«Le récit de l'étranger» (Fin)

Le narrateur: lors d'un voyage, se sentit attiré par un homme rencontré près d'une tombe. Après avoir conversé et s'être découverts l'un l'autre comme chrétiens, l'homme proposa de raconter l'histoire de son ami qui reposait dans ce cimetière. Il s'agissait d'un boulanger, autrefois incrédule, qui avait été amené à Dieu par le moyen d'un cousin prédicateur.

Ayant interrompu un instant son récit, l'étranger reprit:

— Quel effet pensez-vous que fit cette conversion sur les gens du village? Notre Seigneur Jésus Christ a dit à ses disciples: «Je ne suis pas venu mettre la paix [sur la terre], mais l'épée» (Matthieu 10:34). La vérité de ces paroles a été démontrée à cette occasion. Mais par la grâce de Dieu, le boulanger a rendu un témoignage clair et puissant vis-à-vis de son entourage. Deux camps n'ont pas tardé à se former; c'était comme si une épée avait partagé les villageois. Il y avait déjà quelques croyants dans le village. Lorsque ceux-ci furent témoins de la conversion remarquable du boulanger, ils se joignirent à lui; et d'autres suivirent leur exemple. Voyant cela, la plupart des habitants branlaient la tête et se détournaient de celui qui, jusqu'ici, avait été si estimé. Ils devinrent même ses ennemis déclarés. Le propriétaire de «l'Aigle noir» était au nombre de ces derniers. Il n'y avait là rien de bien surprenant, car il venait non seulement de perdre un client, mais il s'apercevait de plus avec dépit que son auberge se vidait de jour en jour.

Le boulanger commença à tenir chez lui une école du dimanche, et le soir, une réunion d'étude biblique. De temps en temps, son cousin venait donner des réunions d'évangélisation; et ces soirs-là l'auberge de «l'Aigle noir» était à peu près déserte.

Pour mettre fin à cet enthousiasme, l'aubergiste mit au point un plan qu'il ne tarda pas à exécuter.

Le boulanger avait un excellent employé nommé Frédéric. C'était un garçon intelligent, travailleur et de bon caractère. Le boulanger, qui n'avait pas de fils, espérait qu'il deviendrait un jour son associé ou son successeur. Frédéric vivait chez sa mère, dans la maison voisine qui appartenait à l'aubergiste. La mère était veuve, et on la connaissait comme une personne avare et envieuse.

Un jour, le propriétaire lui rendit visite, soi-disant pour examiner l'état d'entretien de l'immeuble. Après avoir parcouru l'appartement, il dit à la veuve qu'il avait l'intention d'installer une boulangerie dans la maison et qu'il désirait que Frédéric en soit le gérant.

— S'il ne veut pas accepter, dit-il, j'ai déjà quelqu'un d'autre en vue. Réfléchissez-y!

Le soir venu: la mère raconta tout à Frédéric. Celui-ci ne voulut pas en entendre parler. Mais la mère, qui demeurait là depuis trente ans déjà, craignait de devoir quitter la maison. De plus, elle était séduite à la pensée de voir son fils faire de bonnes affaires. Elle insista tellement que, finalement, il accepta, quoique bien à contrecœur, par égard pour son patron qu'il aimait beaucoup.

Le lendemain matin, il alla trouver le propriétaire qui lui offrit l'argent nécessaire, et l'affaire fut conclue. L'installation se fit sans tarder, et quelques semaines plus tard, Frédéric quittait son patron pour devenir son concurrent!

Pour le boulanger, un temps d'épreuves commençait. Cette nouvelle boulangerie n'était pas du tout nécessaire. Mais Frédéric, soutenu par l'aubergiste, prit petit à petit le dessus sur son ancien patron: sa clientèle augmentait, à tel point que le boulanger dut fermer son magasin et se résigner à devenir domestique chez son fournisseur, le meunier du village.

L'ennemi paraissait triompher et les souhaits de l'aubergiste se réalisaient. Dans la nouvelle demeure du boulanger, la place manquait pour tenir des réunions et les habitués de «l'Aigle noir» augmentaient de nouveau.

Mais l'amour est ingénieux. Quand c'était soir de réunion, le boulanger sortait ses meubles d'une chambre et les entassaient dans une autre. Il mettait à la place des bancs étroits et ainsi les rencontres purent continuer. Les enfants reprirent le chemin de l'école du dimanche, et les adultes celui du nouveau local; et tous écoutaient avec une grande attention la lecture et la méditation de la parole de Dieu.

Un certain temps s'écoula ainsi. Mais Dieu, le Tout-Puissant, connaissant tout ce qui avait eu lieu, intervint en châtiment: une grave épidémie se répandit au village et dans les environs. Le nombre des malades était très élevé et beaucoup décédèrent. «L'Aigle noir» était à peu près désert.

Frédéric et son employé furent tous les deux atteints. La jeune femme du boulanger et sa mère ne pouvaient faire face à la situation et il était question de fermer la boulangerie.

Mais un soir quelqu'un entra et cette visite bouleversa toute la famille: c'était l'ancien patron de Frédéric qui venait s'informer de l'état des malades et offrir ses services en attendant leur rétablissement!

