Le passeport

Monsieur et Madame Martin décident de se rendre aux Etats-Unis, en vue d'y faire fortune. Ils confient leurs trois enfants à la garde de la grand-maman maternelle. Après dix-huit mois de vie paisible, la grand-mère décède. Les trois enfants doivent alors entreprendre tout seuls le long voyage qui les conduira en Amérique, où ils rejoindront leurs parents. Nous les retrouvons installés dans un fiacre qui parcourt les rues de Paris...

— Que d'étoiles là-bas! s'exclama l'enfant ravie: regarde, Jacques, regarde! Et le petit garçon regardait, plus impressionné encore par la foule grouillante qui l'entourait et au milieu de laquelle il se sentait si seul.

— Encore des étoiles, s'écria de nouveau la petite Marie. Et cette fois, il vit de vraies étoiles scintillant dans le ciel. Alors Jacques pensa qu'il avait là-haut un bon et tendre Père dont l'amour reste toujours le même. Sa grand-mère lui avait souvent dit: «Dieu est toujours près de toi. Il sera partout où tu iras». Dieu se trouvait donc à Paris comme ailleurs, et son œil veillait sur les trois petits pèlerins.

Et la voiture roulait toujours... Les enfants se sentaient bien fatigués lorsqu'après plus d'une heure elle s'arrêta devant une grande maison.

— C'est ici, dit le cocher.

— La bonne tante Ida fut passablement effrayée en voyant ces trois petits hôtes inattendus faire irruption dans son appartement. Elle vivait là depuis de nombreuses années, gagnant son pain quotidien par son travail de couturière. Une seule chambre et une petite cuisine lui suffisaient. Et maintenant que faire? Mais tante Ida cachait un grand cœur sous des dehors très modestes. Elle eut beaucoup de peine à admettre que ces trois petits enfants soient en route pour l'Amérique. Il fallut, pour la convaincre, que Jacques lui montre la lettre de son père. Tante Ida la lut avec une indignation qu'elle chercha pourtant à cacher devant ses neveux et nièces. Cela ne l'empêcha pas de préparer un repas pour les voyageurs et de les installer pour la nuit dans son unique chambre. Une fois les fillettes couchées et endormies dans le grand lit de la tante, celle-ci put échanger quelques mots avec Jacques.

— - Mon cher enfant, je ne savais absolument rien de votre arrivée. Que seriez-vous devenus si j'avais été absente? Il m'arrive quelquefois de passer deux ou trois jours chez des clientes qui habitent hors de Paris. Le petit garçon leva vers sa tante ses yeux candides, lourds de fatigue et de sommeil.

— Je suis sûr que le Seigneur a tout arrangé, tante. Lui savait que nous arrivions aujourd'hui.

— Tu as raison, mon chéri, dit tante Ida, en l'embrassant. C'est lui qui a tout arrangé.

Ida Martin était une femme pieuse et tranquille, qui savait ce que c'est que d'avoir affaire avec le Seigneur Jésus à chaque instant de la journée. Elle lui parlait tout en cousant ou en s'occupant de son petit ménage. Il était pour elle l'Ami fidèle, auquel elle apportait joie et soucis. Il était aussi son Seigneur, celui qu'elle cherchait à honorer et à glorifier dans tous les détails de sa vie. La parole de Dieu lui était chère et les pages usées du vieux livre disaient assez où tante Ida puisait la nourriture dont son âme avait besoin.

Les petits eurent vite fait de gagner son cœur, où un violent combat se livra au sujet du voyage qu'ils allaient entreprendre. Elle savait que Dieu veillerait sur eux et pourtant elle hésitait. Qui d'entre nous la blâmerait? Cependant elle ne pouvait ni ne devait les retenir. Son travail ne pouvait suffire à les élever et d'ailleurs les billets étaient pris d'avance au Havre.

— Si seulement j'avais quelqu'un à qui je puisse vous recommander! dit-elle un soir à Jacques.

— Mais le Seigneur ne peut-il pas le faire? répondit le petit garçon, avec sa confiance habituelle. Comme un trait de lumière, ces paroles pénétrèrent dans le cœur de la pieuse femme. Elle vit sa route clairement tracée devant elle et son âme s'éleva vers Dieu dans une prière silencieuse. Elle s'humiliait d'avoir manqué de confiance et rendait grâce pour l'issue qu'il lui faisait entrevoir.

Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir en écrivant à une connaissance qui habitait au Havre, pour la prier de s'occuper des enfants à l'arrivée du train et de les conduire au bateau. Mais après? «Là où s'arrête la puissance des hommes, celle d'en haut commence à agir, se dit tante Ida ce soir-là. Ce que je ne peux pas faire pour ces chers enfants qui donnent là, si paisibles, insouciants de tous les dangers au-devant desquels ils vont, le Seigneur le fera lui-même.»

