Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

Elaine apprend à faire son lit et ceux des petits. La mort d'un lapinet donne lieu à toute une cérémonie, puis les enfants se dérident en grimpant aux arbres. Elaine n'aime pas ce sport et préfère sentir vivre la nature. Premier dimanche: dans un cimetière auprès de l'église, Elaine découvre ces mots énigmatiques: «Plénitude de joie...»

Aussitôt mes pensées vagabondèrent, car je n'essayais pas d'écouter. Je ne cessais de me répéter le fragment lu au cimetière: «plénitude de joie... plénitude de joie».

J'avais l'impression que ces termes étaient au cœur d'un merveilleux secret, et peut-être les mots effacés en étaient-ils la clé? Où et en quoi résidait la plénitude de joie? Et qu'était cette plénitude? Rien que j'aie connu en ma morne et solitaire existence, et cependant il fallait que je le découvre. Oublieuse de tout, j'aspirais à ce que survienne un événement. Dehors, soudain, le soleil perça le brouillard, et l'église fut illuminée d'une gloire d'or transfigurant les vitraux, ruisselant sur les chevelures claires et les surplis neigeux de Philip et des jeunes chanteurs dans le chœur, mettant des étoiles dans les yeux émerveillés de Francie. Tous levèrent leur visage empreint de solennel étonnement devant ce miracle de la lumière. J'observai Janine. Debout, la tête rejetée en arrière, elle chantait à pleine voix.

Durant un moment je crus savoir à quoi ressemblait la plénitude de joie: elle transformait chaque chose, même les plus laides, et rendait précieuses et belles les plus ternes et les ordinaires. Alors que je faisais cette découverte, un nuage escamota le soleil et le temple fut replongé dans l'ombre.

À la sortie de l'église, la pluie redoubla. Pareils à des poulains échappés de leur écurie, nous partîmes au galop jusqu'au Presbytère. Cadwaller bondit à notre rencontre, se comportant comme si, lui aussi, avait dû rester une heure immobile, s'ingéniant à poser ses pattes boueuses sur nos atours du dimanche. Aussi à l'arrivée étions-nous dégoulinants, en sueur et les joues rosies.

Après le dîner, il pleuvait toujours. En attendant de retourner à trois heures et quart à l'école du dimanche, on fit cercle autour du feu. Mrs. Owen ouvrit un placard contenant livres et puzzles, jouets que l'on ne sortait que le dimanche ou en cas de maladie. Enfin parut aussi la boîte de chocolats que j'avais offerte et j'en fus contente. Chez moi, Maman me donnait constamment douceurs et fondants, et je les mangeais à mon gré. Ici les friandises n'apparaissaient qu'après le dîner dominical ou après le souper. Par conséquent, c'était un sujet de grande excitation. À vrai dire, Johnny en avait déjà parlé durant le trajet qui nous ramenait de l'église.

Cela prit pas mal de temps de décider qui aurait tel ou tel objet provenant de l'armoire, et plus encore de choisir les chocolats. Enfin un calme inaccoutumé régna dans la chambre. Philip et Janine se plongèrent dans leurs livres et Francie, ayant donné la moitié de son chocolat à Cadwaller, entourait de ses bras le cou du chien et lui lisait une histoire. Avec de la pâte à modeler Johnny façonnait tous les animaux de l'Arche. Robin s'était éclipsé pour aller «aider» sa chère Blodwen, tandis que Mrs. Owen montait auprès de Lucy. On n'entendait plus rien sinon le murmure de la voix de Francie et la dégustation des chocolats.

Installée à la table, j'écrivais à Maman, mais je ne trouvais pas grand-chose à dire. «Chère Mammy, commençais-je, s'il te plaît, viens et reprends-moi à la maison. Je ne me plais pas ici, les enfants n'ont pas envie de jouer avec moi, et il fait horriblement froid...» Je mordillais ma plume, à la recherche d'une plus ample inspiration. Il continuait de pleuvoir. Une fine averse laissait deviner le soleil. Cette pluie n'était pas seulement brillante, mais argentée, et sur les haies les gouttes s'argentaient aussi, et je compris que j'étais en présence d'un des plus beaux arcs-en-ciel que j'aie jamais vus. Près du feu, tournant le dos à la fenêtre, les enfants ne le remarquèrent pas, et je me tus. C'était le mien; je voulais le garder pour moi.

J'avais lu des récits de trésors enfouis au pied de l'arc-en-ciel et le pied de celui-ci se posait juste sur la colline. Il paraissait toucher la terre au-delà d'un vieux mur de pierre, et bien que je ne croie plus aux contes de fées et aux trésors cachés, j'eus l'idée qu'il serait amusant de courir jusqu'à ces rayons dont les couleurs se déverseraient sur moi.

Je me levai sans bruit, rangeai mon écritoire, et me dirigeai vers la porte. À mon soulagement, personne ne me demanda où j'allais. Philip et Janine s'absorbaient dans leur lecture et nul ne s'intéressait beaucoup à moi. Dans le hall je décrochai mon manteau, l'enfilai, poussai la porte d'entrée, et m'esquivai.

