Le Jardin de l'arc-en-ciel (suite)

Une vague d'ennui étreint le cœur d'Elaine. Pourtant elle ne partira pas avant d'avoir trouvé le secret de «la joie accomplie». Elle écoutera mieux la prochaine fois.

Qui donnera à manger à Lucy? Une courte dispute entre Janine et Francie s'achève par la calme décision de maman. La paix revient et Elaine se demande ce que cache l'épais brouillard.

Une brume fine et brillante révélait derrière elle le soleil, et j'étais presque impatiente de ce que j'allais voir quand le rideau se déchirerait. Serait-ce encore des étendues sans limites de champs et de haies, ou un paysage étincelant au-dessous d'un ciel bleu? Et voici que, du mystère de cette contrée cachée, s'éleva un chant d'oiseau, mélodieux et sonore.

Je fus tirée de mes rêves par la main de Mrs. Owen sur mon épaule.

— Elaine, ma chère, quand tu auras fait ton lit, veux-tu venir avec moi faire ceux des bébés? Puis les enfants ont envie de sortir et je suppose que cela te dirait d'aller avec eux?

J'eus l'air surprise et pas très enchantée. D'une part, je ne voyais pas pourquoi moi, en tant que visite, je devais faire mon lit; à Londres, c'était l'ouvrage de Mrs. Moody. D'autre part, que ferions-nous dehors par un jour humide et froid comme celui-ci? Toutefois, dans ma courte vie j'avais appris à garder pour moi ce que je pensais, aussi je suivis à l'étage Mrs. Owen et m'appliquai à ma tâche. En comparaison de notre appartement muni d'un chauffage central et de radiateurs électriques, les chambres à coucher étaient glacées. Je frissonnais, la mine renfrognée.

— Par rapport à Londres, la campagne est froide, dit Mrs. Owen, mais tu t'accoutumeras bien vite. Tu as besoin de courir et de prendre du mouvement et alors tu seras rose comme Janine. C'est la saison la plus rigoureuse de l'année, Elaine. Heureusement le printemps est en route. Chaque jour devient plus long et plus clair et nous verrons bientôt pointer les fleurs.

Alors elle se mit à me parler de ma mère à l'école, sujet tout nouveau pour moi. J'écoutais avidement, je riais, et je fus bien désappointée quand un remue-ménage dans le hall indiqua que les enfants étaient prêts.

Johnny se précipita dans l'escalier, ses chaussures grinçant sur les tringles du tapis.

— Mammy, Mammy, j'ai trouvé un lapinet mort et nous allons faire l'enterrement. As-tu un carton à souliers?

— Vraiment? fit Mrs. Owen un peu inquiète, pas mort depuis très longtemps, Janine, ou bien?

— Non, Mammy, assura Janine — il vient de mourir, il est encore chaud.

— Bon! dit Mrs. Owen, s'empressant d'apporter des journaux et un carton démantibulé. Enveloppez-le dans ces papiers et quelques larges feuilles et mettez-le là-dedans. À présent, ne le touchez plus, et toi, Johnny, lave-toi les mains.

— Je ne jouerai pas à l'enterrement, annonça Philip avec dédain. Ça va pour les bébés. Je grimperai aux arbres.

— Oh, non! Philip, intervint Janine, alarmée. Nous avons toujours joué d'abord avec les petits. Ce n'est pas nécessaire que tu sois de la procession. Tu peux aller creuser la tombe et sonner la cloche, et moi, je serai le pasteur. Il nous faut faire quelquefois ce que les petits désirent. Les arbres, ce sera pour après.

Janine, ainsi que je le découvris par la suite, avait la passion des funérailles et ne les aurait manquées en aucun cas, et dès que Philip eut exécuté sa mission, elle s'occupa avec le plus grand sérieux à tout organiser.

— Que chacun récolte des feuilles et du jasmin, ordonna-t-elle, et que la boîte soit joliment garnie!

Elle fut interrompue par Robin qui surgit au milieu de nous, le visage en feu après une lutte avec Blodwen et ses bottes. Il ne savait pas ce qu'étaient des funérailles, mais il était terrifié à l'idée de ne pas y assister.

— Wobin venu pour les funails, chantonna-t-il joyeusement, et Zumbo, Zanny, Zumbo aussi venu pour les funails.

— Parfait, acquiesça gentiment sa sœur, tu pourras conduire la boîte, Robs! Jumbo est un cheval noir à la crinière de plumes, et avec de la ficelle nous attacherons sa queue au carton. Tu mèneras Jumbo à la tête du cortège; moi, je serai le chauffeur du taxi et suivrai avec Francie et Johnny dans la brouette.

— Mais tu es le pasteur, objecta Francie.

— Pas jusqu'à ce que nous soyons arrivés. Oh! voilà Elaine. Je l'oubliais. Tu peux marcher derrière, Elaine, et porter des fleurs.

— Il n'y en a point, répliquai-je, pensant qu'ils étaient tous complètement toqués.

