Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

Philip, Janine et Élaine ont acheté la Bible pour Olivia et se retrouvent dans la cohue. Soudain Élaine reconnaît «le voleur» qui aussitôt disparaît. — Belle journée pour Olivia: feu de camp, lac, tout l'enchante. L'arrivée du brouillard précipite son départ. Élaine et Philip suivent la voiture au pas de course quand ils aperçoivent «le voleur» que Philip décide de filer. Élaine se perd dans le brouillard et enfin glisse, roule et arrive au pied de murs noircis. Qui va lui porter secours?

Chapitre 20 - Le sauvetage

Pas possible! bougonna l'homme, tandis que nous nous dévisagions à la lumière blafarde du falot. On dirait que je ne peux pas me débarrasser de toi. Qu'est-ce que tu fais par ici?

Tout d'abord, je ne pus articuler un mot, si grande était ma terreur de me trouver à la merci de cet odieux voleur. Raide de peur, je ne pouvais que le regarder tout comme un lapin fasciné par un serpent. Peut-être comprit-il ce que j'éprouvais, car il se mit à parler gentiment et son méchant regard s'évanouit.

— Allons, allons. Il n'y a pas de quoi faire cette figure. Je ne vais pas te faire de mal. Tu en as déjà assez ainsi, non?

— Oui, chuchotai-je, je crois... je crois que je me suis cassé la jambe.

— Vraiment? dit-il en s'agenouillant à côté de moi et haussant sa lanterne pour me scruter à nouveau. Bon, je vais te porter dans mon logis et tu me raconteras ce qui t'a amenée ici.

Quand il me repêcha du lit de la rivière, je gémis de douleur. Je m'accrochai désespérément à lui. Il sentait la bière et mon poids parut l'épuiser. Il avait laissé sa lanterne dehors, et je me sentis déposée très doucement sur un matelas. Il ne faisait pas nuit noire grâce à quelques braises qui luisaient dans un foyer de pierre au milieu de la pièce.

Il sortit et revint peu après avec la lanterne. Toujours essoufflé, les traits pâles et tirés, il s'assit au pied du matelas, la tête dans les mains; puis il se tourna et m'examina de nouveau.

— Hum! trouves-tu que c'est bien de m'espionner ainsi?

— Je ne vous espionnais pas, me défendis-je faiblement. Je... je ne savais pas que vous habitiez ici. Je me suis égarée dans le brouillard, et je suis tombée dans la carrière.

— Vous me suiviez, toi et ce garçon là-haut sur les landes. Je vous ai vus et le garçon m'a suivi jusqu'au cabaret.

Apeurée, je me taisais. Qu'aurais-je eu à dire? Allait-il me tuer?

Un spasme de colère le traversa.

— Je pourrais me défaire de toi tout de suite, si je voulais, dit-il soudain, me montrant le poing.

Puis, voyant mon effroi, sa colère s'apaisa aussi promptement qu'elle était née.

— Pas besoin de t'épouvanter, je ne te toucherai pas. Jadis, j'avais une petite fille à moi. Elle a mal tourné et Dieu seul sait où elle est aujourd'hui. Mais elle était une fois un innocent petit bout d'affaire, tout comme toi. Maintenant, si tu es perdue, tous les policiers du district courent la montagne pour te retrouver... Tu m'as mis dans de beaux draps.

— Si vous pouviez avertir Mr. Owen à la ferme des Davies, il me porterait à la maison. Je vous promets que je ne dirai jamais rien, personne ne saura rien de vous.

— Oh! le garçon s'en chargera, lança l'homme. Je les vois aller tous deux au poste de police, lui et ce bon homme de pasteur. Suis un homme fini... Après tout, en prison, je serai à l'abri quand viendra la mauvaise saison, aussi advienne que pourra!

Il se leva, incertain pourtant de ce qu'il fallait faire.

