Le passeport

Jacques, Lise et Marie sont en route pour les Etats-Unis où ils devraient retrouver leurs parents. Arrivés à Paris, ils passent la nuit chez leur bonne Tante Ida, la sœur de Monsieur Martin, qui leur confie un «passeport au nom de Dieu»: il s'agit d'un Nouveau Testament dans lequel elle inscrit quelques mots à l'attention de ceux qui pourront se trouver sur leur chemin et les aider. Le lendemain, les trois enfants embarquent sur le «France» qui les conduira de l'autre côté de l'Atlantique.

Un voyageur les remarque, engage la conversation avec eux et Jacques lui montre son passeport…

Rénatus fronça les sourcils, vivement surpris.

— C'est absurde! s'écria-t-il, en reprenant le chemin inverse. Mais la cloche du dîner ayant sonné, il entra dans la salle à manger et s'assit auprès du capitaine. Aussitôt il le questionna sur ce qui le préoccupait.

— Je ne connais pas tous les passagers de l'entrepont, répondit celui-ci, mais je peux vous satisfaire en ce qui concerne ces enfants. On me les a amenés à bord avec leur petit bagage, en me priant d'avoir l'œil sur eux. Il est bien vrai qu'ils se rendent dans le Far West sans aucune escorte.

— La recommandation qui vous a été adressée, dit Rénatus, sera sans doute plus réelle que celle qu'ils portent sur eux. Figurez-vous, Messieurs, dit-il en se tournant vers ses autres voisins, que ces enfants possèdent une espèce de passeport au nom du Christ. Il est vraiment curieux de voir jusqu'où peut aller, de nos jours, la naïveté humaine. C'est Dieu qui nous accompagne, m'a dit le petit garçon avec une complète assurance.

— Il y a pourtant quelque chose de très beau dans cette foi enfantine, fit observer une dame, même si elle est un simple effet de l'imagination.

— Êtes-vous bien sûr que cette protection divine soit une pure création de l'imagination, dit une personne d'un certain âge avec beaucoup de sérieux, et que cette foi, dont vous vous moquez, ne repose pas sur une réalité?

— Ne discutons pas, Madame, répondit Rénatus, vos convictions et les miennes sont bien différentes et une intervention visible de ce que vous appelez la Providence me semble fort improbable pour ce qui concerne les trois petits voyageurs.

On se levait de table et les groupes se séparèrent.

Le lendemain matin, la dame âgée, Mme de V., se fit conduire au milieu des émigrants. Elle voulait voir les enfants dont on avait parlé la veille. Elle fut effrayée de la pâleur de leurs petits visages. Elle demanda à Jacques de voir son Nouveau Testament et lisait avec émotion l'inscription de tante Ida, lorsqu'elle vit paraître à l'entrée de l'entrepont un jeune homme assez contrarié de l'y rencontrer. C'était Rénatus. Mme de V. lui expliqua qu'elle avait décidé de faire installer dans sa cabine deux hamacs pour les fillettes.

— Je crains seulement, ajouta-t-elle, qu'elles ne souffrent d'être séparées de leur frère.

— Le pauvre enfant, dit Rénatus, n'aurait pas moins besoin que ses sœurs d'air pur et de nourriture substantielle.

Mme de V. sourit:

— Sans doute, mais impossible pour moi de les prendre tous les trois.

— Je comprends! dit-il.

Comment ne pas suivre votre bon exemple? Ma cabine ne contient qu'une couchette, mais il y aurait moyen d'en installer une autre au-dessus de la mienne. Le petit homme ne sera pas gênant. Je vais m'en occuper.

Ainsi fut fait. Dieu, qui incline les cœurs, avait ainsi préparé pour les trois enfants des ressources inattendues. Jacques comprenait la bonté qu'on leur témoignait et en était reconnaissant. Rénatus cependant se sentit quelque peu irrité lorsque, dès le premier soir, Jacques s'agenouilla devant sa couchette pour prier. L'enfant avait l'habitude de parler à haute voix, comme il l'aurait fait à un ami tout proche et, après avoir recommandé à Dieu ses parents et ses sœurs, il ajouta ces mots: «Seigneur Jésus, je te remercie pour tout ce que tu fais pour nous et de ce que tu nous as fait trouver Monsieur Rénatus et la bonne dame. Bénis-les pour l'amour de ton nom. Amen».

Le jeune homme quitta précipitamment la cabine. Il se sentait mal à l'aise et pourtant son cœur était ému.

Ce fut un plaisir de voir avec quelle rapidité les petits voyageurs se rétablirent. Le beau temps, l'exercice continuel sur le pont, la brise vivifiante, des soins affectueux, avaient fait d'eux de tout autres enfants.

Chapitre 5

Le France avait jeté l'ancre dans le port de New York. Nos petits amis observaient avec étonnement le mouvement considérable qui se produisait autour du bateau. Mme de V. causait avec M. Rénatus d'une façon fort animée.

— Soyez sans aucune inquiétude, Madame, disait ce dernier. Je vais, cela va sans dire, m'occuper de ces enfants jusqu'à ce que je les aie remis entre de bonnes mains.

