Le passeport

Jacques, Lise et Marie, accompagnés de Monsieur Rénatus, arrivent enfin à Kotteros aux Etats-Unis où ils retrouvent leurs parents. Monsieur et Madame Martin sont reconnaissants envers Dieu qui a mis au cœur de Monsieur Rénatus de prendre en charge leurs trois enfants durant la grande partie de leur voyage.

— Oh! mon bon Monsieur, comment l'auriez-vous fait, si Dieu ne vous l'avait mis à cœur? Je ne peux que le bénir de vous avoir ainsi placé sur le chemin de mes enfants.

Martin paraissait très ému lui aussi.

— J'ai appris bien des choses en Amérique, dit-il, et surtout que j'ai besoin du secours de Dieu en tout et partout. Autrefois je croyais pouvoir marcher seul, maintenant, ajouta-t-il en baissant les yeux et en hésitant un peu, ... je sais que j'ai besoin d'un Sauveur.

M. Rénatus ne répondit rien. Il se sentait embarrassé. D'ailleurs, à bien considérer le fond des choses, il se trouvait forcé de reconnaître que le passeport en question était mieux qu'une simple feuille de papier. Les paroles qu'y avait inscrites la sœur du colon n'avaient-elles pas agi sur le cœur de Mme de V. et sur le sien aussi? La conscience du jeune homme se réveillait et pourtant il était encore loin de la vérité. Quoi qu'il en soit, il s'était attaché à ses petits compagnons plus qu'il ne l'aurait cru. II allait lui en coûter de se séparer d'eux. Aussi accepta-t-il l'offre des Martin et passa-t-il plusieurs jours dans la ferme, étudiant avec intérêt la vie de colon et les cultures environnantes. Martin avait construit de ses propres mains la solide habitation où il avait passé un hiver. Le produit de la moisson avait couvert les frais de voyage des enfants. Mais il fallait travailler dur.

— Dieu nous a bénis, disait Martin. Si c'est sa volonté que nous échappions au froid, aux inondations, aux incendies, nous pourrons arriver à nous nourrir et peut-être à mettre quelque chose de côté. Mais tout est entre ses mains. Il prend soin de nous.

C'est ainsi que les prières de la veuve Vernier étaient exaucées et que, peu à peu, un travail d'âme s'était accompli chez cet homme autrefois si endurci.

M. Rénatus entendit ces choses et en fut troublé. «Partons, se dit-il, je perdrais de mon indépendance si je restais ici.» C'est ce qu'il fit.

L'hiver était venu. On n'en avait pas vu de si rigoureux à Kotteros depuis bien longtemps. Les Martin avaient fait des provisions abondantes de toutes sortes; le grand froid ne les prit donc pas au dépourvu. D'après leurs calculs, aliments et combustible devaient durer jusqu'au retour d'une saison plus sereine. Mais en février, deux colons vinrent frapper à leur porte: moins prévoyants qu'eux, ils étaient déjà au bout de leurs réserves et se trouvaient exposés à mourir de faim et de froid. M. et Mme Martin les accueillirent sans hésitation, avec leur famille, à venir partager leurs réserves. La part de chacun fut réduite, car il s'agissait d'arriver jusqu'à la fin de l'hiver, et le nombre des bouches avait au moins triplé. Mais nos amis comptaient sur le Seigneur et n'oubliaient pas de faire part de leurs biens à d'autres. N'est-il pas dit que Dieu prend plaisir à de tels sacrifices?

Puis un beau jour, un hôte inattendu se présenta à son tour. C'était M. Rénatus qui, après bien des pérégrinations, passant de nouveau dans le voisinage, venait faire une visite à ses hôtes de l'été précédent. Pendant cinq mois il avait vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses, mais avant de rentrer dans son pays, il tenait à retrouver les seules personnes auxquelles il était attaché dans ce pays immense, et en particulier le petit garçon qui avait si bien su gagner son cœur.

L'hiver se faisait plus dur, la neige tombait en abondance.

M. Rénatus était sur le point de quitter ses amis; mais au jour fixé, M. Martin lui déclara que la neige empêchait la marche des trains. Cela devait durer longtemps. La tempête allait croissant, il neigeait à ensevelir une ville. Les colons déblayaient avec ardeur; partout autour de la maison s'élevaient des montagnes blanches qu'un froid de plus en plus intense transforma en quelques heures en énormes remparts de glace. La ferme se trouvait changée en prison.

Les jours s'écoulaient assez tristement. Malgré les feux ardents entretenus jour et nuit, on ne parvenait plus à se réchauffer. Les provisions semblaient devoir suffire à la condition qu'on les utilise avec économie, et que cette situation ne se prolonge pas au-delà de certaines limites. Mais le bois nécessaire au chauffage touchait à sa fin. Une fois épuisé, que devenir? Aucun espoir de secours dans le voisinage; on ne savait même pas si les autres colons étaient toujours en vie.