— Ce bonhomme de pasteur ne sera pas à la ferme; il bat déjà la montagne à ta recherche. Je m'en vais t'ôter ces vêtements trempés et t'emmitoufler dans ma couverture, puis j'irai vers le lac et j'appellerai. L'orage va éclater, et plus je me dépêcherai, mieux cela vaudra.

Délicatement, il m'aida à ôter mes vêtements et m'enveloppa dans une douce et chaude couverture de laine qui se révéla par la suite appartenir à Mrs. Thomas.

— À bientôt! fit l'homme quand il m'eut installée avec le plus de confort possible. Et dis un mot en ma faveur quand on m'aura arrêté. N'oublie pas ce que j'ai fait pour toi.

Je balbutiai des remerciements. Cet homme ne m'inspirait plus de crainte; un voleur, oui, mais un voleur aimable, et je ne désirais pas qu'il aille en prison. Je devinais qu'en me sauvant, il se livrait lui-même, et j'en étais attristée.

Je dois être restée longtemps somnolente, sensible uniquement à mon mal et à la pluie cinglante, car l'orage s'était déchaîné. Heureusement, le coin dans lequel je reposais était sec et sous un pan de toit, mais le vent sifflait à travers les interstices des murs. Tantôt grelottante, tantôt brûlante, je ne savais pas très bien où j'étais. Je me croyais encore sur la lande, bataillant avec le brouillard. J'étais desséchée par la soif et noyée dans une obscurité profonde.

«Tu me feras connaître le sentier... en ta présence...».

Qui prononçait ces paroles? Personne. Je savais que cette Présence était toujours là et tout à coup, je compris que pas une minute je n'avais été seule. Il faisait nuit noire, mais l'amour de Dieu m'environnait de lumière. «Plénitude de joie», me répétais-je doucement, «je ne suis plus effrayée le moins du monde... et je crois que quelqu'un vient».

Je tendis l'oreille. Plus fortes que la pluie et les remous de l'eau, je distinguai des voix d'hommes, puis je vis, par un carreau brisé, la lueur d'un falot-tempête. La vieille porte grinça, la pièce s'éclaira et, devant moi, aussi hagard que l'homme qui le suivait, apparut Mr. Owen.

— Élaine, ma pauvre petite fille! s'écria-t-il, s'agenouillant près de moi. Dieu soit béni, je t'ai trouvée! Es-tu blessée, chérie? Peux-tu me le dire?

— Ma jambe, murmurai-je. Et j'ai soif. Puis-je avoir un verre d'eau, s'il vous plaît?

Il déchargea aussitôt son dos de son havresac contenant des vêtements chauds, de la nourriture et un thermos de thé. Je ne pus manger, mais le thé était délicieux et aussi le linge sec. Je saisis la main d'oncle Owen et fermai les yeux. À présent qu'il était là je dormirais en paix. L'orage faisait rage au dehors et on ne pouvait rien faire d'autre que d'attendre le matin.

Je m'assoupissais par intervalles, la douleur me tenant en alerte. Engourdie, j'écoutais Mr. Owen et l'homme. Ils avaient ranimé les braises mourantes en un bon feu et s'étaient assis à sa chaleur.

— Vous serez perpétuellement un être pourchassé même si vous réussissez à vous échapper, disait Mr. Owen. Ce serait bien plus sage de vous rendre; ils sont après vous à cette heure et s'ils vous découvrent alors que vous fuyez, ils seront impitoyables. En revanche, si vous vous constituez prisonnier, ils seront indulgents. Je vous soutiendrai et leur dirai ce que vous avez fait pour notre petite fille.

L'homme marmotta quelque chose d'un ton las que je ne pus comprendre.

Mais je serai là jusqu'au bout, reprit Mr. Owen avec conviction. Ce ne sera plus comme avant. Pas question de vous planter là sans un ami au monde. J'aurai une occupation pour vous, et un home pour vous recevoir. Ma femme et moi n'oublierons jamais ce que vous avez accompli cette nuit. Prenez courage, mon ami, repartez à nouveau... Mais vous êtes affamé, n'est-ce pas? Mangez ce sandwich.