La pluie douce mouillant mes joues, je gravis la colline, l'arc-en-ciel — qui maintenant pâlissait — toujours devant moi. Comme j'atteignais le point où il s'était arrêté, il s'évanouit au moment où surgissait le soleil.

Je ne pouvais détacher mes yeux du mur, lieu de cet enchantement et piédestal de l'arc-en-ciel. Un rideau de lierre le recouvrait, le rendant mystérieux et attirant. Je le suivis. Le mur tournait à angle droit, puis tournait de nouveau, et je me trouvai face à un portail vert, en bois. Coulant mes yeux entre les fentes, je pus voir, au milieu d'un jardin, une petite maison de pierre, aux fenêtres hermétiquement fermées et protégées par des barreaux de fer.

Je pressai sur le loquet du portail qui céda aussitôt. Certainement la maison était vide, et peut-être pas habitée du tout. Le jardin de l'arc-en-ciel était un jardin secret, abandonné, et un ardent désir d'y pénétrer me tenaillait. De grands arbres croissaient à l'intérieur de l'enceinte faisant cascader leurs branches sur les murs. Philip et Janine s'y seraient hissés en une minute, mais à moi cela semblait une impossibilité. J'errai çà et là, en quête d'une prise où glisser le pied, et j'avisai bientôt un arbrisseau d'aubépine derrière lequel la clôture quelque peu démolie permettait une facile escalade. Je parvins sans peine au sommet et, me balançant à une branche de pommier venue là tout exprès pour me recevoir — aurait-on dit — j'atterris comme une masse sur la pelouse détrempée. C'était la première fois que je me livrais à une telle gymnastique et si quelqu'un m'avait observée, je n'aurais pas osé le faire.

Je demeurai absolument tranquille, plutôt effrayée de ce que j'avais fait et n'osant bouger. La voix des oiseaux réveilla mon courage. Le jardin en était rempli et l'air résonnait de leurs chants. La mauvaise herbe envahissait les plates-bandes négligées, mais de toutes parts les perce-neiges poussaient en touffes. Les feuilles mortes et déchiquetées d'un chêne jonchaient le sol, quelques-unes s'étaient enroulées autour des tiges de certaines plantes, comme si celles-ci avaient voulu les transpercer.

J'avançai avec précaution, examinant la maison. Oui, elle était vide, ses fenêtres verrouillées et obscurcies. De la porte principale pendaient de poussiéreuses toiles d'araignées. Sans doute que depuis fort longtemps personne n'y avait vécu.

Je me retournai vers le jardin, curieuse de savoir où s'était fixé l'arc-en-ciel, et tout à coup je vis, sur un petit tertre au centre du gazon et libre de feuilles, un scintillement d'éranthes encore enroulées en petites boules et pareilles à des bébés aux têtes d'or et aux collerettes du dimanche.

Souvent j'avais vu des perce-neiges sur les charrettes des marchands dans les rues de Londres et autour des racines des arbres dans les parcs, mais nulle part de ces fleurs-là. Je doutais qu'elles puissent croître ailleurs au monde que dans «mon jardin» et je m'accroupis là, longuement, le pâle soleil de janvier chauffant mes cheveux humides, et transformant mes fleurs en un or rutilant. Jamais, jamais je ne m'étais trouvée dans un endroit semblable; vers moi montait un parfum si doux et si pénétrant que je me levai pour tenter d'en découvrir la source. Elle émanait d'un buisson de bois-gentil poussant contre la maison.

Petit à petit, je m'enhardis et, oubliant ma peur, j'explorai mon royaume de bout en bout, décidée à n'en parler à âme qui vive; j'y viendrais m'amuser toute seule, et alors quelle importance cela aurait-il que je ne sache ni grimper aux arbres ni jouer à des jeux ridicules? J'avais remarqué une chose qui devait m'aider; au nord de la maison s'adossait une échelle à moitié vermoulue. Je la tirai à travers la pelouse et l'appuyai contre le mur tapissé de lierre. Elle supporta facilement mon léger poids, et je pus ressortir aisément du jardin.

Je n'avais aucune notion du temps qui s'était écoulé, ni de ce que l'on dirait de mon absence. Le ciel au-dessus des collines de l'ouest se colorait au soleil couchant et les oiseaux avaient cessé de chanter. Un unique merle, attardé, lançait sa dernière mélodie et semblait carillonner.

«Plénitude de joie... plénitude de joie... plénitude de j oie.»

Chapitre 5 - Ce qui se prépare sous la neige

La famille avait commencé à prendre le thé quand je regagnai la maison. Mr. Owen était sorti à ma recherche et m'ayant aperçue de loin, il rebroussa chemin à grandes enjambées. Les enfants, à leur habitude, étaient dans un état de folle excitation.

— Où as-tu été? cria Janine, accusatrice. Daddy est parti à ta recherche et tu as manqué l'école du dimanche.

— Nous avons cru que tu étais noyée dans la rivière, fit aimablement Johnny.

— Ou volée par des Bohémiens, ajouta Francie, les yeux arrondis.