Mais si les perspectives extérieures étaient peu rassurantes, Martin et sa femme ne perdaient pas courage pour autant. L'épreuve, au lieu de les abattre, semblait au contraire fortifier leur foi et leur confiance en Dieu. Ils étaient très ignorants encore, de véritables «petits enfants» pour ce qui concerne l'expérience chrétienne, mais ils avaient la conviction inébranlable que leur Père céleste interviendrait en leur faveur quand son moment à lui serait venu.

Mais un jour, M. Rénatus demanda à Martin:

— Voyons! Combien de jours pouvons-nous encore nous chauffer?

Et le colon répondit d'une voix grave:

— Un seul. Que Dieu nous soit en aide. Demain, il faudra délibérer.

Le lendemain, le vent soufflait, plus glacial que jamais. Les quatre hommes décidèrent de se rendre, au prix de n'importe quel effort, jusqu'à l'une des maisons abandonnées et de la démolir pour alimenter le feu. Mais avant de partir, ils se mirent à genoux avec leurs familles et jamais M. Rénatus ne put oublier les ardentes prières qui montèrent à ce moment-là devant le trône de Dieu. Pour la première fois de sa vie, le jeune homme sentit que la prière était une réalité et, du fond de son cœur déchiré par l'angoisse, un cri monta vers le ciel: «O Dieu! aie pitié! Sauve-nous et que j'apprenne à te connaître...»

Les hommes se mirent en route. Il fallait d'abord se frayer un chemin et avec quelle peine! Ils revinrent à la tombée de la nuit ayant à peine commencé. Mais en attendant que le passage soit ouvert, il n'y avait plus une seule bûche dans la ferme. Il fallut brûler tous les objets en bois dont on pouvait se passer: caisses, armoires, planches en excellent état, tout cela fut coupé et disparut dans le feu en quelques heures.

Le lendemain soir, les courageux ouvriers revinrent avec le combustible si nécessaire. Jour après jour, ils refirent le même trajet, jusqu'à ce que, bûche par bûche, les deux petites maisons voisines eussent passé dans les poêles des Martin. Lorsque tout fut brûlé, le froid se fit plus intense encore.

On déblaya alors le chemin qui conduisait à la voie ferrée. On emporta les traverses que l'on put atteindre, mais les heures étaient longues et la lutte inégale. Tout espoir de salut semblait perdu. Mme Martin tenait ses fillettes dans ses bras et priait tout bas. Son mari abattait une poutre dont la chute faisait trembler toute la maison, en se disant: «Après celle-ci, plus rien! «

Mme Martin tendit la main à M. Rénatus en lui disant:

— Pardonnez-nous si, involontairement, nous avons été la cause de votre malheur.

Le jeune homme répondit avec sérieux:

— Vous vous trompez, Madame Martin. Même si je devais mourir demain, je peux vous affirmer aujourd'hui que Dieu m'a conduit ici pour mon bonheur, car mon âme vaut plus que mon corps, et la vie éternelle plus que celle d'ici-bas.

«Je te délivrerai et tu me glorifieras», murmura Jacques en s'endormant. Que de fois déjà n'avait-il pas rappelé ce verset à sa mère et à leurs compagnons?

— Ce cher enfant, s'écria M. Rénatus avec émotion, c'est de lui que le Seigneur s'est servi pour m'amener à ses pieds. Jamais je ne pourrai lui prouver ma reconnaissance et mon affection. Mme Martin répondit avec émotion:

— Jésus a dit: Ce que vous aurez fait à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi-même.

Le lendemain matin, on alluma le dernier feu.

— Seigneur, viens à notre aide! murmuraient toutes les voix. À l'agitation des jours précédents avait succédé le silence qui accompagne toutes les attentes solennelles. Assis très près les uns des autres, les pauvres gens n'échangeaient que de rares paroles, pleines de douceur et de bienveillance. Ils cherchaient encore à s'encourager les uns les autres, mais certes on pouvait bien dire du petit groupe, perdu dans la solitude glacée, qu'ils espéraient contre toute espérance.

Soudain, un bruit singulier, une sorte de craquement les fit tressaillir et ramena en une seconde un peu d'animation sur ces pâles visages.

Martin s'élança vers la porte, l'ouvrit et un cri de joie lui échappa:

— Le dégel! Dieu soit loué! En effet, Dieu était intervenu en faveur de ceux qui s'attendaient à sa bonté. Le vent avait tourné. Il soufflait maintenant du midi, apportant avec lui le salut. Sous l'influence de l'air relativement tiède, la couche de glace commençait à fondre, et, de toutes parts, on entendait le bruit des gouttes tombant une à une.

À suivre