Je sombrai dans un sommeil tourmenté. Quand je m'éveillai, un pâle filet de jour filtrait dans la pièce misérable. La pluie avait cessé et le ciel, au-dessus des monticules pierreux, se dorait légèrement. L'homme dormait à poings fermés sur le sol devant le feu, et Mr. Owen, assis, la tête sur ses genoux, veillait sur nous deux.

Je m'agitai. Il se leva péniblement. L'insomnie et l'anxiété l'avaient exténué. Il me fit boire du thé comme à un bébé, car ma tête était si lourde que j'avais peine à la soulever. Puis il examina ma jambe.

— Il nous faudra nous procurer un brancard et une ambulance, Élaine; je crois que ta jambe est cassée.

Je ne me rappelle pas clairement ce qu'il advint, mais plus tard, je me rendis compte que Mrs. Owen était là et Mr. Owen parti... puis que beaucoup de gens emplissaient la ruine; je ressentis comme un coup de poignard au moment où l'on me hissait sur le brancard; ensuite on me descendit le long de la colline, cela cognait et cahotait. Puis un véhicule nous conduisit quelque part, mais j'étais trop accablée pour demander où. J'eus l'impression d'être introduite dans une maison et de voir des infirmières s'assembler autour de moi; j'essayai de tendre la main pour m'assurer si Mrs. Owen était là. Elle ne me quitta pas. Comment ses enfants pouvaient-ils se passer d'elle? Enfin je sentis une piqûre dans mon bras et je ne sus plus rien pendant une éternité.

Je fus très, très malade. Non seulement ma jambe était cassée, mais les heures durant lesquelles j'avais couru dans des habits humides, le froid, la chute et la peur avaient dépassé mes forces. Pendant une semaine je fus entre la vie et la mort. Parfois j'éprouvais une douleur cuisante dans la poitrine et faisais un effort pour rattraper mon souffle; mais la plupart du temps je délirais, ne sachant où j'étais, perdue dans d'épais brouillards ou dans une obscurité sans fond, et je criais. À mon cri, des mains se tendaient pour me réconforter, de doux visages se penchaient sur le mien, celui de Mr. Owen ou de Tantie. Dominant les flots rugissants et le vide sombre, je percevais des paroles qui me semblaient de petites lampes me guidant au port: «L'Éternel est mon berger, je ne manquerai de rien... Même quand je marcherais dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal: car tu es avec moi».

Un jour, je m'éveillai d'un rêve étrange, et je vis la figure de Janine, pâle et sillonnée de larmes, penchée sur moi. J'appris par la suite qu'on ne savait cette nuit-là si je vivrais, et Janine avait supplié qu'on lui permette de me voir. Aussi Mr. Owen m'avait laissée quelques minutes sous sa garde.

— Jan, fis-je, tout à fait lucide, pourquoi pleures-tu? Est-ce que je vais mourir?

Elle prit ma main menue et la pressa contre sa joue mouillée. Chère Janine! Elle ne savait pas feindre, elle répondit donc tout simplement à ma question:

— Je ne sais pas, Élaine. Ils disent que cela se peut. Mais tu ne dois pas avoir peur, tu iras tout droit auprès de Jésus.

Ses yeux se remplirent de nouveau de larmes chaudes qui tombèrent sur ma main. Derrière elle je regardai le ciel taché de rouge et d'or, comme si Dieu avait ouvert toutes grandes ses portes par lesquelles passait sa gloire.

— Je sais, affirmai-je, aspirant une bouffée d'air pour m'expliquer, «Plénitude de joie... » À nouveau les brumes m'enveloppèrent, et le sommeil me submergea.

Puis tous ces visages disparurent sauf un qui ne bougeait pas de sa place — celui de ma mère. Mais au début, je ne l'identifiais pas; ce n'était plus cette jolie figure si soigneusement maquillée, mais une figure livide, éperdue de chagrin, avec de grands cercles noirs autour des yeux. Et quand je me plaignais dans mes cauchemars, elle m'étreignait et je devinais sa frayeur aussi forte que la mienne. Ensemble nous étions enfoncées dans le brouillard et je soupirais après des mots qui m'auraient réconfortée.

