Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

La neige sème la panique parmi les moutons. Philip et Janine courent aider le berger. Trois agneaux sont nés. Que d'expériences nouvelles pour Elaine! - Elaine fait une visite matinale à son jardin et remarque un homme lorgnant au travers des fenêtre voilées. Que veut cet homme? Elaine se réserve le jardin.

Je ne sais si je fus effrayée ou simplement étonnée. Je n'eus pas le temps de le réaliser jusqu'à ce que l'homme, ayant lancé un furtif regard, ne m'ait aperçue. Il eut un violent sursaut, mais se ressaisit aussitôt et, s'avançant vers moi, il dit d'un ton agréable:

— Bonjour! Y a-t-il quelqu'un dans la villa? ajouta-t-il un peu incertain.

— Je ne crois pas, répondis-je, je crois que c'est une maison vide. Ou bien personne ne l'habite, ou bien les gens en sont partis.

Il me dévisagea méchamment, et cette fois-ci j'eus peur. Il reprit sévèrement:

— Et que fais-tu là?

J'aurais pu lui rétorquer la même chose, mais je n'y pensais pas. Je n'avais qu'une idée: je ne voulais pas qu'on m'éloigne de mon jardin, et je répondis aussi effrontément que je le pus:

— Je demeure au pied de la colline et j'ai la permission de venir ici. Je surveille le jardin.

Il me fixa attentivement.

— N'as-tu pas dit que tu ne savais pas qui logeait dans cette villa? fit-il après un silence.

— À vrai dire je ne les connais pas, parce que je viens d'arriver dans la contrée, mais Mrs. Owen chez qui je suis en sait plus que moi, et elle me laisse prendre soin du jardin.

J'ignorais si oui ou non Mrs. Owen connaissait les locataires, mais je ne m'en formalisais guère, car on ne m'avait pas appris l'importance qu'il y avait à être véridique. Les manières de l'homme changèrent de nouveau. Examinant les lieux, il dit d'un ton jovial:

— Eh bien! mon avis est que c'est un joli jardin. Je suis moi-même un peu jardinier. Y viens-tu chaque jour?

— Oh non! je vais tous les jours à l'école. Je ne monte que le samedi et le dimanche.

Il eut l'air soulagé.

— Veux-tu dire que toi seule prends soin de ce jardin? Quelqu'un d'autre ne s'en occupe-t-il pas durant la semaine?

— Je ne crois pas, fis-je innocemment.

J'écartais l'idée que quelqu'un ose se mêler de mon paradis secret. Cependant, au moment où je lâchai ces mots, je me mordis les lèvres. En moi naissait le soupçon que cet homme n'avait rien à faire dans cet endroit. Et pourquoi m'interrogeait-il ainsi?

Son expression revêche, hagarde, ses joues non rasées, ses vêtements sales, tout me déplaisait, et il sentait la boisson. La façon dont il inspectait de ses yeux fuyants le coin de la maison ne m'inspirait pas confiance. Je le regardai avec audace et je crois qu'il se sentit mal à l'aise. Il abaissa soudain sa casquette sur son front et fit demi-tour.

Bon, dit-il. Si les maîtres sont absents, inutile d'attendre. Je reviendrai. Salut!

Il escalada le portail de fer et le franchit sans effort. Je poussai un soupir de soulagement et regagnai mon jardin. Néanmoins, les oiseaux ne chantaient plus comme avant. Peut-être nos voix les avaient-elles inquiétés? J'eus l'impression qu'une ombre traîtresse planait sur mon domaine.

Mais pas pour longtemps. Tandis que je me demandais si j'allais filer à la maison, un éclair d'or brun passa devant moi: un écureuil s'élançait du tronc d'un vieux châtaignier. D'un bond léger, il toucha terre et, assis, me guigna entre les racines de l'arbre. Ses yeux brillants étincelaient et il secouait sa queue avec impertinence. Toute ma solitude s'envola. Le jardin s'emplit de cette silencieuse et charmante compagnie, et les oiseaux reprirent leurs gazouillis.

Je savais ce que je voulais faire et j'y travaillai joyeusement jusqu'à l'apparition du soleil au-dessus de la colline. Je rêvais de construire une petite rocaille comme celles que j'avais vues derrière des clôtures. Un jour, en sortant de l'école, pendant que Janine serait distraite par ses amies, je m'échapperais, inaperçue, et j'achèterais des semences. Et l'été venu, ma rocaille serait une masse odorante de couleur sur laquelle les abeilles et les papillons bourdonneraient et voltigeraient, tout comme ils le faisaient dans le Sussex sur les parterres de Mrs. Moody.

