Le récit de l'étranger

Au cours d'un voyage, mon chemin me conduisit près d'un cimetière dont les magnifiques allées attirèrent mon attention. J'y entrai pour me reposer un moment, lorsque je remarquai, près d'une tombe, un homme qui me paraissait perdu dans ses pensées. Cet étranger était grand, large d'épaules et avait le visage rouge de celui qui est habitué à l'alcool; mais son sérieux écartait cette supposition. J'eus le désir de faire sa connaissance et m'approchai de lui.

— Il est probable que je ne me trompe pas, lui dis-je, en supposant que cette tombe renferme quelqu'un que vous avez beaucoup aimé.

— Vous avez raison, me répondit-il avec sympathie, ici repose un homme avec lequel j'étais étroitement lié, un homme bon; oui, même très bon.

Je compris que l'insistance sur le mot «très» devait avoir une signification particulière; et je continuai:

— Elles sont bien rares les personnes dont on puisse dire cela; me permettez-vous une question? Votre ami avait-il toujours été ce que vous affirmez?

L'étranger répondit:

— Certainement pas! Qui a toujours été bon, si ce n'est Dieu?

— Vous avez raison, lui dis-je, par nature nous sommes tous méchants. Mais quand une personne remet sa vie au Seigneur Jésus, elle devient une nouvelle création. Est-ce de cette manière que je dois comprendre vos paroles?

— Sans aucun doute, répondit-il avec sérieux, nous sommes parfaitement d'accord. Il y a eu un temps où mon ami ne pouvait pas du tout être appelé bon, du moins pas dans le sens dont je parlais. Mais un grand changement s'est opéré en lui et dès ce moment-là, il est devenu un fidèle témoin de la puissante grâce de Dieu en Christ. Désirez-vous que je vous raconte son histoire? Je le ferai avec plaisir.

Je ne me le fis pas dire deux fois et nous nous assîmes sur un banc. Il commença:

— Mon ami était boulanger et demeurait dans le village que vous voyez là-bas. C'était un homme intelligent, distingué et estimé. Il était le bras droit du maire qui, sans lui, n'organisait ni ne réalisait jamais rien. Mais malgré toutes ses qualités, il ne connaissait pas le chemin du salut. Fier de ses capacités et de son savoir, il rejetait ouvertement tout ce qu'il ne pouvait pas comprendre. S'il avait un certain respect pour la Bible, Jésus n'était toutefois pour lui qu'un homme parfait, et non pas le Fils de Dieu. Malheureusement, le pasteur de notre hameau n'était pas croyant. L'ordre et les bonnes traditions étaient maintenues, mais la paix de Dieu ne régnait ni dans les maisons, ni dans les cœurs. En revanche, on s'occupait beaucoup de commerce et de politique, particulièrement à «l'Aigle noir», le principal hôtel du village, dont le propriétaire était l'ami intime du boulanger. Il s'y rendait plutôt pour avoir de bonnes conversations que pour boire en société. Chaque dimanche après-midi, il était à sa place habituelle. L'hôtelier aimait le voir, car comme beaucoup recherchaient sa compagnie, la petite salle de l'auberge se remplissait. Ainsi s'écoula bien du temps.

Le boulanger avait un cousin, étudiant en théologie, qui venait habituellement passer ses vacances chez lui. Il s'en réjouissait toujours d'avance, car il avait une grande estime pour son parent. Le jeune homme était très instruit et il discutait avec lui de toutes sortes de sujets, y compris de la religion, sur quoi ils étaient parfaitement d'accord. Mais les choses n'en restèrent pas longtemps là. Dieu allait accomplir son œuvre de grâce dans notre village, et pour commencer, il toucha à salut le cœur de l'étudiant en théologie, car il voulait l'utiliser pour amener au Seigneur Jésus un grand nombre d'âmes de cet endroit.

À la suite de sa conversion, il eut l'ardent désir de faire part à d'autres de ce qu'il avait reçu et son cousin boulanger surtout fut l'objet de ses préoccupations. Dès qu'il le put, il alla lui rendre visite; mais ses paroles sérieuses et persuasives rencontrèrent une grande résistance. Ils étaient maintenant en désaccord sur tous les points. Pour la première fois, le boulanger fut content lorsque son cousin partit. Une année s'écoula, et le jeune homme termina ses études. Il pensait souvent à son parent incrédule; il priait fréquemment pour lui, demandant à Dieu sa conversion. De temps en temps, il lui écrivait, mais n'obtenait jamais de réponse. Le temps des vacances arrivé, il fit sa visite habituelle. Il fut amicalement reçu comme auparavant, mais il ne tarda pas à remarquer que les dispositions de ses hôtes n'avaient pas changé depuis la dernière fois. Il ne fallait pas parler de Dieu, cela ayant pour effet de fâcher le boulanger; à tel point qu'il se mettait parfois hors de lui.