— Cueille un rameau d'if, alors, reprit Janine, me désignant l'arbre près du portail, et partons. Philip va s'énerver.

Le cortège s'ébranla très lentement à cause de Jumbo, bizarre paquet sans forme, rembourré de laine, muni de quatre jambes, d'une trompe et d'une queue dansant dans toutes les directions. Robin le faisait descendre le sentier pas à pas, le carton brimbalant derrière lui. Philip, impatient, dissimulé par la haie de laurier, agitait la sonnette du dîner; à l'arrière, le chauffeur du taxi, impatient lui aussi, se mit à galoper autour du corbillard et renversa dans les choux les deux membres du convoi. Ceci bouleversa Robin-le-cocher; il fallut le réconforter avec une cacahuète extirpée de la poche du fossoyeur avant que l'on puisse procéder à l'enterrement.

Ce que je vis en contournant les laurelles m'étonna: un joli cimetière de bêtes, bien entretenu, avec de petites tombes parsemées de cailloux et surmontées de croix de bois. Sur certaines, un nom gravé au canif et renforcé à l'encre de Chine. Tombes de grives et de lapins, d'un écureuil, d'une souris et de Toutnoir, le chaton. À l'autre bout, un trou fraîchement creusé, capitonné de branches de laurier attendait le pauvre Bunny-le-lapin qui y fut déposé avec soin. Francie répandit sur lui quelques pâquerettes d'hiver, et quand la fosse eut été recouverte, Janine prêcha aux deux participants et à moi-même un sermon sur les lapins. Le fossoyeur s'était éclipsé et le cocher faisait un pâté de terre pour Jumbo.

— Venez maintenant, dit Janine, nous avons des plans à élaborer.

Elle attrapa la brouette, y fit monter Robin et Jumbo, et j'emboîtai le pas. Francie, elle, s'attardait à tresser une chaîne de pâquerettes pour la nouvelle tombe.

Par la fenêtre de la cuisine, des gobelets de cacao et des biscuits au gingembre nous furent distribués. Après quoi, laissant Robin sous la table en compagnie du chat, nous repartîmes avec Cadwaller. Celui-ci n'avait pas été admis aux funérailles parce qu'un jour, alors qu'il accompagnait le cortège, il avait eu le mauvais goût de vouloir manger le lapin qu'on allait enterrer.

Philip nous devançait; il nous fallut courir sur un sentier bordé de grands hêtres aux troncs argentés pour trouver le garçon déjà installé sur un rameau bas, balançant les jambes dans le vide et tailladant l'écorce avec son couteau de poche. Il nous cria de nous dépêcher, déclarant qu'il voulait travailler tout l'après-midi à sa cage à lapins et qu'il n'y avait pas une minute à perdre.

— Francie d'abord, décida-t-il, couché à plat ventre sur son rameau.

Janine souleva l'enfant; Philip la saisit par les mains et la haussa. Une fois à califourchon sur la branche, petite Francie se mit à grimper main après main jusque dans les hauteurs, pareille à un agile écureuil. Johnny en fit autant.

J'étais figée d'horreur, n'ayant jamais de ma vie grimpé à un arbre, et certaine de n'y pas réussir.

— À toi, Elaine, m'appela aimablement Philip, tu y parviendras bien toute seule. Saute, balance tes jambes et accroche-les à la branche.

Je savais que je ne pourrais rien faire de ce genre. On se moquerait de moi et je me blesserais. Je lui tournai le dos.

— Non merci, dis-je par-dessus mon épaule, je n'aime pas grimper aux arbres; c'est enfantin. Je vais à la maison; je veux déballer...

Je ne jetai pas un regard en arrière pour voir l'effet de ma remarque, mais il y eut un grand silence. Puis Philip dit:

— Oh! c'est égal, Jan, elle est trop distinguée pour nous. Saute, je te donnerai un élan.

Je rentrai lentement, mi-aveuglée par les larmes; j'étais trop fière pour les laisser couler. «Ces gamins», pensais-je, «n'auront jamais d'affection pour moi, et moi non plus pour eux et leurs bêtes de jeux». Je m'apitoyai sur mon sort. Combien il en coûte d'apprendre à faire ce qu'on n'aime pas et qui fait peur, je ne l'aurais jamais imaginé.

Je déteste ce pays, je déteste Philip, grommelais-je. J'écrirai à Maman, et lui dirai que je suis très, très malheureuse et que je veux rentrer immédiatement chez nous. Je ne veux pas rester ici où je ne me plais pas. Pourquoi m'y obliger?

J'avais atteint le sommet de la petite pente et je risquai un œil en bas. Les quatre, assis sur une haute branche comme une rangée de joyeux singes, agitaient leurs jambes. Proches les uns des autres, ils parlaient probablement tous en même temps. Qu'ils étaient stupides! Cependant la vue de leur bonne entente amplifia ma détresse, car je me sentais étrangère à leur monde.

