une école, une maisonnette propre et même assez jolie, au milieu d'un jardin où vous pourriez gagner votre vie et celle des vôtres, que diriez-vous?

Martin le regardait sans répondre, se demandant si une pareille proposition pouvait bien être sérieuse, tandis que les visages de sa femme et de Jacques s'éclairaient d'une manière qui ne laissait aucun doute sur leur façon de penser à ce sujet.

— Ce ne serait pas la fortune, il est vrai, ajouta M. Rénatus...

— Oh! ce serait en tout cas un vrai don de Dieu, fit Martin.

— Eh bien, voici à quoi j'ai pensé. Mon usine est située à quatre heures de Paris; c'est là que j'habite, dans une maison indépendante avec un beau jardin dont une partie est consacrée aux légumes et aux arbres fruitiers. Mon brave jardinier se fait vieux, j'ai déjà prévu qu'il faudrait lui donner un aide, et peut-être le remplacer bientôt. Si vous voulez venir vous perfectionner sous ses ordres, rien n'empêchera que vous lui succédiez l'année prochaine, quand il prendra sa retraite. Je vous le propose de grand cœur.

Martin serra avec reconnaissance la main généreuse que lui tendait son jeune ami. Jacques, radieux, disait tout bas: «Je savais bien que Dieu nous délivrerait. Ne l'a-t-il pas promis?» Quelques jours plus tard, la petite colonie se mettait en route pour l'Europe, les Martin pleins d'espoir et de reconnaissance, et M. Rénatus avec un nouveau but dans la vie.

— Sous prétexte de libre pensée, disait-il, je flottais autrefois mélancoliquement d'une incertitude à l'autre. Aujourd'hui je sais en qui je crois, et je sais aussi ce que j'ai à faire dans ce monde.

Chapitre 6

Plus de deux ans se sont écoulés. Par une belle journée d'été nous retrouvons Jacques et ses sœurs activement occupés à remplir une corbeille de fraises savoureuses. Ils travaillaient joyeusement et leurs langues ne chômaient pas plus que leurs doigts.

— Crois-tu qu'il y en aura assez, Jacques? Nous serons au moins trente.

— Sûrement, répondit Jacques. M. Rénatus a commandé toute une quantité de gâteaux. Quelle belle fête d'école du dimanche nous allons avoir!

Et les petits travailleurs, chargés de leur récolte parfumée, rentrèrent en courant à la maison où leurs parents les attendaient.

Bientôt toute la famille se mit en route pour la maisonnette, située à quelques minutes de l'usine, où se tenait l'école du dimanche. Sur le seuil, M. Rénatus et sa jeune femme leur souhaitèrent une cordiale bienvenue; puis la porte s'ouvrit. Dans un local aux murs blanchis à la chaux, une trentaine d'enfants proprement mis entouraient une personne âgée dans laquelle nous reconnaissons tante Ida; oui, tante Ida elle-même, qui a quitté Paris pour venir habiter avec son frère.

Jacques et ses sœurs se joignirent au groupe et, tous ensemble, les enfants entonnèrent leur cantique favori:

Servons tous dès notre enfance

Notre adorable Sauveur;

Il veut, dans sa grâce immense,

Nous donner le vrai bonheur.

Jésus est le meilleur Maître,

Son cœur aime les enfants;

C'est à Lui qu'on ne peut être

Ni trop tôt, ni trop longtemps.

Lorsque le chant eut cessé, M. Rénatus, visiblement ému, s'avança pour adresser quelques paroles aux enfants. Il hésita un instant, puis se tournant vers ses jeunes auditeurs, il leur demanda lequel d'entre eux pouvait lui réciter quelque verset des saintes Écritures.

Les enfants, intimidés, se regardaient les uns les autres, sans oser répondre. Enfin Jacques s'avança et, fixant ses yeux bleus sur le visage de son ami, il répéta d'une voix claire:

Jésus a dit: «Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi».

Fin