Un jour, à la suite d'une conversation au cours de laquelle il s'était emporté, il dit à sa femme qui lui faisait des reproches:

— Tu as raison, je devrais me contenir; mais comment rester calme avec quelqu'un qui tient de tels propos? Si d'autres le peuvent, je les admire; mais pour moi c'est impossible. Je prétends qu'il n'y a pourtant rien de plus logique, de plus compréhensible et de plus juste que le fait que chacun sera jugé selon ses œuvres; que nous serons également justifiés par les œuvres et non par la grâce, comme il l'affirme. Eh bien! lorsque je lui ai dit cela, il m'a demandé en vertu de quelle œuvre le brigand sur la croix avait été justifié. Il me comparait à cet homme! Voilà pourquoi je me suis fâché; et mon cousin a encore osé me dire qu'il ne sait si je suis bon ou mauvais; mais que ce qu'il me souhaite de tout son cœur, c'est que je sois un jour où se trouve le brigand maintenant; et que pour y arriver il n'existe pas d'autre chemin que celui de la grâce et du pardon!

— Mais, répondit sa femme, ce souhait est excellent. Pour moi...

— Mais ne comprends-tu pas, répondit le mari, qu'il me place sur le même plan que le plus grand bandit de la terre? Alors je suis parti, ne pouvant plus l'entendre. Le cousin en avait conclu qu'il fallait garder le silence pour le moment. Il écourta son séjour; mais il continua de prier en faveur de ce pécheur aveuglé.

Notre jeune ami lui envoya des publications destinées à l'éclairer. Mais elles furent toutes refusées. Pendant quelque temps, il perdit tout espoir. Mais peu après, un petit traité qui expliquait très clairement les vérités fondamentales du salut lui tomba sous la main, et il l'adressa à celui auquel il s'intéressait tant. Lorsque le facteur l'apporta, le boulanger était absent. Sa femme le reçut et se mit aussitôt à le lire dans la pièce attenante au magasin. Un client étant entré, elle laissa le traité ouvert et alla le servir. Sur ces entrefaites, son mari revint fatigué, et s'assit près de la table. Depuis un certain temps, un changement s'était opéré chez lui: les paroles de son cousin lui revenaient continuellement à l'esprit, et il se demandait s'il n'avait peut-être pas raison.

— Que faire, se disait-il, si je me trouvais sur le chemin de la perdition?

Pendant qu'il y réfléchissait, ses yeux remarquèrent la brochure. Il la prit et la lut d'un bout à l'autre. Le soir, sa femme fut bien surprise de ne pas le voir prendre le chemin de «l'Aigle noir»; il restait muet. Lorsqu'elle lui demanda s'il était malade, elle eut pour toute réponse: «Non!» Au milieu de la nuit, il se leva et se mit à faire les cent pas dans la chambre. Réveillée par le bruit, sa femme lui demanda anxieusement ce que cela signifiait.

— Je ne peux pas dormir, répondit-il. Lève-toi et parle-moi, je t'en prie.

— Mais mon cher, de quoi parler? demanda son épouse avec une inquiétude croissante, croyant que son mari était gravement malade et qu'il délirait.

— Raconte-moi ce que tu sais de Jésus, répondit-il d'une voix émue; je suis malheureux, un pauvre homme! Rappelle-moi les dernières paroles de mon cousin lorsqu'il nous parlait du chemin du salut.

Elle fut bien embarrassée, car jamais son mari ne lui avait parlé comme cela. Essayant de se souvenir de leurs conversations, elle raconta de son mieux ce qu'elle savait; et le mari était tout ouïe. Tout à coup, il s'écria, avec la plus profonde conviction:

— C'est cela! ... C'est la vérité?... Quel misérable je suis!... J'étais vraiment un insensé!

Il demanda à sa femme de s'agenouiller avec lui pour prier. Avec des paroles confuses, il implora le pardon de Dieu envers lui. C'était la première fois de sa vie qu'il priait!

Un certain temps s'écoula. Le cousin, devenu prédicateur de l'Évangile, était en pleine activité et le moment de sa visite annuelle approchait. Que fera-t-il? Retournera-t-il chez son parent? II s'y décida finalement.

— Sois le bienvenu, cher cousin, lui dit le boulanger; nous t'avons attendu et espérons que ta visite sera longue!

Sa femme lui fit le même accueil, et le jeune homme ne savait qu'en penser. Après avoir demandé des nouvelles de la famille, le prédicateur en vint à l'ancien sujet qui avait provoqué tant de disputes. Il ne tarda pas à s'apercevoir du changement que Dieu avait opéré dans les cœurs: ils étaient maintenant d'accord sur tous les points! Se levant d'un bond, il s'écria:

— Est-ce possible? Le salut est-il donc venu dans cette maison?

— Oui, Dieu soit béni! répondit le boulanger. J'ai trouvé Jésus, je suis sauvé pour toujours. J'étais aveugle, complètement aveugle! Mais Dieu, dans sa merveilleuse grâce, m'a ouvert les yeux! Ma femme aussi est heureuse dans le Seigneur.

Tous deux rayonnaient de bonheur. Le mari raconta comment Dieu lui avait parlé, par le moyen de la brochure qu'il avait reçue, l'amenant à trouver la paix dont son âme avait besoin.

Ici, l'étranger interrompit un instant son récit.

À suivre