Mais mon attention fut attirée ailleurs. Le soleil avait dissipé le brouillard et luisait, triomphant. À travers un léger voile brillant j'aperçus une vaste étendue qui ondulait, et où que se portent les yeux, le soleil, victorieux, dispersait la brume en pompons de fumée contre le bleu du ciel et l'enroulait en écharpes effilochées parmi les arbres. Partout autour de moi le rideau devenait transparent et je vis de hautes collines et des boqueteaux surgir derrière les champs labourés, pendant que, devant moi, la mer s'étalait entre deux promontoires.

Les oiseaux chantaient, eux aussi. Sur un houx proche, un rouge-gorge se gonflait et trillait de joie, sa poitrine aussi rouge que les baies. De toutes parts montaient des gazouillis et les rires de la gent emplumée attendant le printemps. En cet instant je me sentis presque heureuse.

Mais comment l'être quand nul ne se souciait de moi et que je ne pouvais faire ce que je désirais?

Alentour, les champs humides de brouillard devenaient d'argent, l'air bleu miroitait. Pourtant mes yeux étaient trop brouillés de pleurs pour voir la lumière; du houx résonnait, isolée, la chanson du rouge-gorge.

Chapitre 4 - Le pied de l'arc-en-ciel

Jamais je n'oublierai mon premier dimanche à la campagne.

Ceux de la maison étaient toujours un peu lugubres: Mrs. Moody s'affublait d'un majestueux chapeau noir et sortait pour passer une heure dans une horrible bâtisse de briques au bas de la rue; invariablement elle en revenait de mauvaise humeur, secouant la tête et reniflant. Quant à ma mère, fréquemment elle ne quittait pas son lit de la matinée, et s'absentait après le thé. Ce jour m'avait donc souvent paru interminable et désolé.

Ici, en revanche, chacun revêtit ce qu'il avait de mieux, et j'appris avec surprise que nous allions tous à l'église. À onze heures moins un quart, la famille se mit en route et prit un sentier à travers les champs et, bien que le brouillard fût revenu, nous entendions le pépiement des oiseaux. Philip marchait en tête avec son père, ce qui me remplissait d'aise. (N'ayant jamais eu affaire à des garçons, celui-ci me déplaisait.) Janine dansait presque le long du chemin, sautant par-dessus les flaques d'eau et les mottes d'herbe. Johnny et Francie, suspendus aux mains de leur mère, babillaient sans arrêt, n'attendant vraisemblablement aucune réponse. Blodwen était restée au logis, car c'était son tour de garder Robin et Lucy.

Je me tenais un peu en retrait, souhaitant n'avoir pas à aller à l'église, persuadée que ce serait assommant. Je ne voyais pas pourquoi on obligeait des enfants à s'y ennuyer. Mais par-delà la brume, la cloche tintait, insistante; nous eûmes bientôt atteint le porche de bois où les gens s'étaient assemblés pour saluer Mr. Owen; tous le connaissaient et l'aimaient. Nous étions assez tôt et ils s'attardèrent quelques minutes à deviser. J'attendais là, tranquille, quand je vis quelque chose qui me causa un léger choc.

En effet, le vieux cimetière n'était qu'une profusion de perce-neige tapissant les tombes, et en touffes dans l'herbe rase. Je m'approchai pour les voir de plus près, et oubliant mes compagnons, je me baissai pour examiner les boutons transparents dans leur gaine verte et les corolles largement ouvertes. Je n'avais jamais vu une telle pureté, une telle beauté.

Ces fleurs croissaient en touffes particulièrement serrées autour d'une pierre tombale vétuste, inclinée en arrière, portant une inscription abîmée par les ans. J'eus grand peine à la lire. Maintes de ces pierres étaient gravées en langue gaélique — celle-ci pourtant l'était en anglais. Entre les ramifications d'un lierre qui rampait de tous côtés, je tentai de déchiffrer les lettres: «David Davies», épelai-je lentement, «1810-1880. En... «. Mais les mots suivants étaient complètement effacés, et ce n'est qu'avec difficulté que je lus la fin: «... il y a plénitude de joie...»

Je tressaillis. J'avais déjà entendu ces mots avant, à peu près du moins; ils me rappelaient le verset lu par Mr. Owen, mais sonnaient même mieux. «En... (quelque chose)... il y a plénitude de joie.»

Quels pouvaient être les mots manquants? Où une plénitude de joie pouvait-elle se trouver?

Je demeurais là à rêver quand Janine me donna une bourrade amicale dans le dos.

— Viens, Elaine, nous entrons.

Toute la famille se dirigea à la file indienne vers son banc — et Johnny, un bambin extrêmement affable, aimant les politesses, saluait plus qu'il n'était nécessaire et regardait de droite et de gauche. Il aligna soigneusement son mouchoir de poche, son cantique, sa piécette, trois coussins qu'il mit l'un sur l'autre afin d'être sûr de bien voir par-dessus le banc quand se lèverait la congrégation. Après de multiples poussées et coups de coudes, chacun fut installé, et le service commença.

À suivre