Le chien de Pepe

LE CHIEN DE PEPE

Chapitre 1

Pépé croit aux miracles. Il a passé les neuf premières années de sa vie parmi ceux qui y croient aussi. Pour lui, un miracle n'est pas plus surprenant que la pluie annuelle qui tombe en octobre. Il arrive que la pluie d'octobre fasse défaut (et celle du printemps parfois aussi); cela n'implique pas qu'il ne pleuvra plus jamais, mais signifie seulement qu'elle est retardée. Tôt ou tard, il va finir par pleuvoir et chaque nuage, si petit soit-il, en est un rappel prometteur.

Pépé s'est installé dehors à l'une des tables métalliques d'un vert pitoyable. Sa maison a été baptisée « Café Playa * » parce qu'elle est située, en solitaire, juste au bord de la plage. Une haute dune à l'arrière-plan l'abrite.

* Café de la plage.

 A ses pieds s'étend l'océan Atlantique, avec la côte d'Afrique du Nord à plus d'une centaine de kilomètres.

Il a le nez enfoui dans son livre préféré. On est en décembre et, bien que le ciel soit bleu, des rafales de vent s'efforcent de le lui arracher. Elles tournent les pages plus vite que ses mains ne parviennent à les retenir.

Comme il ne s'agit pas d'une histoire suivie, cela importe peu. Les pages lustrées présentent des photos de chiens sur papier glacé. Grand Pépé, le frère aîné de Pépé, qui a vingt ans, le lui a offert l'été dernier pour son anniversaire. C'est le seul et unique livre qu'il possède, sans compter bien sûr ses livres d'école.

A présent, il connaît chaque photo par cœur, bien qu'il y en ait près d'une centaine. S'il avait eu l'occasion d'assister à une exposition canine — chose fort improbable, étant donné que des expositions canines ne sont pas organisées dans cette partie du monde — il aurait su reconnaître chacune des différentes races.

Pépé est fasciné par la grande variété de chiens qui existe. Là où il habite, la plupart des gens ont des bâtards, et la majorité d'entre eux sont petits et gros, avec des yeux saillants et un museau plat et reniflant.

Pépé rêve d'avoir son propre chien depuis qu'il a vu le film «Lassie» à l'école. Il ne veut pas n'importe quel vieux chien. Il en veut un qui puisse ouvrir des portes, sauter à travers des cerceaux de feu, porter des paquets, sauver les gens qui se noient, comprendre tout ce qu'on lui dit et presque parler. Juste comme Lassie.

— Ce n'est pas un chien que tu veux ! s'était exclamé Grand Pépé en riant. Tu veux un rêve !

— La petite chienne de sœur Dolores, la dame chez qui nous nous réunissons, vient juste d'avoir des petits, lui avait dit sa mère. Tu pourrais en avoir un !

— Tu veux dire la dame aux cheveux bleus ? avait demandé Pépé avec précaution.

— Elle n'a pas les cheveux bleus. C'est juste que le coiffeur a un peu trop forcé la couleur.

— C'est bleu, avait insisté Pépé, une lueur espiègle jouant dans ses yeux noirs. Et je ne veux pas un de ses chiots. Ils sont aussi laids que leur mère, avec des pattes arquées.

— Tous les chiens par ici ont les pattes arquées, avait dit son père en riant. Qu'est-ce que tu attends ?

—Un vrai chien comme il faut, avait répondu Pépé avec dignité. Ou rien du tout.

Aussi, au lieu d'un chiot aux pattes écartées, il avait reçu un livre pour son anniversaire. L'ouvrir, c'est comme entrer dans un autre monde. Il l'aime tant qu'il dort même en le serrant dans ses bras.

Chacun est satisfait de voir combien il en est enchanté, et Pépé devient ce que son père appelle « un connaisseur ».

—Qu'est-ce que c'est ? avait-il demandé.

—Quelqu'un qui a goûté le meilleur et n'est satisfait par rien de moindre.

— Est-ce que c'est bien ou mal ? s'était enquis Pépé qui ne savait pas bien si on se moquait de lui.

On le taquine souvent.

— Je ne sais pas, avait admis son père. Tout dépend de ce que tu veux.

Après avoir regardé le livre des douzaines de fois, Pépé sait exactement quel chien il veut: un setter irlandais. Le glaçage de cette photo en particulier devient de plus en plus mince, tant le bout de ses doigts en a caressé chaque partie.

Il connaît chaque vague du riche pelage rouge. Il a embrassé la truffe noire une centaine de fois. Il peut presque sentir la douceur des longues oreilles pendantes. Il ne peut exprimer par des mots ce qu'il ressent lorsqu'il regarde ce noble chien à la couleur flamboyante. Mais il sait une chose : s'il ne peut pas avoir un setter irlandais, il n'y a pas un seul autre chien au monde qu'il aimerait avoir.

Une fois que Pépé avait été absolument convaincu de ce fait, il savait ce qu'il lui restait à faire. Il fallait qu'il en parle au Seigneur Jésus, bien qu'il suppose que Jésus devait déjà le savoir, puisqu'Il connaît toutes choses. Il sait s'il est heureux ou triste ; Il sait lorsqu'il se met en colère à cause de quelque chose ; Il sait ce qu'il désire.