Je courus de gauche et de droite, faisant de mes mains un talus de terre molle et récoltant des pierres jusqu'à l'approche du petit déjeuner. En zigzaguant, je découvris un cercle de menues pousses dans l'herbe, des feuilles d'un vert sombre protégeaient de transparents sépales; la coupe des crocus pliés vers l'intérieur attendait la touche du soleil. Déjà je pouvais voir ceux qui seraient pourpres, oranges ou blancs.

«C'est le cercle des fées», me dis-je. J'avais lu des contes et ici, toute seule, sans personne pour me voir, il était naturel d'y croire malgré mes onze ans. Je sautai au milieu du cercle.

«Maintenant, je peux faire un souhait», pensais-je en riant et en y croyant à moitié. La cachette des écureuils apprivoisés et des oiseaux heureux n'était-elle pas comme un domaine féérique? Immobile, je cherchais ce que je pouvais bien souhaiter. «Je sais, décidai-je, je souhaite une plénitude de joie.» Ainsi fut fait. Puis me rendant compte qu'il était temps de rentrer, je sortis du cercle et dévalai la pente de la colline. Le vent ébouriffait mes cheveux. Tout à coup j'entendis d'étranges cris au-dessus de ma tête; levant les yeux, je vis les goélands tournoyer et plonger, avec du soleil sur leurs ailes. Portés par le vent d'ouest, ils venaient de la mer pour chasser dans les champs imbibés d'eau.

De retour au Presbytère, je grimpai à l'étage pour me coiffer et trouvai Janine agenouillée devant son lit à dire ses prières, comme elle le faisait en premier lieu le matin et le soir avant de dormir. J'avais remarqué que lorsqu'elle se relevait, elle était d'ordinaire des mieux disposée, aussi je voulus en profiter pour lui poser une question très importante. D'autre part, cela couperait court à sa curiosité au sujet de mon absence.

Janine, lui dis-je comme elle se redressait, sais-tu beaucoup de versets bibliques?

— Oh oui! à peu près tous, répondit-elle gaiement. Où as-tu été, Elaine?

— Parce que, continuai-je sans prendre garde à sa question, il y a un texte spécial dont je sais le début et la fin et j'aimerais connaître les mots qui manquent. C'est comme ceci: «En... quelque chose... il y a plénitude de joie».

— Oh! fit Janine, prudente, ne voulant pas faire montre de son ignorance, je ne suis pas tout à fait certaine, mais je crois que c'est: «Dans le ciel il y a plénitude de joie». Au fond j'en suis sûre, oui, je me le rappelle. Voilà la cloche du déjeuner, allons-y!

En dansant, elle s'en fut aider à porter les bols de porridge. Je restai en arrière, changeant lentement mes chaussures — cela prenait toujours quelques minutes de rassembler chacun. J'étais désappointée de la réponse de Janine. Le ciel n'était-il pas bien éloigné? Et je n'étais même pas sûre d'y parvenir jamais. Mrs. Moody me racontait que c'était là qu'allaient les braves gens quand ils mouraient, mais serais-je parmi eux? En somme, je n'y avais pas beaucoup réfléchi. Je me trouvais meilleure que Janine parce que je n'oubliais pas mes affaires, ne perdais pas mes mouchoirs comme elle, et n'étais ni bruyante, ni désordre. Je descendis, assez satisfaite de moi; pourtant, en entrant dans la salle à manger, je fus moins convaincue de mes qualités. Car c'était Janine, et pas moi, qui s'était hâtée de rendre service, et quand Robin éclata en rugissements parce qu'il était tombé dans la cour, c'est dans les bras ouverts de Janine qu'il se réfugia, et non dans les miens.

Oui, sans aucun doute, Janine s'occupait des autres, et moi pas. Je n'avais point encore compris que je ne me souciais que de moi-même. Mais je me demandais ce qui pouvait rendre Janine si différente.

Après le repas, je montai dans ma chambre, ruminant tout cela, et regardai, intriguée, la Bible de Janine ouverte sur son lit défait, à côté d'un petit bloc-notes dépenaillé. Que voyait-elle dans ce livre et qu'écrivait-elle si soigneusement chaque matin? Je m'arrêtai pour guigner ce qu'elle venait de copier de son écriture arrondie et claire, et je lus: «Soyez bons les uns envers les autres, compatissants, vous pardonnant réciproquement, comme Dieu vous a pardonné en Christ».

Chapitre 7 — Par la fenêtre ouverte

Après la neige, le vent d'ouest souffla pendant une semaine et le printemps arriva tout soudain. Chaque jour, nous nous empressions de rentrer de l'école; nous débarrassant de nos cartables, nous avalions notre thé, et... en avant sur la colline! L'air du soir résonnait des bêlements des moutons et des agneaux, et au profond des bois de mélèzes, les premières primevères et les violettes blanches s'épanouissaient déjà. Mrs. Owen avait la plus grande difficulté à nous faire faire nos devoirs.

À suivre