Vint le jour où je m'éveillai tout naturellement; je ne divaguais plus. Ce devait être très tôt le matin. Les fenêtres étaient grises et la lampe de la veilleuse de nuit brûlait encore au milieu de la salle. Je me soulevai sur mon coude. La veilleuse s'approcha aussitôt de mon lit.

— Où est Tantie? Ils ne sont pourtant pas tous partis? fis-je.

— Ta maman est ici, ma petite; elle se repose dans la chambre voisine, dit gentiment la veilleuse. Je m'en vais l'appeler.

Vêtue d'une robe de chambre, Mammy fut bientôt là, vieillie, épuisée et alarmée. Et j'eus cette curieuse impression: Mammy errant dans le brouillard et c'était moi qui devais lui tendre la main pour la conduire à la maison.

— Bonjour Mammy, dis-je calmement. Es-tu venue parce que j'étais malade?

— Oh! ma chérie, s'écria-t-elle, m'entourant de ses bras et éclatant en sanglots, es-tu vraiment mieux? J'ai cru que j'allais te perdre et j'ai eu affreusement peur!

Allongée, je réfléchissais. À part ma jambe dans le plâtre, je me sentais fraîche et légère.

— Moi, je n'ai pas eu peur, dis-je. Je serais allée auprès de Jésus et dans sa plénitude de joie. Mais maintenant, au lieu de cela, je guérirai. S'il te plaît, Mammy, donne-moi à boire, j'ai tellement soif!

La veilleuse s'avançait avec un plateau de thé et de biscuits pour ma mère. Elle était ravissante et bouclée. Je l'aimais. Elle prit ma température et fut enchantée. Ma mère me fit boire avec une tasse à goulot, et je mangeai deux biscuits, puis, fatiguée, mais toujours paisible, je tins sa main dans la mienne et le doux soleil de l'aube entra par les croisées. La garde éteignit la lampe et dans le jardin de l'hôpital les oiseaux entonnèrent leurs chants.

Chapitre 21 - Le sentier de la maison

Le cap franchi, je me remis rapidement et ce fut pour ma mère le moment de reprendre son travail. Le jour de son départ, j'étais encore au lit et pour la première fois j'entamai le sujet des vacances de Noël.

— Nous quitterons la France en novembre, chérie, et bien sûr je viendrai vers toi pour un week-end dès que nous serons en Angleterre. Ainsi il n'y a plus que quelques mois avant que tu ne sois à la maison pour de bon. Je suis déjà en pourparlers pour un appartement et j'aurai quinze jours de vacances à Noël. Ce sera une fête de se retrouver ensemble!

Je ne bronchais pas. Je ne désirais nullement blesser les sentiments de Maman, toutefois elle devait me comprendre. J'aurais du plaisir à recevoir ses visites, mais mon home était là où je vivais avec Janine et Olivia, et je ne pourrais plus vivre à Londres. Mais comment le lui annoncer? La faiblesse, due à ma longue maladie, fit jaillir des larmes de mes yeux et trembler mes lèvres.

Rougissante, ma mère m'observait. Un pénible silence s'établit.

— Ne souhaites-tu pas rentrer à la maison? dit-elle d'une voix un peu plus dure. Préfères-tu passer Noël chez les Owen? Ils semblent t'être très attachés, et, tu sais, ce sera comme tu voudras.

C'était l'occasion que j'avais attendue, mais un je ne sais quoi m'empêcha de la saisir. Je n'étais pas sûre si Maman était fâchée ou seulement triste, mais de toute façon j'étais trop nerveuse pour m'expliquer. Malheureuse, je tortillais mon drap entre mes doigts.

— Bien, repartit ma mère, tu n'as qu'à le dire. Tu peux choisir selon ton gré.

À suivre