Cette nuit-là, une inspiration lui vint. Le Seigneur du ciel et de la terre pouvait faire respecter les petits voyageurs par une seule parole qui était en même temps une promesse riche de récompense. Tante Ida se leva, alla prendre dans une armoire un petit Nouveau Testament et inscrivit à la première page les noms des trois enfants en ajoutant au-dessous:

«Allant de S. (Jura) à Kotteros, Dakota (Amérique du Nord), rejoindre leurs parents.» Puis, plus bas, elle écrivit d'une main ferme: «Christ a dit: Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi-même».

Le lendemain matin, tout était prêt pour le départ. Lise et Marie auraient bien préféré rester auprès de leur bonne tante, au grand déplaisir de Jacques qui répétait d'un air indigné:

Mais puisque papa et maman ont écrit que nous devions aller en Amérique, nous ne pouvons rester à Paris. Argument sans réplique.

Au dernier moment, tante Ida prit à part son petit Jacques et lui donna le Nouveau Testament.

Écoute-moi bien, mon chéri, dit-elle avec tendresse. Mets ce livre dans ta poche. C'est le Livre de Dieu. Lis-en chaque jour quelques versets et demande au Seigneur de t'expliquer ce que tu ne comprendras pas. Si tu te trouves dans l'embarras, dans une gare ou ailleurs, si quelqu'un te questionne sur le bateau ou en Amérique, montre chaque fois ce que j'ai écrit sur la première feuille. Dieu mettra toujours sur votre chemin quelque bonne âme qui prendra garde à ces paroles et vous viendra en aide pour l'amour de Celui qui les a dites. Souviens-toi de ce que je te recommande ici. Me le promets-tu?

Jacques avait levé vers sa tante ses grands yeux honnêtes.

— Oui, tante, je le ferai. Mais, dis-moi, qu'as-tu donc écrit?

— Un passeport au nom de Dieu, répondit solennellement tante Ida.

Chapitre 4

Un bateau immense, sur l'avant duquel on lisait: France, fendait les vagues de l'Atlantique. Après avoir essuyé dans la Manche une tempête de vent et de pluie, il retrouvait un peu de soleil pour sécher son pont et y attirer les passagers ennuyés de leur captivité forcée. Le confort des cabines, le luxe des salons ne valaient pas ce bon air frais et vivifiant qu'ils aspiraient maintenant à pleins poumons.

Un jeune homme, appuyé à une balustrade de fer, observait depuis longtemps ce qui se passait dans l'entrepont. Là se trouvaient entassés de nombreux passagers, pour la plupart des émigrants, condamnés à passer tout le temps de la traversée dans un espace restreint. Le passage de la Manche avait mis ces pauvres gens à une rude épreuve. On le voyait à leurs figures pâles et à leurs airs amaigris. Quelques-uns avaient juste assez de force pour venir respirer un peu d'air frais à l'extérieur. Max Rénatus étudiait avec un singulier intérêt ces pauvres visages, et sa curiosité, toute sympathique du reste, se concentrait depuis un moment sur trois enfants que nous n'aurons pas de peine à reconnaître.

Un petit garçon d'environ neuf ans, très pâle, encore tout chancelant des effets du mal de mer, montait péniblement l'escalier assez semblable à une échelle, qui conduisait au pont inférieur. Il portait sur son dos une enfant de trois ans qui se cramponnait désespérément à son cou. Arrivé en haut, il se mit à la recherche d'un endroit sec où il pût déposer son fardeau. Il alla jusqu'au bout du pont où les ancres reposaient avec leurs chaînes près du cabestan – une sorte de treuil – ainsi qu'un tas de cordages roulés et quelques morceaux de toile à voiles. Il en fit une espèce de couchette où il installa sa petite sœur. Ensuite il retourna aussi vite que possible chercher l'autre fillette qu'il amena par la main auprès de l'enfant déjà endormie dans son petit nid improvisé.

Rénatus ne pouvait détacher ses yeux du groupe qui le captivait. Il observait de quelle façon intelligente et tendre Jacques s'appliquait à préserver ses sœurs, tantôt de la brise, tantôt des rayons du soleil. Le jeune homme quitta enfin son poste et vint rejoindre les enfants.

— Ces fillettes sont tes sœurs, n'est-ce pas, mon petit homme? lui demanda-t-il.

— Oui, Monsieur.

— Et où sont tes parents?

— En Amérique.

— Ah! Avec qui voyagez-vous, alors?

— Nous sommes tous les trois seuls.

— Tu ne veux pas dire que vous faites le voyage tout seuls? Qui donc vous accompagne?

— C'est Dieu, Monsieur.

— Tu dis des bêtises, mon enfant; dis-moi qui s'occupe de vous ici, qui est chargé de vous surveiller?

Le petit garçon ne répondit pas. Il tira son Nouveau Testament de sa poche et en montra la première page à l'étranger. Nous savons ce qu'il y lut.

À suivre