— Ou que, peut-être, tu t'étais sauvée, clama Philip, la bouche pleine de cake.

— Où que tu étais? s'informa Robin, me guignant, radieux, par-dessus sa tasse de lait.

L'agrément avec ces enfants, c'est qu'ils questionnaient à la file et si vite qu'on n'avait pas le temps de répondre, et je n'avais pas envie de parler. Je regardai anxieusement Mrs. Owen pour voir si elle était fâchée; elle avait certainement été soulagée de ce que je sois de retour.

— Tu ne dois pas t'éloigner seule, Elaine, tant que tu ne connais pas les sentiers, dit-elle gentiment. Ils sont bourbeux tout alentour. — Et vous autres, cessez de lui poser des questions; elle ne sait pas où elle a été. Elle n'est ici que depuis avant-hier.

Néanmoins, aussitôt le thé terminé, Mrs. Owen m'appela à la cuisine, et s'asseyant sur une chaise près de la fenêtre, elle m'attira à elle et, à son tour, me demanda où j'avais été.

— En promenade, répliquai-je en me rebiffant. Il n'y a pas de mal à faire seule une promenade, n'est-ce pas, Mrs. Owen?

— Oh non! aucun mal vraiment. Janine s'en va souvent pour des randonnées. Simplement je craignais que tu ne te perdes parce que tu ne connais pas la contrée. Quand tu désires t'en aller ainsi, viens me le dire, Elaine, et alors je saurai où tu es.

Je fus plutôt surprise de ce discours, car je la croyais en colère, mais elle ne l'était pas. Cependant elle avait l'air embarrassée, comme si elle s'efforçait de deviner pourquoi je souhaitais la solitude et j'eus une sorte de pressentiment que, si je pouvais me faire comprendre, elle essaierait de m'aider.

— Mrs. Owen, murmurai-je, voyez-vous ce mur?

Elle regarda dehors dans le crépuscule. Sur la colline, au-dessus de «mon cottage», des traînées rougeâtres rayaient le ciel orageux, et le mur était visible.

— Oui? dit-elle, interrogative.

— Eh bien, repris-je, je ne voulais pas dépasser les taillis. Il y a là une place où je voudrais jouer. S'il vous plaît, Mrs. Owen, laissez-moi y aller pour jouer à ma guise, et ne permettez pas aux autres de m'y surprendre. J'aime mieux m'amuser seule.

Elle sourit, compréhensive, car elle savait tout des «places secrètes» — chacun de ses enfants avait la sienne. Philip et Janine possédaient la leur au sommet du hêtre où jouait le vent; celle de Francie était le cimetière des bêtes (parce qu'elle croyait qu'il représentait la porte du ciel) et celle de Johnny, derrière le tas de pierrailles. Même Robin, aux moments difficiles, avait son coin de prédilection sous le tablier de sa mère.

— Tu peux t'y rendre tant que tu veux, chérie, fit-elle affectueusement, tu as l'habitude de jouer seule, n'est-il pas vrai? Pourtant tu partageras bien quelquefois les jeux de Philip et Janine? Ils en auront du plaisir.

Ayant obtenu ce que je désirais, je ne répondis rien et me retirai.

— Je n'ai pas fini ma lettre à Mammy, dis-je froidement, et, rejoignant ma table, je déchirai le résultat de mes efforts de l'après-midi et repris un autre feuillet. «Chère Mammy, j'espère que tu es en bonne santé. Je me plais à la campagne et je voudrais rester ici longtemps...»

Je m'arrêtai. Comment serait mon jardin après un «long temps»? Peut-être ressemblerait-il à celui de Mrs. Moody, débordant de pensées, de roses, de lys, que de mes yeux je verrais s'épanouir? Interrompant ma lettre, je me mis à rêver...

Toutefois une semaine entière s'écoula avant que j'y retourne parce que, dès le lendemain, je dus fréquenter l'école, ce qui absorba mes heures et mon attention. Je jugeai les enfants gallois très différents de mes élégants petits amis londoniens, et me confinai en moi-même. Janine-au-bon-cœur fit de son mieux pour veiller sur moi et m'entraîna partout avec elle. Mais Janine, très populaire, était toujours en train de me perdre ou de m'oublier parmi la foule des joyeuses fillettes empressées autour d'elle, et dont elle était incontestablement le centre.

Le temps brumeux se dissipa, et le jeudi il y eut une singulière luminosité bleue dans le ciel. Le vendredi, la neige commença à tomber et, au sortir de l'école, une épaisse couche en recouvrait les monts.

Tous les enfants, fous de joie, se bombardaient de boules de neige. J'en reçus une droit sur la nuque, et n'ayant jamais pratiqué ce jeu, je m'indignai et fus réellement en colère. Janine, rouge de confusion et furieuse, me supplia à mi-voix de me maîtriser. Ricanant, les autres élèves me plantèrent là. «Elle n'est pas sport», dit l'une d'elles, et leur bataille continua, mais personne ne me lança plus de boules. Dès ce moment, je fus mise hors de leurs jeux.

À suivre