Du cœur de la vieille chrétienne qui avait beaucoup prié pour ses petits protégés, s'élevèrent de silencieuses actions de grâces. Le Seigneur ne répond-il pas toujours bien au-delà de tout ce que nous pourrions demander ou penser?

— Vous me faites là une vraie faveur, Monsieur, dit-elle. Ces pauvres enfants m'intéressent tant que j'aurais volontiers changé mon itinéraire pour les accompagner, mais si vous voulez bien vous en charger, vous m'enlevez un vrai souci.

— Et c'est ainsi que M. Rénatus se trouva, sans le savoir, être un instrument entre les mains de Dieu pour veiller sur trois de ces petits que le Seigneur aime.

Nous ne nous étendrons pas sur le voyage du père de famille improvisé. Chose étrange, le jeune homme froid et mondain sentait pour la première fois son cœur se réveiller. N'est-il pas dit que le Seigneur tient le cœur des hommes entre ses mains et qu'il les incline comme des ruisseaux d'eau?

Ainsi nous retrouvons M. Rénatus et ses petits compagnons roulant encore après bien des jours de voyage, à travers des régions peuplées et des champs admirablement cultivés; puis villes et villages se firent rares, les forêts disparurent, la terre devint moins fertile, la prairie sans limite s'étendait des deux côtés de la voie ferrée. Le train s'arrêtait à peine aux stations d'aspect misérable. Enfin, il atteignit Kotteros.

— Nous voici arrivés! dit M. Rénatus en faisant descendre les enfants.

Il chercha partout des yeux les parents qui devaient se trouver là. Personne.

M. Rénatus s'adressa au garde-barrière

— Est-ce loin jusque chez le colon Martin?

— Une heure seulement.

Ah! ce sont là les enfants qu'ils attendent depuis si longtemps. Je suis chargé de les leur conduire.

— Ne peut-on pas se procurer ici des chevaux ou un véhicule quelconque?

Non, mais Martin a tout cela chez lui. J'irai les chercher, s'il le faut. Autrement... la route n'est pas mauvaise...

M. Rénatus n'était pas content.

Les deux aînés marcheront bien, hasarda l'homme.

— Bon, mais ces bagages? Faudra-t-il les porter sur le dos?

— Oh! non, Monsieur. Martin les fera chercher.

— En avant donc! Fit notre voyageur.

Et la petite caravane se mit en marche. Jacques et Lise en tête, les deux hommes portant à tour de rôle la petite Marie. Au bout d'une heure et demie ils arrivèrent en vue d'une maison de bois d'assez belle apparence. Encore quelques pas et ils en franchissaient le seuil, au moment même où le soleil se couchait. C'était bien la demeure des Martin. Ainsi Dieu avait conduit les petits voyageurs au port qu'ils désiraient. Il avait entendu les prières de tante Ida dans le lointain Paris et avait veillé sur les trois enfants avec une sollicitude paternelle. Nous ne décrirons pas l'émotion des parents en voyant les petits pèlerins qui arrivaient ainsi à destination. Les deux ainés s'étaient précipités tout joyeux dans leurs bras; la petite Marie, un peu effrayée, cherchait à comprendre comment ces étrangers pouvaient bien être «papa et maman» dont Jacques lui avait tant parlé. Enfin on eut le temps de s'occuper de M. Rénatus.

— Vous avez peut-être l'intention de vous établir aussi dans le pays?

— Comment! moi! Mais pas le moins du monde. Je voyage pour mon plaisir, et je vous amène vos enfants qui auraient pu périr cent fois en route.

Ici, Jacques poussa une exclamation.

— non, s'écria-t-il, nous avions notre passeport; tante Ida nous l'a donné à Paris.

Vraiment? Demanda Martin; de quoi s'agit-il?

— Le passeport en question ne leur a pas servi à grand-chose! fit observer le jeune homme.

Montre-le-moi! dit la mère. Et Jacques alla chercher dans la poche de sa veste le petit livre que nous savons. Martin le prit et le secoua sans en rien faire tomber.

— Où est-il donc?

— Tante l'a écrit sur le premier feuillet.

Martin ouvrit le Nouveau Testament et lut lentement et d'une voix distincte: «Allant de S. (Jura) à Kotteros, Dakota (Amérique du Nord), rejoindre leurs parents. Christ dit: «Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi-même.»

Il y eut un silence solennel. Jacques le rompit timidement:

— Tante m'avait recommandé de le montrer à toutes les personnes qui me parleraient.

— demanda sa mère.

— Oui, au commencement, au Havre et sur le bateau. La bonne dame l'a lu, M. Rénatus aussi. Dès lors il s'est toujours occupé de nous.

Mme Martin, profondément émue, saisit les mains du jeune homme:

— Oh! cher monsieur, comment pouvons-nous vous remercier? Vous avez été le messager que Dieu a chargé de veiller sur nos chéris, celui qu'il a envoyé pour les amener sains et saufs!

— Envoyé? chargé? répétait M. Rénatus, mais en aucune façon! Je n'ai fait que ce que tout honnête homme aurait fait à ma place.

À suivre