— Comment! s'écria la mère âgée, vous êtes aussi bon que cela! et des larmes se mirent à couler le long de ses joues ridées. Nous ne méritons pourtant pas le moindre service de votre part! Mais nous sommes bien misérables, presque tous malades et oubliés de chacun.

— Oh! non, répondit le boulanger; Dieu ne vous a pas oubliés, il m'a même envoyé au bon moment. Puis-je rendre visite à vos malades?

On le conduisit dans la chambre voisine. Frédéric, quoique très faible, avait tout entendu et il ne savait comment exprimer sa reconnaissance.

— Dieu vous récompensera, dit-il; faites ici comme si vous étiez chez vous.

— C'est très bien, répondit le boulanger. Demain, ma femme, ma fille et moi, nous nous occuperons de votre boulangerie.

Le meunier fut tout à fait d'accord de donner un congé à son employé, car de cette façon sa clientèle se maintenait. Le pain se vendit comme d'habitude, et des jours et des semaines passèrent. Les livres de comptes furent bien tenus, la caisse aussi. Quand Frédéric put reprendre son travail, il demanda à son ancien patron ce qu'il lui devait pour toutes ses peines et son dévouement.

— Rien, dit-il, tu verras dans le livre de caisse que j'ai prélevé le salaire que j'aurais eu chez le meunier. D'autre part, c'est avec plaisir que je t'ai rendu ce service. Que Dieu te bénisse, ainsi que ta famille et qu'il vous préserve d'autres épreuves!

Frédéric était tellement touché qu'il ne put dire un mot, et lorsqu'il essaya de parler, son ancien patron était déjà sorti.

Le lendemain, Frédéric alla trouver son propriétaire pour lui raconter ce qui s'était passé. Celui-ci n'en fut pas peu étonné!

— C'est un noble cœur, dit-il enfin.

— En effet, dit le jeune homme, et c'est lui que nous avons tellement maltraité. Si j'étais mort à la suite de ma maladie, j'aurais été perdu pour toujours. Mais Dieu a eu pitié de moi, il m'a donné le temps de me convertir et il m'aidera aussi à rendre justice à mon ancien patron envers lequel je me suis conduit si indignement. Le souvenir du passé était tellement douloureux pour le pauvre homme qu'il tomba comme épuisé sur une chaise; il se couvrit le visage de ses mains et pleura amèrement.

L'aubergiste restait muet, ne sachant que penser. Après un long silence il répondit:

— Avait-il besoin de mettre tout le village sens dessus dessous par ses chants et ses prières? Autrefois nous étions bons amis.

— Oui, dit le jeune boulanger, tant que votre auberge se remplissait, devriez-vous ajouter. Mais c'était bien le moment qu'un réveil se produise dans notre village. Si nous avions été attentifs, Dieu nous aurait peut-être épargné les épreuves. Nous aurions dû nous humilier; mais vous aviez peur pour votre bourse.

L'hôtelier se mordait les lèvres de rage et il répondit d'un ton menaçant:

— Frédéric, sais-tu à qui tu parles?

— Je le sais, dit-il, mais je peux faire face à tout et je tiens à redevenir l'employé du boulanger, comme auparavant.

— Quoi! cria l'aubergiste hors de lui. Mais il ne put rien dire de plus: un grand combat se livrait en lui; sa conscience était enfin atteinte.

Quelques jours plus tard, on pouvait voir dans une rue obscure, derrière la porte de l'humble local des réunions, deux hommes qui, au premier abord, ne se reconnurent pas, tant ils étaient captivés par la prédication de l'Évangile qu'ils entendaient. C'étaient le jeune boulanger et l'aubergiste. Au bout d'un moment, ils entrèrent ensemble et, ce soir même, il y eut de la joie dans le ciel pour deux pécheurs qui vinrent à repentance.

Peu de temps après, l'hôtelier ferma son auberge, vendit sa maison et bâtit à l'extrémité du village un beau local pour des réunions.

Il y a de cela plusieurs années. Le boulanger fut toujours un fidèle serviteur de Dieu et il est maintenant entré dans la joie de son Seigneur, au ciel.

C'est ainsi que l'étranger termina son récit, et il ajouta:

— Vous comprenez maintenant pourquoi je disais que c'était un homme bon, oui, même très bon. On peut bien dire que «la mémoire du juste est en bénédiction.» (Proverbes 10:7).

Nous nous sommes levés et avons marché ensemble jusqu'à la sortie du cimetière. Lorsqu'il fut sur le point de me quitter, je lui ai demandé son nom. En me serrant vivement la main, il me dit:

— Mon nom est Gaspard S., mais je suis davantage connu comme «l'aubergiste de l'Aigle noir».

Avant que j'aie pu exprimer mon étonnement, il m'avait tourné le dos et s'acheminait du côté du village...

Je l'ai suivi du regard en me disant:

— Lui aussi est du nombre des «bons». Nous nous retrouverons au ciel.

Et toi, cher lecteur, t'y retrouverons-nous aussi?

Fin