Ses parents et son moniteur d'école du dimanche lui ont dit que le Seigneur Jésus ne donne pas toujours ce que nous voulons. il nous donne ce dont nous avons besoin, ce qui n'est pas toujours la même chose. Aussi, Pépé a-t-il premièrement hésité avant de demander un setter irlandais au Seigneur Jésus. En avait-il vraiment besoin ?

Bien vite, il a décidé que oui. Il a besoin d'un ami, juste comme le garçon dans le filin «Lassie». Il n'a pas d'ami de son âge. Il n'a pas le droit de jouer avec le seul garçon dans sa classe qui voulait être copain avec lui, parce qu'il n'est pas chrétien. La plupart des garçons sont hostiles envers lui parce qu'il est à moitié bohémien. A part les jumeaux Victor et David, les enfants du groupe de croyants sont tous plus âgés ou plus jeunes que lui. Les jumeaux ne veulent pas vraiment être ses amis et, par derrière, lorsque personne n'y prête attention, ce sont de vrais tyrans. S'il pouvait avoir un chien cela ne lui ferait rien de ne pas avoir d'ami spécial.

Ses parents étaient prêts à lui en offrir un pour son anniversaire et sans doute ce ne serait pas difficile d'en obtenir un pour les « Rois* ». Pépé n'a jamais vu un vrai setter irlandais. Il n'y en a pas un seul en ville. Ce n'est même pas un chien espagnol, comme la plupart dans son livre. Y a-t-il un setter irlandais en Espagne ? Ou devra-t-il aller jusqu'en Irlande ou même encore plus loin pour en trouver un ?

Au moment précis où le doute commence à assombrir ses espoirs, Pépé sait dans son cœur qu'il faudra un miracle.

Aussi a-t-il prié un jour, debout au bord de la mer, en regardant l'écume venir toucher la pointe de ses chaussures, sans aller plus loin. Il s'est demandé pourquoi la mer s'arrête toujours là où elle le fait, pourquoi elle ne se précipite pas sur tout en inondant le monde entier. Il s'est alors souvenu que Dieu a créé la mer et lui a tracé ses limites. Son père lui a raconté cela lors d'une nuit de tempête. Il avait eu peur que leur petite maison sur la plage ne soit emportée. Ils avaient prié ensemble pour que les vagues obéissent à la voix du Seigneur et restent là où elles sont censées rester — et elles n'étaient pas allées plus loin. Tout de même, cela avait été une nuit effroyable.

— Seigneur Jésus, a-t-il dit en regardant le va-et-vient de l'océan, s'il te plaît, aide Papa pour qu'il puisse me trouver un setter irlandais comme celui de mon livre. J'en ai vraiment besoin. Amen.

Puis il a ajouté « merci », parce qu'il sait que tôt ou tard, ce chien lui appartiendra. Il ne s'inquiète pas de savoir comment. Jésus prendra soin de ce côté des choses. Mais à partir de ce jour-là, il est convaincu dans son cœur.

Ce jour venteux de décembre, il se souvient de sa prière, tandis qu'il n'a pour autre compagnon de jeu que le vent et le chien de ses rêves. Il aime prétendre qu'il est déjà là, lui tenant compagnie. Mais son imagination ne le porte pas bien loin parce qu'il n'a jamais eu de chien. Que font-ils lorsqu'ils ne sont pas en train de secourir des gens ou de sauter à travers des flammes ?

A ce moment, leur unique cliente de la saison hivernale fait son apparition. Elle s'assied à une table aussi loin de Pépé que possible et fait un signe de tête en réponse à sa prompte salutation: «hello!» en anglais. Puis elle porte son regard vers la mer qui fouette et bourre de coups le rivage, prise, ce jour-là, par la même rage que le vent.

Pépé n'est pas surpris de la voir. Chaque jour elle passe devant sa maison en faisant sa promenade matinale et, sur le chemin du retour, elle s'arrête pour prendre une tisane à la menthe bouillante. — On peut régler son heure d'après elle, s'était exclamé son père avec admiration. C'est une grande dame, avait-il ajouté plein de respect, bien qu'il n'ait pas expliqué comment il pouvait le déduire.

Il aime la servir. Il exerce son anglais avec elle et Pépé est fier de savoir que son père est intelligent. Pépé apprend l'anglais à l'école mais il n'a jamais essayé de lui dire autre chose que «hello!». Aujourd'hui, il décide de lui montrer son livre de chiens et d'exercer son anglais par la même occasion.

— You want look ? demande- t-il plein d'assurance, en tirant une chaise à côté d'elle et en plaçant le livre sur la table avec importance. Cela ne l'intimide même pas qu'elle ne réponde pas : tout le monde sait que les Anglais aiment les chiens. Fièrement, Pépé tourne les pages, lui montrant les photos tout en la regardant avec un sourire optimiste pour voir sa réaction. Il connaît les limites de son anglais. D'ailleurs les images parlent d'elles-mêmes.

A suivre

 

* En Espagne, les enfants reçoivent leurs cadeaux le 6 janvier de la part des «Rois» et non pas du Père Noël. Ce jour est appelé «Reyes» (Rois).